(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Les Saints Évangiles, traduction par Le Maistre de Saci. Paris, Imprimerie Impériale, 1862 »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Les Saints Évangiles, traduction par Le Maistre de Saci. Paris, Imprimerie Impériale, 1862 »

Les Saints Évangiles,
traduction par Le Maistre de Saci.
Paris, Imprimerie Impériale, 186241

Ce beau volume, chef-d’œuvre de typographie, qui s’offre à nous encadré, illustré d’ornements en tête et à la fin des chapitres, parsemé d’images sur bois figurant les Évangélistes ou les scènes des Évangiles, a cela de remarquable qu’il a été composé et imprimé en très peu de temps ; on avait dit qu’on n’irait pas à l’Exposition de Londres, que l’Imprimerie Impériale n’y serait pas représentée cette fois. Un changement survenu dans la direction était la raison plausible et l’excuse. Le directeur actuel, M. Anselme Petetin, trouva en arrivant ce projet d’abstention à peu près arrêté. Il ne put y consentir ; il recourut au prince Napoléon, notre président et patron naturel pour l’Exposition de Londres, qui fit revenir sur la décision première. Pour lui, il répondait, par un coup de collier valeureux, de réparer les mois perdus et de faire acte de présence à Londres en y paraissant, et non des derniers, avec une production digne de l’établissement unique en Europe, à la tête duquel la confiance de l’Empereur venait de le placer. On se mit donc à l’œuvre avec émulation et zèle ; l’honneur de l’Imprimerie Impériale était en jeu ; chacun le sentait ; chacun, dans cette sphère laborieuse où le ressort est intact comme dans une armée, fit son devoir à l’envi, depuis le chef des travaux typographiques jusqu’au dernier pressier, et l’on arriva à temps sans que l’œuvre produite accusât en rien la précipitation et sans qu’elle éveillât chez les connaisseurs en telle matière d’autre sentiment que celui d’une approbation sans réserve pour une exécution si parfaite.

M. Anselme Petetin avait trouvé dans l’Imprimerie Impériale un corps d’élite qui sait ce que c’est que le dévouement, qui l’a montré notamment à de certains jours, et qui est accoutumé aussi à rencontrer chez ses directeurs des chefs faits pour l’apprécier et pour le conduire. Je me rappelle encore, et bien d’autres avec moi, cette administration si féconde, si utile et si paternelle de M. Lebrun pendant près de dix-huit ans. M. Petetin est un digne héritier des mêmes traditions ; homme de bien et homme de cœur, défenseur ancien et courageux de la démocratie durant des années bien difficiles, il n’oublie jamais que la tâche essentielle aujourd’hui est de l’organiser et qu’on n’y parvient en effet que par l’alliance de la cordialité et de la justice.

La vue de ce beau livre m’a tenté, et je me suis mis à relire, — oui, à relire d’un bout à l’autre, non pas les quatre Évangiles, je mentirais, mais le premier des Évangiles, celui qui est dit selon saint Matthieu ; et les idées qu’a fait naître en moi cette lecture sont telles, que je crois pouvoir les communiquer à mes lecteurs sans inconvénient ni scandale pour aucun.

Le premier des Évangiles est aussi le plus naïf, le plus naturel, si l’on peut dire, celui qui nous rend le plus abondamment les discours de Jésus, comme le pouvait faire un témoin qui les avait entendus, qui les avait recueillis à la source, et qui s’est attaché à en conserver le caractère populaire, innocent et bienfaisant. Sans entrer ici (ce qui me conviendrait moins qu’à personne) dans aucune des questions controversées entre les savants et les théologiens des diverses communions et en me gardant pour vingt raisons excellentes d’aller m’y heurter, il est bien clair à mes yeux, comme aux yeux de tout le monde, que puisqu’il y a quatre Évangiles canoniques et non pas un seul, il y a des différences, au moins apparentes, entre ces Évangiles également reçus, et il a été de tout temps réputé utile de s’en rendre compte pour se former une idée plus exacte, plus suivie et mieux ordonnée, de la vie et de la prédication de Jésus. Repousser tout examen, toute comparaison entre ces témoins ou ces narrateurs, reconnus sincères et authentiques, n’a jamais été la voie la plus sûre pour arriver au respect et à la vénération la mieux conçue en ce qui regarde la mission et les paroles du maître. Ce serait moins que jamais aujourd’hui le moyen de se débarrasser des difficultés, puisqu’elles ont surgi et qu’elles ont éclaté ; de toutes parts puisque des attaques, des négations philosophiques radicales ont eu lieu, telles que celle de Strauss en première ligne ; la meilleure manière pour se retracer l’image de la personne réelle et vivante de celui dont la venue a changé le monde est d’en revenir avec bonne foi et réflexion aux récits originaux qui nous ont conservé la suite de ses actes et de ses paroles.

Ce qui me frappe dans l’Évangile selon saint Matthieu, et qui, s’il n’est pas l’original même de cet apôtre, est traduit de l’hébreu et rédigé en grande partie d’après lui, c’est moins le récit des actions, l’encadrement des circonstances, que les discours, les dires et sentences de Jésus qu’on saisit ici dans tout leur jet primitif et toute leur fraîcheur. Le premier et le plus célèbre de ces discours, qui se rencontre également chez saint Luc, mais moins développé chez celui-ci et comme morcelé, est le Sermon sur la montagne. On peut dire que le jour où un tel discours fut proféré du haut d’une colline de la Galilée, il s’était produit et révélé quelque chose de nouveau et d’imprévu dans l’enseignement moral de l’homme. Moïse, redescendant des hauteurs du Sinaï, avait, en promulguant le Décalogue, établi le dogme de l’unité du Dieu vivant et réglé les prescriptions sévères qui s’y rattachent ; il avait déclaré et imposé « les premiers principes du culte de Dieu et de la société humaine ». Mais du jour où, dans une province de Judée éloignée de Jérusalem, sur une colline verdoyante, non loin de la mer de Galilée, au milieu d’une population de pauvres, de pêcheurs, de femmes et d’enfants, le Nazaréen, âgé de trente ans environ, simple particulier, sans autorité visible, nullement conducteur de nation, ne puisant qu’en lui-même le sentiment de la mission divine dont il se faisait l’organe inspiré comme un fils l’est par son père, se mit à parler en cette sorte, de cette manière pleine à la fois de douceur et de force, de tendresse et de hardiesse, « d’innocence et de vaillance », un nouvel âge moral commençait. Que disait-il donc, dans son enseignement populaire, de si pénétrant et de si nouveau ?

« Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des Cieux est à eux !

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre !

« Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés !

« Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu’ils seront rassasiés !

« Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde !

« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu !

« Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu !

« Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des Cieux est à eux ! etc. »

Sans doute il y a bien des obscurités mêlées aux douces lumières qui sortent de ces paroles. Qu’est-ce que ces pauvres d’esprit ? Sont-ce simplement des pauvres dans le sens propre, de vrais pauvres de biens, comme le dit saint Luc ? sont-ce des pauvres en idée et qui se sont dépouillés mentalement, qui sont détachés en esprit des biens qu’ils possèdent ? sont-ce même des simples d’esprit, comme on l’entend quelquefois par abus ? Peu m’importe. Les Évangélistes, pas plus que le grand apôtre saint Paul, ne sont le moins du monde des écrivains parfaits, précis, observant la liaison des idées et soucieux de ce qu’on peut appeler la clarté littéraire ; prenons-les tels quels, comme Jésus les a pris ; je ne m’attache qu’au souffle général dans ces paroles plus ou moins complètement recueillies : qui pourrait, en les lisant, ne pas le sentir circuler à travers ? Avait-on auparavant ouï dans le monde de tels accents, un tel amour de la pauvreté, du dénuement, une telle faim et soif de la justice, une telle avidité de souffrir pour elle, d’être maudit des hommes à cause d’elle, une telle confiance intrépide en la récompense céleste, un tel pardon de l’offense, et non pas simplement un pardon, mais un mouvement plus vif de charité pour ceux qui vous ont fait du mal, qui vous persécutent et vous calomnient, une telle forme de prière et d’oraison familière adressée au Père qui est dans les Cieux ? Y avait-il auparavant rien de pareil à cela, d’aussi rassurant et d’aussi consolateur, dans l’enseignement et les préceptes des sages ? N’était-ce pas là véritablement une révélation au sein de la morale humaine, et si l’on y joint ce qui ne saurait se séparer, l’ensemble d’une telle vie passée à bien faire et de cette prédication de trois années environ, couronnée par le supplice, n’est-il pas exact de dire que ç’a été un « nouvel idéal d’une âme parfaitement héroïque » qui, sous cette première forme à demi juive encore et galiléenne, a été proposé à tous les hommes à venir ?

Que vient-on nous parler de mythe, de réalisation plus ou moins instinctive ou philosophique de la conscience humaine se réfléchissant dans un être qui n’aurait fourni que le prétexte et qui aurait à peine existé ? Quoi ! ne sentez-vous pas la réalité, la personnalité vivante, vibrante, saignante et compatissante qui, indépendamment de ce que la croyance et l’enthousiasme ont pu y mêler en surplus, existe et palpite sous de telles paroles ? Quelle démonstration plus sensible de la beauté et de la vérité du personnage tout historique de Jésus que ce premier Sermon sur la montagne !

Je sais bien qu’on a plus d’une fois discuté et contesté l’originalité entière de cette morale chrétienne, telle qu’elle apparaît à la réflexion et que je l’exprime en ce moment ; on a prétendu qu’il n’y avait pas une si grande distance entre elle et les maximes des plus sages de l’Antiquité, et, pour ne parler que des plus en vue dans notre Occident, de Socrate, de Platon, de Cicéron, de Sénèque, et plus tard de Marc-Aurèle. On a recueilli des passages de textes où est recommandée cette « charité envers le genre humain » ; et c’est pour de semblables pensées sans doute qu’Érasme penchait fort à croire l’âme de Cicéron sauvée et à la mettre avec les bienheureux dans le Ciel. Sénèque, à son tour, et sans avoir connu saint Paul, appelait l’homme une chose sacrée à l’homme, homo sacra res homini  : « Ayez donc toujours dans le cœur et dans la bouche, disait-il, ce vers de Térence : Je suis homme et rien de ce qui touche l’homme ne m’est indifférent. » Quelques écrivains, de nos jours, et particulièrement les écrivains dits néo-catholiques, dans leurs peintures de l’Empire romain, se sont livrés à des exagérations, non pas sur la corruption romaine, qui était extrême, en effet, sous les Empereurs, mais sur l’absence de qualités et de vertus civiles qui réellement y brillaient encore. Pline le Jeune peut pourtant nous en donner une favorable idée, et aussi le philosophe Favorinus chez Aulu-Gelle, et cet autre philosophe Nigrinus, de qui Lucien a parlé avec tant d’affection et d’enthousiasme, et cet Hérode Atticus qui unissait à la fois tant de doctrine, d’éloquence suave et d’humanité. C’est lui qui, accosté, au milieu d’un groupe d’amis, par un philosophe soi-disant stoïcien ou cynique qui lui demandait arrogamment, au nom de sa barbe et de son manteau, de lui donner de quoi acheter du pain, répondait : « Qu’il soit ce qu’il veut, donnons-lui pourtant quelque chose, si ce n’est comme à un homme, du moins comme étant homme nous-mêmes… tanquam homines, non tanquam homini. » C’est là une charmante application encore du sentiment et du mot de Térence. On reprochait à Aristote d’avoir secouru un homme qui ne le méritait pas : « Ce n’est pas l’homme que j’ai secouru, répondit-il, c’est l’humanité souffrante. »

L’imagination de Platon avait fait plus et semblait s’être portée spontanément au-devant du christianisme : on le voit, dans un de ses dialogues, se plaire à figurer en face du parfait hypocrite, honoré et triomphant, le modèle de l’homme juste, simple, généreux, qui veut être bon et non le paraître :

« Dépouillons-le de tout, excepté de la justice, disait un des personnages du dialogue, et rendons le contraste parfait entre cet homme et l’autre : sans être jamais coupable, qu’il passe pour le plus scélérat des hommes ; que son attachement à la justice soit mis à l’épreuve de l’infamie et de ses plus cruelles conséquences et que jusqu’à la mort il marche d’un pas ferme, toujours vertueux, et paraissant toujours criminel… Le juste, tel que je l’ai représenté, sera fouetté, mis à la torture, chargé de fers ; on lui brûlera les yeux à la fin, après avoir souffert tous les maux, il sera mis en croix… »

C’est une vraie curiosité que ce passage de Platon, et même, à le replacer en son lieu et à n’y chercher que ce qui y est, c’est-à-dire une supposition à l’appui d’un raisonnement, sans onction d’ailleurs et sans rien d’ému ni de particulièrement éloquent, ce n’est qu’une curiosité. Bossuet, qui tire tout à lui, a voulu y voir, de la part du plus sage des philosophes, une espèce de pressentiment divin, une manière de prédiction sans le savoir.

Mais tout cela, exemples ou préceptes, tout ce qui, chez les Anciens, fait de la très belle morale sociale et philosophique n’est pas le christianisme même vu à sa source, et dans son esprit et dans sa racine. Autre chose, d’ailleurs, sont les doctrines auxquelles on n’arrive et l’on n’atteint à grand effort et à grand’peine que par quelques intelligences d’élite, et celles d’où l’on part et où l’on plonge habituellement par le milieu même et le fond d’une société tout entière. Mais il y a mieux, et les doctrines, malgré des ressemblances et des rencontres de pensées, ne sont pas du tout les mêmes. Ce qui caractérise le Discours de la montagne et les autres paroles et paraboles de Jésus, ce n’est pas cette charité qui se rapporte uniquement à l’équité et à la stricte justice et à laquelle on arrive avec un cœur sain et un esprit droit, c’est quelque chose d’inconnu à la chair et au sang et à la seule raison, c’est une sorte d’ivresse innocente et pure, échappant à la règle et supérieure à la loi, saintement imprévoyante, étrangère à tout calcul, à toute prévision positive, confiante sans réserve en Celui qui voit et qui sait tout, et comptant, pour récompense dernière, sur l’avènement de ce royaume de Dieu dont les promesses ne sauraient manquer :

« Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire : mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre.

« Si quelqu’un veut plaider contre vous pour prendre votre robe, quittez-lui encore votre manteau.

« Et si quelqu’un vous veut contraindre de faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille autres.

« Donnez à celui qui vous demande et ne rejetez point celui qui veut emprunter de vous…

« Nul ne peut servir deux maîtres ; car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il se soumettra à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses.

« C’est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger pour le soutien de votre vie, ni d’où vous aurez des vêtements, pour couvrir votre corps…

« Considérez les oiseaux du ciel : ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n’amassent rien dans des greniers ; mais votre Père céleste les nourrit : n’êtes-vous pas beaucoup plus qu’eux ?…

« Pourquoi aussi vous inquiétez-vous pour le vêtement ? considérez comment croissent les lis des champs… etc. »

Nous savons tous dès l’enfance ces belles paroles, nous sommes nourris de ces innocentes et virginales images ; l’idée pourtant qui y est exprimée ou plutôt touchée si légèrement, le conseil qui y est donné d’un air si aisé et d’un si engageant appel, n’est pas seulement un renchérissement sur la nature, c’est plutôt un renversement de cette nature humaine tout égoïste et du sens commun ordinaire, en vue d’une idéale et surnaturelle perfection. Voilà ce qui n’est dans aucun des anciens sages et moralistes, ni chez Hésiode, ni dans les gnomiques de la Grèce, pas plus que dans Confucius ; ce qui n’est ni dans Cicéron, ni dans Aristote, ni même dans Socrate, pas plus que dans le moderne Franklin. Le principe d’inspiration est différent, si même il n’est contraire ; les chemins peuvent se rencontrer un moment, mais ils se coupent. Et c’est cet idéal délicat de dévouement, de purification morale, d’abandon et de sacrifice continuel de soi, respirant dans les paroles et se vérifiant dans la personne et la vie du Christ, qui fait l’entière nouveauté comme la sublimité du christianisme pris à sa source.

Un homme estimable et savant, qui a récemment travaillé sur les Évangiles, et qui n’a porté dans cet examen, quoi qu’on en ait dit, aucune idée maligne de négation, aucune arrière-pensée de destruction, qui les a étudiés de bonne foi, d’une manière que je n’ai pas qualité pour juger, mais certainement avec « une science amoureuse de la vérité », a qualifié heureusement en ces termes la mission et le caractère de Jésus, de la personne unique en qui s’est accomplie la conciliation la plus harmonieuse de l’humanité avec Dieu :

« Celui qui a dit : Soyez parfaits comme Dieu, et qui l’a dit non pas comme le résultat abstrait d’une recherche métaphysique, mais comme l’expression pure et simple de son état intérieur, comme la leçon que donnent le soleil et la pluie : celui qui a parlé de la sainteté supérieure qu’il exigeait des siens comme d’un “fardeau doux et léger” ; celui qui, révélant à nos yeux une pureté sans tache, a dit que “par elle on voyait Dieu…”, celui qui, enfin, renonçant à la perspective du trône du monde, a senti qu’il y avait plus de bonheur à souffrir en faisant la volonté de Dieu qu’à jouir en s’en séparant… celui-là, c’est Jésus de Nazareth. »

Lui seul, et pas un autre au monde42 ! — Et en effet, pour quiconque, même sans trop de science, le considère et le contemple en lui-même et dans ce qui sort immédiatement et directement de lui, le Christ est et demeure celui en qui et à l’occasion duquel s’est offerte aux yeux des hommes la manifestation la plus parfaite du sentiment, divin uni à la pitié et à la componction humaine. Pureté, désintéressement ; douceur, esprit de justice, esprit de paix, et de miséricorde ; guerre, aux hypocrites et aux menteurs, aux Pharisiens de tout bord et de toute robe ; besoin de s’immoler pour tous ceux qui souffrent, de racheter et de sauver tous ceux qui croient, en la promesse ; dites : ne le voilà-t-il pas encore une fois défini ?

Et pour revenir à notre objet d’aujourd’hui, à la lecture d’un des Évangiles, je rappellerai l’excellente remarque de Pascal jugeant des paroles et discours de Jésus : « Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées ; et si nettement néanmoins, qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable. » Les obscurités, en effet, qu’on y peut relever ne sont que dans le détail. Ceux qui ont transmis les paroles du maître, à commencer par saint Matthieu le publicain, l’apôtre de la onzième heure, n’étaient pas des écrivains de profession ; il convenait même au rôle qu’ils remplissaient qu’ils ne le fussent pas, qu’ils n’eussent rien de la rhétorique ni de l’art des Grecs. « Placeo mihi in infirmitatibus meis, disait saint Paul ; ma faiblesse même me sied ; et me va, et je m’y complais ; elle fait ma force. » L’auréole spirituelle du maître incomparable éclate mieux dans la faiblesse et la médiocrité de ceux (excepté saint Jean) à travers lesquels on parvient et l’on remonte jusqu’à lui. Il est évident qu’ils n’ont pu ajouter un rayon, de leur chef, à cette beauté toute morale ; toute née du dedans. Des gens de talent proprement dits eussent été de dangereux témoins, des rapporteurs suspects et d’une fidélité équivoque. Qu’on imagine un Tertullien évangéliste, avec ses antithèses et ses cliquetis de mots ou d’images ; est-ce possible ?

Il me semble que sur ce terrain on est d’accord avec tous ; et après avoir dit ce qui est hors de contestation, on me permettra de citer ici un portrait de Jésus qui, tout apocryphe qu’il est, doit être ancien et qui résume du moins l’idée que la tradition avait transmise de cette vénérable figure. C’est une sorte de signalement qu’est censé envoyer au Sénat romain un Lentulus, gouverneur de la Judée, dans le temps où les prédications de Jésus commençaient à faire du bruit :

« On voit à présent en Judée un homme d’une vertu singulière qu’on appelle Jésus-Christ. Les Juifs croient que c’est un prophète, mais ses sectateurs l’adorent comme étant descendu des dieux immortels. Il ressuscite les morts et guérit toutes sortes de maladies par la parole ou par l’attouchement. Sa taille est grande et bien formée, son air est doux et vénérable, ses cheveux sont d’une couleur qu’on ne saurait guère comparer : ils tombent par boucles jusqu’au-dessous des oreilles, d’où ils se répandent sur ses épaules avec beaucoup de grâce, et sont partagés sur le sommet de la tête à la manière des Nazaréens. Il a le front uni et large, et ses joues ne sont marquées que d’une aimable rougeur : son nez et sa bouche sont formés avec une admirable symétrie. Sa barbe est épaisse et d’une couleur qui répond à celle de ses cheveux ; elle descend un pouce au-dessous du menton et, se divisant par le milieu, fait à peu près la figure d’une fourche : ses yeux sont brillants, clairs et sereins. Il censure avec majesté, exhorte avec douceur. Soit qu’il parle ou qu’il agisse, il le fait avec élégance et avec gravité : jamais on ne l’a vu rire, mais on l’a vu pleurer souvent (Nemo vel semel ridentem vidit, sed flentem imo). Il est fort tempéré, fort modeste et fort sage. Enfin c’est un homme qui, par son excellente beauté et ses divines perfections, surpasse les enfants des hommes. »

Ce Lentulus, quel qu’il soit, parle déjà comme Jean-Jacques en son Vicaire savoyard. — Et maintenant, comment cette parole du Christ, cette manne première qui tombait et pleuvait sur les cœurs simples, au penchant des collines ou le long des blés, et que le Juste avait en mourant arrosée de son sang, comment, bientôt armée et revêtue de la doctrine et de la théorie de saint Paul, est-elle sortie de la Galilée et de la Judée pour s’approprier aux Gentils et pour leur être inoculée par lui ? Comment ce qui était particulier et en vue surtout d’auditeurs galiléens à l’origine est-il devenu général et universel ? Comment ce royaume de Dieu que beaucoup des premiers disciples interprétaient au sens étroit, au sens judaïque, et comme devant se réaliser prochainement sur la terre, a-t-il reculé peu à peu et à l’infini, et est-il devenu simplement le royaume des Cieux, le royaume invisible et d’en haut ? Comment la semence, jetée d’abord au vent et portée sur les rivages d’Asie et de Grèce, s’est-elle répandue de proche en proche et a-t-elle germé dans ce vaste champ qui était le monde ? Comment a-t-elle couvé sous terre et s’est-elle multipliée dans l’ombre des Catacombes, durant les premiers siècles ? Par quelle prédisposition favorable les classes inférieures et misérables du monde romain ont-elles pris si avidement à cette religion des pauvres et des souffrants ? Puis, quand la doctrine fut sortie de dessous terre et eut levé en mille endroits à la fois, comment devint-elle en peu d’années un ferment et une matière politique, un danger ou une ressource, une force avec laquelle il fallut compter et qui, non sans se modifier elle-même quelque peu dans le sens social, s’imposa enfin aux Empereurs eux-mêmes ?

C’est à l’histoire à raconter ce développement, à le constater partout où cela est possible, à le deviner et à le conjecturer avec sagacité et prudence là où les témoignages directs manquent et sont interrompus. Une telle histoire, si elle est jamais possible pour les premiers siècles, est encore à l’état d’étude critique et de préparation. Le travail secret et souterrain échappe en partie. Mais les résultats de cette formation et de cette élaboration lente, graduelle, incessante, et qui se marquait à chaque siècle comme par des renflements et des étages successifs, sont connus et ne sauraient assez se méditer. L’arbre du christianisme et particulièrement de la Catholicité, planté au centre sur l’une des collines de Rome, et qui semblait hériter dès lors d’une première éternité, s’accrut entre tous, s’étendit dans tous les sens et domina : les ouragans même, les bouleversements politiques qui semblaient devoir l’ébranler et le renverser, le fortifièrent, et la barbarie le consolida. L’arbre immense, privilégié, possesseur désormais d’un sol et d’une terre ;à lui, ne cessait de gagner à l’Occident et protégeait ou menaçait tout de son ombre. Il pénétrait, durant ces siècles du moyen âge, l’édifice de la société entière dans ses assises et ses fondements comme dans toutes ses fentes et ses interstices, ne faisant qu’un par bien des endroits avec elle, appuyant à la fois et appuyé. Bien longtemps, et quand l’âge de sa prédominance la plus ferme et la plus altière n’était déjà plus, les luttes elles-mêmes et les déchirements partiels n’entamèrent en rien sa végétation luxueuse et sa majesté. Ce ne fut qu’au commencement du xvie  siècle qu’un vent violent du Nord, sortant tout à coup de Wittemberg, l’endommagea pour la première fois irréparablement et brisa avec fracas plus d’une de ses principales ramures. Mais encore les racines vives et chrétiennes, mises à nu, continuaient de reverdir du côté même où les branchages superbes avaient été retranchés. Qu’est-ce à dire aujourd’hui que le cours des saisons et des âges a de plus en plus marché, que le sourd travail des ans et le ralentissement de la sève ont fait de l’arbre un tronc antique, noueux, moussu, à demi creusé et ne se soutenant plus en quelques-unes de ses parties qu’à l’aide de supports ? Ah ! sans doute, il est à bien des égards vénérable, et il porte en soi bien des choses, humaines ou divines, qui ne se sauraient assez ménager. Les oiseaux de l’air, depuis si longtemps, y ont fait leurs nids ; les abeilles y ont déposé leur miel, quoiqu’il s’y mêle aussi des frelons ; bien des couloirs et des cellules pacifiques ont été pratiqués entre les racines, quoique aussi des renards y aient établi leurs terriers. Il y a, en un mot, tout un monde enchevêtré dans les bras et les pieds du vieux chêne. Quelles sont les branches mortes, quelles sont celles qui ne demandent qu’à être délivrées et à vivre ? Qui fera le partage du bois vert et du bois sec ? de ce qui est caduc et de ce qui reverdira ? Le moment paraît venu, toutefois, où la séparation du mort et du vif ne tardera pas à se faire, et si ce n’est l’homme (assez de craquements nous l’indiquent), les seuls vents du ciel le feront.

Mais le christianisme en soi, dans son essence, dans sa valeur morale intrinsèque, ne dépend pas de formes plus ou moins historiques ou politiques, qui se sont souvent modifiées et qui peuvent se modifier encore ; et sans sortir des Évangiles mêmes, en les relisant, en reportant surtout sa pensée, comme je l’ai fait aujourd’hui, sur les discours de Jésus, sur cet incomparable Sermon de la montagne, le premier et le plus beau de tous, on est amené à dire avec un des amis de Pascal : « Quand il n’y aurait point de prophéties pour Jésus-Christ, et qu’il serait sans miracles, il y a quelque chose de si divin dans sa doctrine et dans sa vie, qu’il en faut au moins être charmé ; et que comme il n’y a ni véritable vertu, ni droiture de cœur sans l’amour de Jésus-Christ, il n’y a non plus ni hauteur d’intelligence, ni délicatesse de sentiment sans l’admiration de Jésus-Christ. »

Cette conclusion, dont se contentaient d’honnêtes gens au xviie  siècle, paraîtra peut-être encore suffisante aujourd’hui.

P.-S. — Je m’aperçois que j’ai très peu parlé du livre même qui a été l’occasion et le point de départ de cette digression sur l’Évangile. Une question s’est posée dans la presse au sujet des images et dessins qui accompagnent le texte. M. Darenbert, qui a donné ses soins à la correction de ce texte même, a paru regretter que pour les dessins, au lieu de s’adresser à des artistes, et quelques-uns très distingués, qui ont traduit l’auteur sacré dans des formes plus ou moins modernes, on ne se soit pas reporté aux anciennes peintures qui se voient encore dans les Catacombes. Il y a bien à répondre à cela. À vrai dire, toute ornementation un peu élégante jure avec le style primitif des Évangiles. Il n’y a pas d’art exactement contemporain de cette prédication simple et qui en soit l’expression fidèle. Raphaël, le plus admirable des peintres chrétiens, est, à certains égards, le plus éloigné du ton primitif. Quel rapport y a-t-il, je vous le demande, entre la parole de Jésus et l’art romain sous Léon X ? Remonter, comme quelques-uns l’ont voulu, pour les types et figures des personnages sacrés, aux peintres antérieurs à Raphaël, c’est à peine se rapprocher des temps évangéliques ; c’est retomber, moins par simplicité que par système, dans les tâtonnements, les roideurs et les gaucheries du pinceau. Quant à revenir aux Catacombes, ce serait prendre un grand parti et certainement se rapprocher de Jésus ; mais l’idée d’un tel art est encore à l’état archéologique, et l’Imprimerie Impériale, dont l’objet essentiel est la typographie, et pour qui l’ornementation n’est que l’accessoire, ne pouvait ni ne devait, quand elle en aurait eu le temps, hasarder une telle nouveauté. On ne revient pas à la naïveté comme on le veut ; même quand on se borne à la calquer le plus exactement possible, on a l’air de la singer. Et puis nous avons trop vu Raphaël, cette seconde nature, nous en sommes trop pleins pour pouvoir désormais l’oublier. L’Imprimerie Impériale a donc fait ce qui était le plus naturel et le plus indiqué ; elle s’est adressée aux artistes de nos jours que leur talent désignait pour un tel travail. L’un d’eux, le premier en réputation, M. Henri Lehmann, chargé des portraits des quatre Évangélistes, a paru médiocrement satisfait, après coup, des résultats de son crayon, du moins pour trois des figures. Il ne désirait qu’y apporter quelques retouches encore, mais il l’exigeait absolument pour faire mieux, à son gré, et tout à fait bien. Le public, nous le croyons, sera moins difficile que M. Lehmann. À qui regarde successivement ces quatre portraits d’Évangélistes, il n’y paraît pas à l’œil de si grandes différences. Il est beau, d’ailleurs, d’être un de ces artistes délicats dont on peut dire :

Et toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde et ne saurait se plaire.

Le vrai chrétien a ses scrupules et ses repentirs, le véritable artiste également. — L’Imprimerie Impériale, qui, dans cette affaire, est allée par le grand chemin, une fois mise hors de cause, la question générale reste entière : Quel est l’art, le style de dessin, le plus convenable à employer dans l’accompagnement et l’encadrement des textes sacrés évangéliques ? Mais une telle discussion, outre qu’elle nous mènerait trop loin, sort tout à fait de notre compétence et de notre domaine. Nous la laissons à qui de droit.