(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ? »
/ 5837
(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ? »

Connaissait-on mieux la nature humaine au XVIIe siècle après la Fronde qu’au XVIIIe avant et après 89 ?

I

Je n’aime guère la polémique en littérature, et je ne crois pas qu’elle serve à grand-chose. Je conçois que de temps en temps on attaque, s’il y a lieu, si l’occasion vous tente, s’il y a une justice à faire, une revanche à prendre : puis on passe outre, et l’on n’y revient plus que de loin en loin et le moins possible ; le public vous en sait gré. Mais j’aimerais assez le dialogue dans les choses littéraires, si elles étaient encore établies comme autrefois, s’il y avait, entre les journaux qui ont de la place et du loisir pour la critique désintéressée, assez de rapports de bon voisinage et assez de silence dans la rue pour que l’on pût, à certains jours, causer commodément d’une fenêtre ou d’une porte à l’autre : ainsi entre l’ancien Journal de Paris du temps de Rœderer et le Publiciste de M. Suard, par exemple, — ainsi encore entre ces deux journaux et l’ancien Journal des Débats, il y avait de ces contradictions modérées, et il s’échangeait de ces remarques qui pouvaient être quelquefois utiles ou intéressantes en restant polies. Aujourd’hui je voudrais non pas du tout répondre à deux articles qui ont paru, il y a une quinzaine, dans les Débats, mais en parler et exprimer à cette occasion quelques idées qu’ils m’ont suggérées à mon tour. Il s’agit des articles de M. Weiss sur l’Histoire de la Littérature française de M. Nisard35. Je ne sais si M. Weiss a assez rendu justice en toutes ses parties à l’ouvrage du savant académicien ; je ne sais si moi-même autrefois, dans le Moniteur, j’ai dit au sujet de l’Histoire de M. Nisard tout ce qui était à dire : c’est moins sur le fond que j’ai à revenir que sur une des idées et des vues exprimées par M. Weiss. Il me permettra cependant, avant d’entamer mon sujet, d’incidenter sur un point.

M. Weiss s’étonne d’oser louer M. Nisard à la troisième page du journal où il écrit, et il a bien voulu me nommer tout à côté dans une intention des plus bienveillantes : je l’en remercie, mais vraiment son étonnement m’a fait sourire. Il faut que les choses en effet aient bien marché, que les générations se soient bien renouvelées, et que quelques-uns des nouveaux et spirituels rédacteurs des Débats soient bien jeunes (heureux défaut !) pour qu’on s’étonne parmi eux que le nom de M. Nisard y puisse être l’objet d’une conclusion favorable ; et moi-même j’ai failli en être, des Débats, et en être à fond, bien plus que M. Weiss ne le soupçonne. Il y a trente-trois ans environ de cela : les messieurs Bertin, très attentifs à tout ce qui se produisait et s’annonçait, même de hasardé et de contesté, avaient l’œil sur la jeune école dite romantique. Hugo était alors dans son premier éclat de lyrisme, et il avait déjà écrit la préface de Cromwell ; il avait des admirateurs très vifs dans la famille qui régnait aux Débats, et plus d’un allié dans la place : Armand Bertin, un peu plus mûr et de nature volontiers sceptique, mêlait bien, je le crois, à ses applaudissements quelques légères plaisanteries et quelques réserves ; mais son frère Édouard, le peintre au pinceau sévère, ce Schnetz du paysage, mais Mlle Louise, nature poétique et profonde, étaient tout gagnés aux idées et aux enthousiasmes de la génération à laquelle ils appartenaient et faisaient honneur par leur talent. On méditait, si j’étais bien informé, une sorte de petite révolution littéraire aux Débats ; le ministère Martignac (on était alors sous le ministère Martignac) permettait de s’occuper de discussions poétiques, d’odes et de drames, et s’il avait duré, tout promettait quelques saisons de luttes pacifiques très vives. J’avais l’honneur d’être de ceux auxquels on pensait pour la critique : mes premiers essais en ce genre et l’amitié de Victor Hugo me désignaient.

Je me rappelle, entre autres, une journée de dimanche aux Roches près Bièvres, dans cette riante et hospitalière maison des champs ; M. Bertin l’aîné, cordial, ouvert, large d’accueil, et, malgré ses gouttes36, nous promenant avant le dîner dans son désert, nous en montrant les points de vue, les accidents abrupts, « les mamelons, comme disait Bonaparte37 » ; M. Bertin de Vaux, à table, silencieux observateur, et qui nous regardait courir et nous répandre en discours, comme de jeunes chevaux lâchés. Je m’apercevais bien qu’on nous observait, qu’on nous mesurait de l’œil, qu’on me tâtait en particulier ; mais qu’importe à cet âge ? je n’en prenais ni moins de liberté ni moins de plaisir. Les invités et les convives, c’étaient Antony Deschamps, Alfred de Wailly, Nisard, le lauréat de la Sainte-Barbe-Nicolle, dès lors attaché au journal et qui devait y rendre d’actifs services dans les deux années suivantes. — Vous n’en étiez pas, je dois le dire, ni vous, Sacy, ni vous-même, Saint-Marc Girardin, déjà pourtant si remarqués au journal et si en crédit ; mais on se méfia un peu ce jour-là et de votre bon sens classique et de votre gaieté railleuse. — Je n’oublierai point, parmi les personnes présentes, une habituée et une amie de la maison, Mme de Bawr, l’auteur d’une jolie pièce de théâtre et d’agréables romans. Elle nous répéta plusieurs fois d’un air fin un mot dont nous ne sentîmes pas dans le moment toute la valeur : « Vous avez du talent, disait-elle aux romantiques, mais n’oubliez pas, Messieurs, ce conseil d’une vieille femme : soyez aimables ! » Le mot nous parut légèrement suranné, et nous le crûmes plus banal qu’il ne l’était, à le bien prendre. C’était tout simplement le conseil d’Horace :

Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto !

Et, en effet, ce qui a manqué dès lors et plus tard à de merveilleux talents, ce n’a été ni la grandeur ni la puissance ni la magnificence, ça été le charme. — Mais en voilà assez de ces souvenirs pour montrer qu’il s’en fallut de peu que je ne précédasse de beaucoup aux Débats M. Weiss, et je n’y serais entré que pour y trouver déjà, en son lieu et à son poste, M. Nisard. Le ministère Martignac tomba ; de bien plus graves préoccupations survinrent. Moi-même j’avais, j’en conviens, le caractère trop mal fait peut-être et trop rétif pour pouvoir me ranger et me fixer à demeure dans un journal qui avait le ton et les usages d’une famille ; car, une fois admis et agréé, c’était quasi un mariage que l’on contractait. Mais une certaine reconnaissance toutefois, liée au souvenir d’une heureuse journée, m’est toujours restée de cet accueil, de cette idée bienveillante des anciens Bertin, et tant qu’il y aura un Bertin aux Débats, tant qu’il y aura de ces rédacteurs qui sont allés aux Roches, nous ne pourrons nous étonner que la justice ou l’indulgence littéraire y triomphe de préventions politiques qui elles-mêmes ne se trahissent que par accès et qui ont leurs intermittences. Voilà que je fais le Nestor et que je radote du vieux temps : j’en viens vite à l’idée qui m’a mis la plume à la main.

II

M. Weiss, louant le xviie  siècle après M. Nisard, va jusqu’à accorder à la génération de 1660, c’est-à-dire des premières années du règne effectif de Louis XIV, à la génération qui était encore jeune ou déjà mûre alors, qui avait vu la fin de Richelieu et la Fronde, « une supériorité de lumières » sur les générations du xviiie  siècle qui lisait l’Esprit des Lois, les Lettres philosophiques et l’Émile ; admettant cette supériorité comme un fait, il l’explique par la nature même des événements politiques auxquels cette génération avait assisté, par les revirements étranges qui lui avaient découvert toutes les vicissitudes de l’opinion et qui l’avaient éclairée sur le fond de la nature humaine, tandis que les hommes du xviiie  siècle et d’avant 89 avaient perdu le souvenir des révolutions et des impressions qu’elles laissent, et n’avaient assisté qu’à des intrigues ministérielles, à des disputes de jansénisme et de molinisme, de gluckisme et de piccinisme, à de petites choses enfin, tout en en rêvant de grandes et d’immenses. Il en résulta, en effet, un peu de chimère et d’illusion, une sorte d’optimisme, mêlé aux pensées de réforme qui animèrent les généreux esprits du xviiie  siècle. Ils crurent en général les choses plus faciles et l’homme plus vite modifiable qu’il ne l’était réellement.

Est-ce à dire pourtant que l’avantage des lumières proprement dites soit du côté du xviie  siècle ? Je ne saurais l’admettre, et en reconnaissant à ce beau xviie  siècle la supériorité du goût, je persiste à croire que le xviiie , avec et nonobstant ses erreurs, était plus éclairé. C’est un point sur lequel on ne peut lâcher pied sans que l’économie même de notre histoire moderne française soit bouleversée, et la vraie notion du progrès confondue.

J’accorderai d’abord tout ce qui me paraît juste. Il y eut en effet au xviie  siècle une génération puissante et forte, et en quelque sorte privilégiée : c’est celle qui ayant vu la fin du régime de Richelieu, de ce despotisme patriotique qu’on détesta de près sans le comprendre, se trouva jeune encore pour jouir de la régence d’Anne d’Autriche, et qui ensuite assista ou prit part à la Fronde : elle put avoir elle-même ses illusions, elle fit ses fautes, elle commit bien des actes odieux ou ridicules ; elle les vit passer du moins et les toléra ou y trempa ; mais elle y gagna de l’expérience, et, quand l’autorité de Louis XIV fut venue enfin tout pacifier et tout niveler, elle conserva quelque temps sous ce règne égal et superbe un vif ressouvenir du passé, qui lui permit de faire tout bas des comparaisons et des réflexions dont les écrits, indirectement, profitèrent.

Oui, sans doute, il y eut là, à quelque degré et dans un cadre moindre, de cette expérience, de cette sagesse ou de cette malice ironique et sceptique qui ne vient qu’après les révolutions et quand l’homme s’est montré à nu ou a retourné deux ou trois fois son habit devant nous.

La Rochefoucauld a consigné l’élixir amer de cette expérience dans des Réflexions et des Maximes immortelles qui vivront autant que la nature humaine, et contre lesquelles elle aura jusqu’à la fin à se débattre,

Pascal a, certes, grandement profité de cette vue de la Fronde, et il conclurait en politique aussi vertement et aussi crûment qu’un Machiavel, s’il n’était avant tout un pénitent qui n’a de hâte que pour s’agenouiller et pour aller tout mettre au pied de la croix.

Molière, sans songer précisément à la politique, en avait sans doute tiré des jours profonds pour la peinture morale de l’espèce, pour sa comédie dont le rire inextinguible ne saurait faire oublier les sanglantes morsures et les perpétuelles insultes à la guenille humaine.

La Fontaine, à travers toutes ses distractions et ses rêveries, avait lui-même entendu de ses oreilles le sage ou soi-disant tel crier selon les temps, et du jour au lendemain : Vive le Roi ! Vive la Ligue !

Saint-Évremond, l’épicurien à l’âme ferme, avait appris à ce jeu où il semble n’être entré que pour mieux voir, à connaître de près le caractère des grands personnages de l’histoire et à deviner, presque en homme pratique, le génie des anciens peuples.

Le cardinal de Retz passa les derniers jours de sa vie à faire un livre unique, qui reste le bréviaire de tous ceux qui ont vu ou verront des révolutions, même autrement formidables.

Bossuet n ;a si bien peint, dans leur ensemble moral du moins, et dans leur aspect terrible et majestueux, les grands orages d’Angleterre qu’il n’avait pas vus et dont le sens politique lui échappait, que parce qu’il avait observé de près chez nous ces temps d’ébranlement où toutes les notions du devoir sont renversées, et où les meilleurs perdent la bonne voie.

La Bruyère, déjà plus éloigné, avait pourtant assez appris et oui de ce temps-là pour se dire que rien n’est plus ordinaire que de voir un même homme changer du tout au tout dans sa vie, et en moins de vingt années, sur les points les plus importants et les plus sérieux.

Tout cela est vrai, et, comme M. Weiss nous le rappelle, il n’est pas jusqu’à l’honnête et sensée Mme de Motteville qui ne fasse là-dessus ses remarques très philosophiques ou du moins d’une morale très religieuse. Pendant un séjour de la Cour à Fontainebleau au printemps de 1661, après le mariage de Monsieur, on voyait, dit-elle, dans les promenades que le roi, les reines, Monsieur et Madame faisaient sur le canal dans un bateau doré, le prince de Condé s’empresser de les servir à la collation en sa qualité de grand maître, mettant lui-même les plats sur la table ou les rendant au duc de Beaufort qui était en dehors de la barque trop petite, et qui s’empressait aussi, par son ardeur obséquieuse, de faire oublier les torts du passé.

Le ci-devant Roi des halles, chef des importants et des frondeurs, le prince du sang, victorieux et altier, sans mesure et sans scrupule, qui avait songé à détrôner le jeune roi, tout cela redevenu domestique et respectueux et humble, c’était à faire louer Dieu de la paix présente, ajoute la sage Mme de Motteville. Moins de dix ans avaient suffi pour opérer cette métamorphose. Ces contrastes étaient à chaque pas, pour qui savait observer, en ces années du règne commençant de Louis XIV. Là aussi, pour peu que l’opinion se fût amusée à ce jeu-là, il y aurait eu à faire un Dictionnaire des Girouettes. Mais on y pensait peu : tout le monde tournait à la fois ; il n’y avait plus qu’un parti, celui du roi. Le roi se ressouvenait du passé pour mieux régner ; tous les autres ne s’en souvenaient que pour mieux servir. À peine si quelques esprits réfléchis songeaient à s’étonner du changement complet de décoration et de rôles. « Tout arrive en France », avait dit un jour La Rochefoucauld à Mazarin ; et Henri IV disait : « En France, on s’accoutume à tout. »

On eut, dès ce temps de la Fronde, à y bien regarder, des échantillons de tous les genres de personnages qu’on a vus se produire depuis dans des révolutions plus grandioses et plus sérieuses : Retz, un Mirabeau-Talleyrand ; — un duc d’Orléans spirituel et lâche. L’abbé Fouquet était un intrigant osé et de première force qui avait en lui du Vitrolles et du Fouché. Indépendamment des grands seigneurs et des gens de qualité qui occupaient la scène et tramaient intrigue sur intrigue, taillant sans pitié dans la chose publique, il y avait des bourgeois malins, sages et prudents, restés dans leur coin à observer. Conrart, qui nous a si bien décrit le massacre de l’Hôtel de Ville, valait l’académicien Suard. Et Patru, et Tallemant des Réaux donc ! Patru, vieilli et mort dans l’indigence, était un peu comme ces gens d’esprit dont on disait, dans notre jeunesse, qu’ils avaient donné dans la Révolution. Il avait été très lié avec le Coadjuteur, et par un fonds d’humeur libre, par un ton de franc-parler, il s’en ressentit toujours.

Ainsi, sur un point, nous sommes d’accord ; il n’est rien de tel que de voir une Fronde pour se rafraîchir dans l’idée de la nature humaine. On a beau être né marin, il n’est rien de tel que de voir une tempête ; soldat, que de voir une bataille. Un Shakspeare s’est à peu près passé de tout cela, dira-t-on, et pourtant il a tout su. Mais la nature n’a fait qu’une fois un Shakspeare. Nous autres, qui ne sommes pas des sorciers, nous ne devinons pas, nous voyons. En 1848, Letronne me disait : « C’est désagréable, mais que c’est curieux pour l’observateur ! C’est comme si l’on voyait le corps humain après qu’on en aurait ôté la peau. »

Puis, tout cela dit, il ne faut rien s’exagérer. Si l’on excepte La Rochefoucauld qui fait son profit de l’expérience pour écrire un livre profond, et Retz qui s’en inspire pour écrire les Mémoires les plus vivants et les plus amusants, rien de cette révolution avortée de la Fronde.ne tourne précisément aux lumières. La leçon pratique, Mme de Motteville nous l’a montrée : on se range avec d’autant plus d’empressement à Louis XIV après tant de désordre et de misères ; on remercie Dieu, on s’humilie en vieillissant, et un beau jour on se réveille dévot et confit en pouvoir absolu.

Est-ce que Bossuet lui-même, qu’on ne récusera certes pas comme exprimant dans un haut exemple la moyenne des lumières du grand règne, avait profité de l’expérience produite sous ses yeux aux années de sa jeunesse, lorsque dans l’Oraison funèbre du prince de Condé il ne craignait pas de dire en une phrase magnifique et souvent citée : « Loin de nous les héros sans humanité !… Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine… La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur… La grandeur qui vient par-dessus, loin d’affaiblir la bonté, n’est faite que pour l’aider, etc. » Mais c’est méconnaître outrageusement l’expérience que de déclarer ainsi que la bonté fait le fond de l’homme : l’homme n’est précisément ni bon ni méchant ; les uns ont reçu en naissant la bonté peut-être, mais les autres ont certainement autre chose au fond du cœur, et le grand Condé plus qu’un autre homme était une preuve de cette disposition primitive et nullement débonnaire. Bossuet, en proférant cette fausseté morale déguisée en beauté oratoire, ne faisait d’ailleurs qu’emprunter à Tertullien discutant contre l’hérétique Marcion une pensée théologique qu’il détournait de son sens, qu’il dépouillait de son tour déclamatoire en l’isolant, et à laquelle il imprimait un air de grandeur comme ce lui était chose aisée, sans la rendre pour cela plus juste38.

Dès le milieu du règne de Louis XIV, tout était tourné à la règle étroite, à la dévotion, et le profit moral, la dose de connaissance morale dont on parle, et qui d’ailleurs n’était propre qu’à un petit nombre d’individus d’élite dans une génération à peu près parue, étaient dès longtemps épuisés ; la révocation de l’Édit de Nantes, et l’approbation presque entière qu’elle reçut dans les régions élevées et de la part de quelques-uns de ceux même qui auraient dû être des juges, l’inintelligence profonde où l’on fut à la Cour de la révolution anglaise de 1688 et de l’avènement de Guillaume, montrent assez que les lumières étaient loin et que les plus gens d’esprit en manquaient. Les lumières proprement dites, dans l’idée desquelles entre la pensée du bien public, de l’amélioration de l’homme en société, d’une constitution plus juste, d’une manière de penser plus saine et plus naturelle, ne vinrent que peu à peu, et d’abord à l’état de vœu, de rêve et un peu de chimère. Ce fut l’œuvre du xviiie  siècle tout entier de mûrir, de rassembler, de coordonner, de propager ces vues plus justes, plus salutaires et tendant à une civilisation meilleure. Je ne saurais admettre avec M. Weiss que Vauvenargues soit si fort au-dessous de La Bruyère et de La Rochefoucauld. Vauvenargues, mort trop tôt et incomplet comme écrivain, rouvre un ordre d’idées et de sentiments qui est plein de fécondité et d’avenir. Il ne décourage pas, il ne dénigre pas ; il n’applique aux passions ni le blâme ni le ridicule, ni un mode d’explication qui a sa vérité, je l’admets, mais qui dans l’action déjoue, déconcerte et stérilise. Vauvenargues est un moraliste vrai, naturel, qui n’est pas dupe, et qui de plus a le mérite que n’ont pas les autres de donner impulsion et direction. En fait de connaissance purement curieuse et ironique de la nature humaine, je ne sais ce que l’auteur des Lettres persanes laisse à désirer aux plus malins ; et dans l’Esprit des Lois, Montesquieu cherche à réparer, à rétablir les rapports exacts, à faire comprendre les résultats pratiques sérieux, à faire respecter les religions civilisatrices, et son explication historique des lois et des institutions, si elle ne conclut pas, inspire du moins tout lecteur dans le sens du bien, dans le désir du perfectionnement social graduel et modéré. Sans doute, il eût été très profitable au xviiie  siècle d’être averti utilement à son début, d’avoir sous la Régence sa petite Fronde pour se rappeler les dangers toujours latents et se rendre compte de tout ce que contient de putride et d’inflammable le fond d’une vieille société. Mais le xviiie  siècle ne le sut-il donc pas ? La Régence, à de certains jours, ne lui fit-elle pas entrevoir une fronde ? N’eut-on pas le système de Law, avec ses sens dessus dessous et ses émeutes ? Pour moi, quand je lis Voltaire, que je rouvre presque à toutes les pages, je ne saurais voir en lui quelqu’un qui se fait la moindre illusion sur la nature française et parisienne. Une phrase polie adressée par lui à Condorcet ne saurait me le faire considérer comme le promoteur ingénu d’une révolution qui sera toute à l’eau rose. Beaucoup de choses l’auraient irrité, bien peu l’eussent étonné, j’imagine, s’il avait vécu la centaine. L’optimisme fut sans doute le défaut de la philosophie politique du xviiie  siècle, à la prendre dans sa source, à son origine, chez les Fénelon, les Vauban même, les abbé de Saint-Pierre, et presque dans tout son cours ; il y eut une recrudescence d’optimisme sous

Louis XVI à partir de Turgot, de Malesherbes, jusqu’à M. Necker. Il semblait plus facile, avec des intentions droites et des idées justes, de faire le bien des hommes et des peuples que cela ne s’est vérifié, au fait et au prendre ; on ne comptait assez ni avec les passions, ni avec les intérêts, ni avec les vices. Et pourtant, il n’y a pas eu d’erreur dans le total, si l’on a trouvé dans le détail bien des mécomptes. Jean-Jacques Rousseau, qu’on cite toujours comme exemple de faiseur d’utopies politiques, ne s’est pas trompé lorsqu’il a tant de fois décrit, appelé de ses vœux et deviné à l’avance cette classe moyenne de plus en plus élargie, vivant dans le travail et dans l’aisance, dans des rapports de famille heureux et simples, dans des idées saines, non superstitieuses, non subversives, ce monde qui fait penser à celui de Julie de Wolmar et de ses aimables amies, et dont les riantes demeures partout répandues, dont les maisons « aux contrevents verts » peuplent les alentours de notre grande ville et nos provinces. J’ai oublié le Contrat social de Rousseau, mais j’ai toujours présentes à l’imagination et à l’esprit tant de descriptions engageantes d’une vie saine, naturelle et sensée : puisse ce genre heureux d’existence, qui présuppose de si bons fondements, se propager plus encore39 ! Condorcet lui-même, dont le nom se présente d’abord comme celui de l’apôtre puni de son zèle et le plus cruellement déçu dans son ardente poursuite, ne s’est pas tant trompé qu’il semble, et quoiqu’il se mêlât à sa foi dans l’avenir un fanatisme que je n’aime nulle part, il n’a pas désespéré du progrès en mourant, et il a bien fait. Les siècles, qui vont moins vite que le calcul, ne lui donneront pas tout à fait tort : Turgot, son maître, et qui avait embrassé moins que lui, a déjà raison et a gagné sa cause. Sieyès, cette tête profonde qui avait conçu avant 89 la reconstitution totale de la société et, qui plus est, de l’entendement humain, cet esprit supérieur a pu tomber dans le découragement et dans l’apathie quand il a vu la refonte sociale dont il avait médité et dessiné le plan échopper à son empreinte ; l’artiste en lui, l’architecte boudait encore plus que le philosophe ; il était injuste envers lui-même et envers son œuvre qui se poursuivait sous les formes les moins prévues, mais qui se poursuivait, c’est l’essentiel : qu’on relise sa célèbre brochure, et qu’on se demande s’il n’a pas gagné la partie et si le Tiers-État n’est pas tout.

Non ; si inférieurs aux Retz et aux La Rochefoucauld pour l’ampleur et la qualité de la langue et pour le talent de graver ou de peindre, ils connaissaient la nature humaine et sociale aussi bien qu’eux, et infiniment mieux que la plupart des contemporains de

Bossuet, ces moralistes ordinaires du xviiie  siècle, ce Duclos au coup d’œil droit, au parler brusque, qui disait en 1750 : « Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue » ; le même qui portait sur les Français, en particulier ce jugement, vérifié tant de fois : « C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère… » Ils savaient mieux encore que la société des salons, ils connaissaient la matière humaine en gens avisés et déniaisés, et ce Grimm, le moins germain des Allemands, si net, si pratique, si bon esprit, si peu dupe, soit dans le jugement des écrits, soit dans le commerce des hommes ; — et ce Galiani, Napolitain de Paris, si vif, si pénétrant, si pétulant d’audace, et qui parfois saisissait au vol les grandes et lointaines vérités ; — et cette Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, cette femme du meilleur esprit et du plus triste cœur, si desséchée, si ennuyée et qui était allée au fond de tout ; — et ce Chamfort qui poussait à la roue après 89 et qui ne s’arrêta que devant 93, esprit amer, organisation aigrie, ulcérée, mais qui a des pensées prises dans le vif et des maximes à l’eau-forte ; — et ce Sénac de Meilhan, aujourd’hui remis en pleine lumière40, simple observateur d’abord des mœurs de son temps, trempant dans les vices et les corruptions mêmes qu’il décrit, mais bientôt averti par les résultats, raffermi par le malheur et par l’exil, s’élevant ou plutôt creusant sous toutes ; les surfaces, et fixant son expérience concentrée, à fines doses, dans des pages ou des formules d’une vérité poignante ou piquante.

Que serait-ce si, au nombre des moralistes français du xviiie  siècle, on rangeait, comme on en a le droit, le grand Frédéric, notre compatriote littéraire, le plus sensé, le plus éclairé (quand il ne goguenarde pas trop), le plus ami de la raison et, pour tout dire, le plus cousin de Montaigne et de Bayle, parmi les écrivains porte-couronne !

Que serait-ce si l’on montrait dans son cadre de Passy, au milieu de notre monde du xviiie  siècle, Franklin, le patriarche souriant, le sage de l’avenir, aux remarques fines et utiles, aux vérités ingénieuses et fructueuses, et desquelles bon nombre sont nées parmi nous !

Que serait-ce encore si l’on revendiquait ces autres savants d’un ordre élevé, ces moralistes implicites et d’autant plus sûrs qu’ils embrassent plus de rapports d’ensemble, ce Buffon qui se rendait d’autant mieux compte de l’homme qu’il était sorti comme naturaliste de la vue circonscrite de l’espèce, et qu’il inaugurait dans son ampleur l’étude, encore si neuve aujourd’hui, de la physiologie comparée en ce qui est des faits de sensibilité et d’intelligence !

Mais j’ai tort de me borner aux seuls noms éminents : le propre de ce qu’on appelle lumières est d’être répandu et de circuler. Or, les idées de bon sens, de tolérance, de réforme, civile, les idées justes, exclusives des vieux préjugés et vraiment libératrices des esprits, circulaient, étaient partout au xviiie  siècle, tandis qu’elles étaient rares, étouffées, contraintes, et n’existaient que dans quelques têtes durant la dernière et même la première moitié du règne de Louis XIV.

Après cela, il est bien vrai que ce n’est pas sous forme et figure.de moraliste que se produit le plus essentiellement l’étude et la connaissance de l’homme au xviiie  siècle, avant et après 89. Avant 89, il y a un but, il se mêle presque toujours à l’observation un élément dogmatique, polémique, une intention et une arme de combat ; c’est qu’on a en effet des ennemis à vaincre, à mettre en déroute : on est à la guerre, on marche à une conquête. Puis, après cette conquête, obtenue si chèrement et payée d’affreux désastres, on a besoin d’une réparation. La Révolution était trop forte pour permettre des observateurs et des curieux ; on était vainqueur ou vaincu, bourreau ou victime. Le premier effet moral, au lendemain, était encore moins l’expérience raisonnée que la réaction. Mais il en sortit et il surnagea, au milieu de ce flot de passions, j’allais dire de ce fleuve de sang, une plus grande connaissance des garanties, des forces et puissances sociales, et une idée, malgré tout persistante, d’espérance et de progrès pour l’espèce. Or, cela dépasse le moraliste proprement dit qui voit l’homme tel qu’il est, tout formé, à l’état stationnaire, et le même en tout temps.

La Révolution n’a donc pas produit de moralistes proprement dits, écrivant en dehors des considérations de l’histoire. Elle a produit de brillants et vigoureux réactionnaires, des restaurateurs ou des prédicateurs du passé, Bonald, de Maistre, Chateaubriand ; des marcheurs en avant et même des utopistes en partie clairvoyants, et, par opposition aux injurieux prophètes du passé, des prophètes plus ou moins aventureux de l’avenir, tels que Saint-Simon, Comte ; de savants législateurs surtout, dans l’ordre du possible, les Tronchet, les Cambacérès, les collaborateurs du Code Napoléon… La simple observation morale eût paru un jeu un peu trop égoïste et désintéressé après de tels naufrages. Les imaginations et les intelligences étaient frappées, sillonnées ou éclairées de la foudre. La Révolution, même à son lendemain, était encore trop orageuse et trop volcanique pour offrir un fauteuil stable et commode à un moraliste dilettante. Un La Rochefoucauld, sortant de là avec son petit volume, même chef-d’œuvre, eût paru un hors d’œuvre, la souris enfantée par la montagne, exiguus mus. M. de Talleyrand n’a pas écrit ses maximes comme La Rochefoucauld, il les a pratiquées ; il les a appliquées et mises en jeu dans ces grandes parties d’échecs il avait l’Europe pour échiquier. Que ne les a-t-il pratiquées en effet plus patriotiquement et avec plus d’intégrité personnelle ! il y aurait plaisir et honneur à le louer pour son charmant esprit et son grand sens.

Les meilleurs moralistes sortis de ces temps révolutionnaires ont été des serviteurs de la France, profitant de leur expérience pour l’appliquer avec une modération constante et un bon sens varié aux diverses situations, tels que nous avons vu par exemple feu le chancelier Pasquier ; la connaissance des hommes les a menés au maniement des hommes avec mesure et indulgence. Cela vaut bien un livre piquant et amer, une fois fait, et qui ne se refera pas.

En résumé, le xviie  siècle moraliste a sur le xviiie un seul avantage, c’est d’avoir eu une révolution, — une révolution qui n’a pas triomphé, peu importe, la Fronde, — de l’avoir eue au commencement et non à la fin. Il en est résulté pour quelques-uns de ses écrivains, pour un petit nombre, plus d’expérience pratique de l’homme. La Fronde, à ce point de vue, a été une espèce d’école de morale très suffisante, très complète et pas trop forte. Quoi qu’il en soit, le xviiie  siècle, eut-il eu une reprise de Fronde sous la Régence, n’eût jamais pu entièrement prévoir 89 et ses suites. 93 a été une de ces choses qui ne se prévoient pas. Mais qu’on n’aille pas dire, à cause de cette inévitable imprévoyance mêlée à tant d’espérances légitimes et depuis justifiées, que le xviiie  siècle, dans son ensemble comme dans son élite, ne reste pas incomparablement supérieur à la seconde moitié du xviie  siècle par les lumières et la connaissance de l’homme vrai, de l’homme moderne en société, de l’homme civil, religieux, politique, tel qu’il sort et se prononce dans les cahiers des États-Généraux, et tel qu’il se retrouve, somme toute, après le naufrage même, au temps du Consulat : ce serait substituer un préjugé littéraire à un fait positif, à une vérité historique incontestable.

J’ai fini ma plaidoirie.