(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Sainte-Hélène, par M. Thiers »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Sainte-Hélène, par M. Thiers »

Sainte-Hélène, par M. Thiers30

I

Je passe sur la fin des Cent-Jours, sur cette triste et embrouillée période qui s’étend depuis Waterloo jusqu’à la seconde rentrée des Bourbons, honteux chassé-croisé d’intrigues, triomphe et règne de Fouché, et bien digne de demeurer marqué de son nom dans l’histoire. Ce livre, en effet, qui a titre Seconde Abdication, mériterait de se nommer tout uniment M. Fouché ; il y a de ces instants de l’histoire qui appellent une peine morale et infamante. Je saute donc à pieds joints sur ces dix-huit ou vingt jours d’indignes tripoteries et de pêche en eau trouble, racontés déjà d’ailleurs et exposés en détail par plusieurs historiens de mérite (M. Villemain, M. Duvergier de Hauranne, M. de Viel-Castel), mais par aucun plus lucidement que par M. Thiers, et je m’attache avec lui à l’homme qui vient de tomber de la scène de l’histoire et dont la vie, désormais confinée à Sainte-Hélène, n’est plus que le sujet de la plus magnifique des biographies. Quelle imagination de poète eût mieux inventé que la réalité ici ne donna ? Les douleurs même, à cette distance, disparaissent dans la grandeur et la beauté du couronnement.

Bien des rois, empereurs ou chefs d’État se sont vus prisonniers de l’ennemi après des pertes de batailles : qui ne s’est intéressé aux captivités toutes françaises de saint Louis, du roi Jean et de François Ier ? Plus d’un roi et empereur aussi, ou dictateur, a vécu après avoir abdiqué : qui ne connaît et ne s’est figuré Sylla sans licteurs, dialoguant et discourant d’après Montesquieu, Dioclétien heureux jardinier à Salone, Charles-Quint sombre et solitaire, retiré en son cloître près des moines de Saint-Just ? Mais aucun monarque et souverain ne s’était rencontré encore dans la situation extraordinaire de Napoléon, à la fois abdiquant et captif, — prisonnier sans avoir été pris et en quelque sorte de son propre choix, pour s’être allé asseoir au foyer de la nation son implacable ennemie ; détenu non dans une prison, mais sur le rocher le plus perdu de l’Océan ; non par la vengeance d’un seul adversaire, mais par la terreur de l’Europe entière conjurée ; et désormais élevé (seule élévation dernière qui lui manquât) à l’état de victime ; — ayant abdiqué pour la seconde fois et toujours forcément sans doute,, mais enfin de cœur comme de fait, et résigné ; ne nourrissant plus aucun espoir de retour, mais conservant jusqu’à la fin toute la sérénité de son coup d’œil, toute sa plénitude d’intelligence politique ; sevré de presque toute information actuelle, et se reportant avec d’autant plus d’impétuosité et d’ardeur aux grands événements récents ou passés, à l’histoire d’hier ou à l’histoire des siècles ; perçant de plus dans l’avenir et plongeant sur les horizons lointains avec la haute impartialité du conquérant apaisé, avec la vue épurée du civilisateur. Tous les genres d’intérêt sont là réunis, et après même que la compassion contemporaine et vivante pour le grand homme souffrant est épuisée, les moindres de ses paroles conservées et transmises appartiennent à jamais au monde et vont émouvoir encore ou instruire la dernière postérité.

À peine embarqué sur le Northumberland qui devait le transporter de la rade anglaise à Sainte-Hélène, Napoléon qui, de ses derniers compagnons de fortune, n’avait pu garder avec lui que le grand maréchal Bertrand, les généraux Montholon, Gourgaud et M. de Las Cases (sans compter son fidèle valet de chambre Marchand), Napoléon passait de longues heures, dans cette traversée qui fut de plus de deux mois (8 août-17 octobre), en plein air, sur le pont du vaisseau, — tantôt immobile, à cheval sur un canon qui était à l’avant du bâtiment et que les marins anglais eurent bientôt baptisé le canon de l’Empereur, regardant le ciel et les flots, se voyant aller à la tombe et décliner au plus profond de l’Océan comme un astre qui change d’hémisphère ; tantôt se levant, interpellant ses fidèles compagnons et se parlant comme à lui seul, s’interrogeant sur tant d’événements prodigieux desquels lui-même se surprenait étonné après coup, et que sa pensée, pour la première fois oisive dans le présent, roulait en tumulte. Ce qui l’occupait d’abord, comme il est naturel, c’était ce qu’il y avait de plus récent et le désastre de la veille, c’était Waterloo et cette dernière campagne ; il en était encore possédé et obsédé ; il ne revenait pas, lui, l’homme du calcul, d’une telle série de contretemps et de malencontres, et il apostrophait les absents. Il n’était pas de ces génies qui acceptent la force des choses comme solution commode ; il n’était pas du tout persuadé qu’une bataille de plus ou de moins, gagnée ou perdue deux mois auparavant, un ennemi de plus ou de moins, repoussé, tout cela revenait à peu près au même, que sa situation en 1815 était de prime abord comme désespérée, que les plus heureux efforts et la plus belle entrée de jeu n’auraient pu en réparer le vice radical ; que Waterloo même gagné n’eût été qu’un répit. Sa forme de génie n’acceptait pas ces sortes de consolations à l’usage des faibles. Il savait que l’histoire humaine, en ces moments d’ébranlement et de commotion générale et profonde, a, pour ainsi dire, plusieurs dessous, et que le génie d’un seul a suffi bien souvent pour dégager et faire saillir un de ces plans cachés, inaperçus, lesquels, sans un homme, sans le téméraire au coup de main imprévu et vigoureux, auraient toujours paru à la foule (y compris le peuple des gens d’esprit) impraticables, chimériques, et auraient été universellement déclarés impossibles.

Mais bientôt, s’échappant de ces combinaisons avortées et sans issue, il s’élançait par un autre mouvement bien naturel vers les souvenirs les plus frais, les plus purs, et son esprit s’envolait sur les cimes dorées de la jeunesse. Il recommençait sa vie : il se revoyait à Brienne, à Toulon, au fort de l’Éguillette, sa première victoire ; puis, après une disgrâce passagère qui faillit faire de lui le plus bizarre en apparence et le plus homme à projets d’entre les officiers généraux non employés, et certainement le plus incommode des mécontents, il se montrait reprenant bientôt le vent de la fortune, consulté, mis à sa place et à même enfin de se produire tout entier, gravissant à vingt-sept ans comme général en chef ces rampes escarpées d’où l’on découvre tout d’un coup l’Italie, cette Italie de tout temps l’objet de ses méditations, Italiam ! Italiam ! s’emparant d’emblée de cet antique champ de gloire, et le sillonnant à son tour de traces immortelles comme il ne s’en était pas vu depuis Annibal.

Et ses compagnons d’exil, l’entendant s’expliquer avec ce feu, cette netteté, cette éloquence, lui disaient : « Sire, écrivez comme César, soyez vous-même l’historien de votre histoire. » Il s’y refusait d’abord : le désespoir, sous cette forme tranquille, était en lui trop profond. Cependant peu à peu les instances opérèrent. Gourgaud, Las Cases, Montholon, Bertrand, s’offraient à l’envi pour lui épargner les lenteurs d’une rédaction proprement dite, pour saisir sa pensée au vol et la fixer (sauf révision) sous sa dictée brûlante ; il refusait encore :

« Que la postérité, disait-il, s’en tire comme elle pourra. Qu’elle recherche la vérité, si elle veut la connaître. Les archives de l’État en sont pleines. La France y trouvera les monuments de sa gloire, et, si elle en est jalouse, qu’elle s’occupe elle-même à les préserver de l’oubli… » — Puis, dans son âme engourdie, une flamme d’orgueil jaillissant tout à coup : « J’ai confiance dans l’histoire ! » s’écriait Napoléon. « J’ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés. Mais la gloire des hommes célèbres est, comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux. Dans ma carrière on relèvera des fautes sans doute, mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c’est du granit, la dent de l’envie n’y peut rien !… »

Bientôt, la navigation se prolongeant, il céda aux prières et se mit à dicter à M. de Las Cases sa première campagne d’Italie, et au général Gourgaud la campagne de 1815, c’est-à-dire son chef-d’œuvre militaire incontesté et son dernier malheur immérité. En tout il savait choisir ses points. Déjà, après cette double dictée, il pouvait mourir.

Cependant on était arrivé, après soixante-huit jours de traversée, en vue de Sainte-Hélène. L’amiral Cockburn, qui commandait la division navale, marin des plus honorables et homme de devoir, fit, en débarquant, ce qu’il put pour concilier la rigoureuse observance de ses instructions avec les égards dus à un tel captif ; il n’y réussit qu’imparfaitement. Des deux moitiés de l’île on choisit, pour l’y loger, celle dont l’inclinaison était la moins riante et la moins salubre. Là, en un mot, comme dans toutes les prisons, les gardiens songèrent plus à leur commodité qu’à celle du prisonnier. On n’eut pas cette délicatesse la plus élémentaire, qui eût consisté à sentir que c’était, ou jamais, un cas d’exception. Napoléon s’aperçut bientôt qu’il ne pouvait monter à cheval sans être suivi et gardé à vue. Lors même qu’on lui eut assigné un rayon où il pût tourner à son gré, ce rayon trop étroit lui devint vite un cercle d’enfer. Mais, par la suite, la plus cruelle gêne pour lui comme pour tous les habitants de Longwood fut l’absence d’ombre ; un bois de gommiers voisin de l’habitation n’en donnait pas ; la tente qu’on avait dressée et qui lui en procurait un peu n’avait ni la mobilité ni la fraîcheur d’un ombrage. Un chêne ! un chêne ! s’écriait souvent Napoléon en regrettant cet arbre de la patrie.

Les misères de cette captivité, surtout quand le gouverneur de l’île fut sir Hudson Lowe, ne seront jamais assez flétries. Ce dernier gardien ou geôlier de Napoléon ne saurait être excusé pour les mille tracasseries qu’il inventa, et qui trahissaient en lui l’absence de sentiments dont il n’avait pas le premier germe. « Il y a de ces figures qui ne trompent pas », jugea tout d’abord Napoléon en le voyant. Sir Hudson Lowe ne démentit point ce diagnostic, d’un œil de génie. Aussi, quand Napoléon mort, il revient en Europe et qu’il s’y voit en tous lieux l’objet d’une répulsion instinctive, universelle, ne saurais-je admettre qu’on dise de lui d’un ton de compassion, « l’infortuné Hudson Lowe ». Voyez-vous pas d’ici le pauvre homme ! Ne déplaçons pas la compassion, Je crois qu’il faut dire de lui, « le misérable Hudson Lowe ». Il importe de garder aux gens connus leur vrai nom. Quand on a eu de telles occasions uniques dans la vie et dans les siècles de se montrer et qu’on les manque, c’est irréparable. Il n’existe pas de circonstances atténuantes, et l’on n’est pas admis à dire d’un pareil être : « Il fera mieux une autre fois. »

C’est sur les pensées, sur les occupations historiques et morales du grand captif qu’il faut se rejeter pour n’avoir pas le cœur trop serré par ce supplice et cette lente agonie de près de six années à Sainte-Hélène. Napoléon parlait de tout et avec une impartialité, une douceur qui montraient à quel point il était détaché et revenu de l’action. Il n’est pas exact de dire qu’à Sainte-Hélène il ait parlé des traîtres et mis à leur charge les torts de sa fortune. Oui, en débarquant de l’île d’Elbe et quand cela était une arme entre ses mains, il a pu les dénoncer, les accuser ; mais à Sainte-Hélène il était rentré dans la sphère d’équité et d’indulgence ; il disait au contraire qu’il avait rencontré peu de traîtres dans sa vie : il n’en comptait même qu’un seul qui justifiât ce nom, Fouché. Il expliquait en moraliste consommé les défections dont il avait été l’objet et s’en rendait compte par des intérêts, des vues, des illusions qui rendaient les hommes moins haïssables et moins coupables : « Ils ne m’ont point trahi », disait-il, « ils m’ont abandonné, et c’est bien différent. » —

« Les traîtres, répétait-il encore, sont plus rares que vous ne le croyez. Les grands vices, les grandes vertus sont des exceptions. La masse des hommes est faible, mobile parce qu’elle est faible, cherche fortune où elle peut, fait son bien sans vouloir faire le mal d’autrui, et mérite plus de compassion que de haine. Il faut la prendre comme elle est, s’en servir telle quelle, et chercher à l’élever si on le peut. Mais, soyez-en sûrs, ce n’est pas en l’accablant de mépris qu’on parvient à la relever. Au contraire, il faut lui persuader qu’elle vaut mieux qu’elle ne vaut, si on veut en obtenir tout le bien dont elle est capable. À l’armée, on dit à des poltrons qu’ils sont des braves, et on les amène ainsi à le devenir. En toutes choses il faut traiter les hommes de la sorte et leur supposer les vertus qu’on veut leur inspirer. »

Je suis extrêmement frappé, dans ces paroles venues de Sainte-Hélène, du point de vue auquel se place invariablement Napoléon. Il était tout à fait sorti de l’action, ai-je dit, et il jugeait avec impartialité, avec philosophie, les hommes et les choses ; mais quelle philosophie ? Ce n’est pas celle des philosophes proprement dits, qui analysent la machine humaine, la démontent, la décomposent, se donnent le plaisir de la regarder en dedans et en dessous, de l’expliquer tant bien que mal, et puis n’en font rien. Sa philosophie, à lui, restait toute pratique, non critique, non ironique, nullement pessimiste, mais toute en vue de l’usage qu’on peut faire, du parti qu’on peut tirer de ce merveilleux instrument qui s’appelle l’homme, dans une société, dans une nation. Loin de démonter l’instrument, les chefs d’État doivent en effet chercher à le remonter plutôt et à le tenir constamment en action pour l’employer, pour le conduire. Napoléon à Sainte-Hélène était toujours ce chef-là.

Mais il l’était à l’état de repos, de contemplation sereine, et là, seulement où il pouvait l’être encore, dans l’inspiration habituelle qui lui dictait ses jugements. Son esprit, tous orages apaisés, avait pris naturellement son niveau. Rien n’indique mieux ce niveau naturel d’un esprit que les lectures auxquelles on se complaît. Il y avait des livres qu’il ne supportait pas. C’est à propos d’un pamphlet politique, le Dictionnaire des Girouettes, ouvrage satirique et dénigrant, composé d’ailleurs dans un sens bonapartiste, qu’il faisait ces remarques sur la nature humaine. Après avoir souri un instant de quelques-unes de ces malices contre les personnes, il n’y tint plus et jeta le livre :

« C’est un livre détestable, s’écria-t-il, avilissant pour la France, avilissant pour l’humanité ! S’il était vrai, la Révolution française, qui a cependant inauguré les plus généreux principes, n’aurait fait de nous tous, nobles, bourgeois, peuple, qu’une troupe de misérables. Tout cela est faux et injuste. Prenez les guerres de religion en France, en Angleterre, en Allemagne, vous y trouverez de ces changements intéressés, en aussi grand nombre et par d’aussi petits motifs. Henri IV en a vu autant que moi et que Louis XVIII. La Fronde en a offert bien d’autres, et, certes, la France qui, quelques années après, gagnait les batailles de Rocroy31 et ces Dunes, qui produisait Polyeucte, Athalie, les Oraisons funèbres de Bossuet, n’était point avilie. Gardez-vous du vulgaire plaisir qu’on goûte en voyant ses adversaires châtiés ; car soyez assurés que l’arme qu’on emploie est une arme à double tranchant, et qui peut se retourner contre vous… »

On aime cette élévation de point de vue. Ceux (et j’en ai connu) qui, nourris dans les idées opposantes, croyaient à Napoléon moins d’estime pour la nature humaine, sont heureusement combattus et en partie réfutés par de telles pages, par de telles paroles empreintes à la fois de sérieux et d’indulgence. Et en général, cette école de philosophes systématiques et distingués qui, dans leur classification un peu bizarre des grands hommes de l’histoire, ne voulaient voir en Napoléon dont ils méconnaissaient toute l’œuvre de création civile qu’un grand et puissant rétrogradateur, ne saurait soutenir désormais un pareil sentiment après tant de paroles de sagesse, de haute clairvoyance et presque de prophétie sociale, sorties de Sainte-Hélène, et qui révèlent un fond d’âme égal ou supérieur, s’il se peut, aux actes, et parfois meilleur. On a ici la lumière sans la foudre. Napoléon semble ne plus mettre son orgueil qu’à voir plus loin et plus juste que d’autres. Le gigantesque auquel il s’échappait dans l’action se contient dans le discours, maintenant que la tentation prochaine ou éloignée n’y est plus. Il y a, dans ce tableau complet de la captivité et des travaux de Sainte-Hélène, de quoi confirmer et transporter tous ceux qui croient surtout au génie et qui l’idolâtrent ; de quoi ramener et réconcilier ces autres esprits, moins enthousiastes, qui étaient restés surtout sensibles aux dernières fautes d’un règne où tout fut immense ; de quoi émouvoir enfin et confondre en réflexions salutaires ces âmes délicates qui mêlent au spectacle de toute grande infortune humaine une idée religieuse d’expiation.

Napoléon avait achevé, ou à peu près, de dicter à bâtons rompus ce qui concernait son histoire, celle de ses campagnes, lorsqu’en 1819, des livres qui traitaient des grands capitaines de tous les temps tombèrent sous sa main, et il s’en saisit avec avidité ; il eut, à l’instant, l’idée de devenir historien et critique des autres. On sait à quel point de perfection il y réussit. Qui n’a lu ses admirables Précis des campagnes de Turenne, de Frédéric, de César, suivis d’observations détaillées, — tout l’art et la science de la guerre résumés en quelques pages concises, et ramenés à des principes fixes, supérieurs, qu’il n’appartient pourtant qu’au génie ou au talent de savoir, à des degrés divers, mettre en pratique et appliquer ?

Par de telles pages claires et irréfragables, une nouvelle science est constituée qu’il n’est plus permis à l’historien ni à l’homme d’étude de négliger et de méconnaître. Ne niez pas le progrès accompli. Que cela vous plaise ou non, que cela étonne et désoriente plus ou moins les lettrés dans leurs habitudes, il faut, de nos jours, s’accoutumer à suivre dans leur détail les opérations de guerre ; c’est d’une nécessité absolue pour s’intéresser à toute une branche de l’histoire. Sans faire le militaire et sans prétendre juger, on peut et l’on doit comprendre. Jomini et M. Thiers nous y ont accoutumés ; mais c’est encore Napoléon qui, dans sa brièveté lumineuse, est le plus fait pour initier.

Quand on est lettré soi-même, on sourit involontairement d’abord de voir la critique de Napoléon s’appliquer à l’examen de chacune de ces campagnes fameuses dans l’histoire comme on procéderait au jugement d’une œuvre d’esprit, d’une épopée, d’une tragédie : mais n’est-ce pas une œuvre de génie également ? Il est le grand et souverain critique, le Goethe dans cette branche comme les Feuquières, les Jomini, les Saint-Cyr sont des La Harpe ou des Fontanes, des Lessing ou des Schlegel, tous bons et habiles critiques ; mais lui, il est le premier de tous, et pour peu qu’on y réfléchisse, il n’en pouvait être autrement. Et qui donc parlerait mieux d’Homère que Milton ?

L’inaction physique avait altéré profondément la santé de Napoléon, lorsqu’en 1820 il eut un soudain réveil d’activité et de lutte contre le mal. Privé de l’exercice du cheval par l’impatience qu’il avait de se sentir espionné et suivi, il essaya d’y substituer un autre travail, un autre mode de fatigue : il se fit brusquement jardinier et planteur, et il s’y porta avec l’ardeur qu’il mettait à tout. La bêche en main dès l’aurore avec tout son monde, il travailla à élever un épaulement en terre gazonnée contre le vent du sud-est qui brûlait toute végétation ; et, fort de cet abri, il transplanta ensuite quelques arbres, surtout un chêne, cet ombrage si désiré, et le seul élève de toute cette plantation qui vive encore. Un cours d’eau, détourné d’une source prochaine, vint par ses soins fertiliser ce jardin dont il devait jouir si peu. Ce fut son dernier effort, son dernier éclair d’intérêt à la vie ; et le mal le reprit pour ne plus cesser.

Napoléon avait l’imagination religieuse ; vers la fin il avait fait convertir sa grande salle à manger en chapelle, et l’on y disait la messe tous les dimanches. Il n’obligeait personne à y venir, mais il approuvait qu’on y assistât. Il ne supportait à ce sujet ni une plaisanterie, ni un sourire équivoque. Cette messe dite sur un rocher désert avait pour lui un charme qui réveillait ses souvenirs d’enfance, et qui suscitait même d’autres mémorables souvenirs inséparablement attachés à l’époque de sa plus brillante et de sa plus pure grandeur. Cette messe de l’Empereur à Sainte-Hélène, de celui qui avait restauré les autels et rouvert Notre-Dame avec pompe en 1802, et qui aujourd’hui dépouillé, relégué aux confins du monde, voulait revoir un autel au seuil du tombeau, cela n’est-il pas comme un dernier chapitre du Génie du christianisme ?

Napoléon meurt donc en chef d’État, en homme social, en civilisateur, non comme un philosophe qui scrute et décompose au fond de son cabinet les instincts et les mobiles de l’âme humaine : lui, il les accepte et les pratique en ce qui est de lui et de sa volonté jusqu’à la fin, même lorsqu’il n’avait plus à s’en servir chez autrui. Il ne songe pas à se soustraire, pour son compte, aux grandes croyances ni aux formes de croyances qu’il a remises en honneur et commandées. « N’est pas athée qui veut », disait-il. Il représente bien la société moderne elle-même telle qu’il l’a refaite, dans sa mesure un peu vague et flottante, mais toutefois persistante, de disposition morale et religieuse : à défaut de la foi, il a le respect.

On était en 1821 ; le mal croissait ; on approchait de ce terme fatal du 5 mai, date funèbre et immortelle.

Les pensées militaires reprirent Napoléon à ses dernières heures et au chevet de l’agonie. Chacun, en ces suprêmes instants où la volonté trop faible laisse flotter les rênes, s’en va en imagination à son penchant favori, à son délire préféré. Le philosophe rêve d’aller rejoindre Aristote, Platon, Descartes, Spinosa, Leibnitz, ces rois et ces législateurs sublimes de la pensée. Dante rêve de rejoindre Virgile, Homère, Musée, le chœur des poètes sacrés. Pour Napoléon, c’était le groupe des guerriers qu’il voyait déjà flotter vaguement dans un nuage : « Je vais », disait-il, « rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Masséna, Bessières, Duroc, Ney !… Ils viendront à ma rencontre… ils ressentiront encore une fois l’ivresse de la gloire humaine… Nous parlerons de ce que nous avons fait, nous nous entretiendrons de notre métier avec Frédéric, Turenne, Condé, César, Annibal… » Puis, s’arrêtant dans son rêve des Champs Élysées, dans sa vision d’Ossian, il ajoutait avec le sourire de l’homme qui, même tout près de l’agonie, sait maîtriser l’illusion : « À moins que là-haut comme ici-bas on n’ait peur de voir tant de militaires ensemble. »

Il mourut le 5 mai, à six heures et demie du soir, au moment où le canon de l’île donnait le signal de la retraite et où le soleil se couchait dans l’océan. Tout fut grand, solennel et simple. La légende ne saurait trouver ici rien qui soit égal à la réalité.

II

J’ai pu à peine donner idée de ce chapitre élevé et pathétique qui couronne dignement la plus sérieuse histoire. Il ne serait pas juste maintenant, après avoir tant parlé du héros, de ne pas dire quelque chose de l’historien qui nous l’a si bien fait connaître. Qu’on veuille songer à ce qu’on doit de reconnaissance à celui qui, dans une publication continue de vingt années, nous a initiés à ce degré, tous tant que nous sommes, à l’esprit et au détail politique, administratif, militaire, de la plus grande époque et la plus invoquée dans les entretiens de chaque jour ; qui, sans que nous soyons hommes d’État ni politiques de métier, nous a fait assister, par le dépouillement des pièces les plus secrètes et les plus sûres, aux conseils et aux débats diplomatiques d’où sont sorties les destinées de l’Europe et de la France pendant l’ère la plus mémorable ; qui, sans que nous soyons financiers, nous permet, avec un peu d’attention, de nous rendre compte des belles et simples créations modernes en ce genre ; sans que nous soyons administrateurs, nous montre par le dedans ce que c’est que le mécanisme et les rouages de tout cet ordre civil et social où nous vivons ; sans que nous soyons militaires, nous fait comprendre la série des mouvements les mieux combinés, et par où ils ont réussi, et par où ils ont échoué en venant se briser à des causes morales et générales plus fortes. Qu’on lui sache gré surtout de nous fournir, par l’étendue même et le caractère circonstancié de ses récits, les moyens de le discuter, de le contrôler à notre tour, et parfois de le contredire. Que quelques fautes inévitables dans un si vaste travail, et inséparables de la manière même adoptée par l’historien ; des redites ou ce qui semble tel, et qui tient à un besoin extrême de clarté ; quelques inexactitudes sur des points accessoires et qu’on pouvait fort bien laisser de côté, pures inadvertances, sans effet sur l’ensemble, et qui tiennent encore à l’excellente habitude de ne parler qu’avec des données positives et avec des faits, non avec des phrases ; le tout si réparable dans une seconde édition : que ces taches légères n’aillent pas obscurcir dans notre esprit, quand nous jugeons de tout le monument, la grandeur du dessin, la noblesse et l’aisance de la distribution, la lucidité des exposés, la lumière des tableaux, l’ouverture et la largeur des horizons. Et si l’on en vient au style tant discuté, tant contesté, qu’on me permette d’y revenir encore moi-même dans un dernier mot.

On a raconté, et cela est vrai, qu’un jour allant visiter M. Royer-Collard peu de semaines avant sa mort, M. Thiers le trouva dans son cabinet, et M. Royer-Collard lui montra un volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire sur sa table, à côté d’un volume de Platon et de Tacite, en lui disant : « Vous voyez que vous n’êtes pas en mauvaise compagnie. » Sur quoi M. Thiers répondit tout naturellement que c’était là pour lui un bien redoutable voisinage ; et M. Royer-Collard répliqua : « N’ayez pas peur, vous vous défendez contre tout le monde. »

Le mot est charmant, et, de plus, il est juste et a tout son poids dans la bouche d’un homme qui ne faisait guère de compliments. Il est très vrai que la manière d’écrire de M. Thiers n’éblouit pas, ne renverse pas, ne s’impose pas, mais, elle se défend. Elle se défend d’elle-même, parce qu’elle se fait accepter de tout lecteur, parce qu’elle est facile, agréable, et qu’elle court, qu’elle entre aisément, parce qu’elle dit ce qu’elle veut dire ni plus ni moins, qu’elle vous livre tout uniment, quoique souvent avec bien de la vivacité, le fait ou la pensée, et qu’elle ne laisse chemin faisant aucun point vague ; aucun recoin obscur. Elle n’a pas même besoin de se défendre à une première lecture, et ce n’est qu’à la réflexion et après avoir profité de tout ce qu’on lui doit de net et d’utile, qu’on lui peut faire et qu’on lui fait quelques critiques. Eh bien ! là elle se défend encore et par des raisons excellentes, judicieuses ou du moins dès plus spécieuses, appropriées au genre, tirées de la nature et de la grandeur même de l’œuvre en question. Un jour que j’avais essayé de dire quelques-unes de ces raisons au public, M. Thiers me fit l’honneur de m’écrire pour me remercier de l’avoir défendu contre les écrivains à effet ; mais il trouva, sans peine à ajouter à ce que j’avais dit, et il le fit si bien, d’une telle abondance de cœur et d’une telle verve, qu’il me semble que je ne saurais choisir aujourd’hui d’autre avocat pour lui que lui-même :

« Il y a entre ces messieurs et moi, disait-il, un malentendu irréparable. Je ne crois dans les arts qu’à ce qui est simple, et je tiens que tout effet cherché est un effet manqué. Je regarde à l’histoire des littératures et je vois que les chercheurs d’effet ont eu la durée, non pas d’une génération, mais d’une mode ; et vraiment ce n’est pas la peine de se tant tourmenter pour une telle immortalité. De plus, je les mets au défi de faire lire, non pas vingt volumes, mais un seul. C’est une immense impertinence que de prétendre occuper si longuement les autres de soi, c’est-à-dire de son style. Il n’y a que les choses humaines exposées dans leur vérité, c’est-à-dire avec leur grandeur, leur variété, leur inépuisable fécondité, qui aient le droit de retenir le lecteur et qui le retiennent en effet. Si l’écrivain paraît une fois, il ennuie ou fait sourire de pitié les lecteurs sérieux. J’ai vécu dans les assemblées, et j’ai été frappé d’une chose : c’est que dès qu’un orateur faisait ce qu’on appelle une phrase, l’auditoire souriait avec un indéfinissable dédain et cessait d’écouter. En histoire, il en est ainsi, et je soupçonne qu’il doit en être un peu de même dans les autres genres de littérature. Du reste, je ne parle que du mien, que je crois le plus sérieux qu’il y ait au monde ; et ne pas se proposer la forme simple, c’est n’en comprendre ni la beauté ni la grandeur. On se trompe sur la véritable cause du grand effet produit par Tacite. D’abord il est peintre et point narrateur, ce qui est fort différent. Ensuite, il y a dans ses tableaux ce que nous autres, amateurs des arts, appelons le clair-obscur, et ce clair-obscur consiste dans une profonde tristesse, tristesse d’un honnête homme vivant sous la plus basse et la plus exécrable des tyrannies. Or, je défie de répandre une telle couleur sur des tableaux de notre temps, quelque tragiques que soient les époques que nous reproduisons. »

C’est là un post-scriptum à joindre désormais à la célèbre préface du XIIe volume, c’est un dernier éclaircissement que je suis fier d’avoir provoqué et heureux de produire. Qu’ajouter de plus et de mieux ? M. Thiers, en prétendant établir comment on se passe d’un style proprement dit, donne au même moment l’exemple d’un style vif, pressé, excellent. Et dans ce tome vingtième que nous avons sous les yeux, si c’était l’heure de citer, nous aurions beau jeu. Que ne puis-je détacher ces trois pages de résumé admirable sur le caractère de Napoléon (p. 710-713), depuis ces mots : Napoléon était né avec un esprit juste, … jusqu’à ceux-ci : Telle fut cette nature extraordinaire !… Ce sont là des pages élevées, fermes, vigoureuses de ton, philosophiques de fond, irréprochables, à offrir aux amis comme aux ennemis ; je n’en sais pas en français de plus belles. Et il n’y a pas l’ombre d’emphase ; M. Thiers, en les écrivant, n’a pas pensé à faire un morceau ; mais au terme de cette grande étude, de l’œuvre de sa vie, il est arrivé de tous les points, par la force même de la vérité et la convergence des faits, à cette conclusion énergique, à cette condensation supérieure de sa pensée. De tous ses javelots, cette fois rassemblés, il a formé le faisceau et l’a noué d’un lien indissoluble.

Une dernière question redoutable, périlleuse ! je me la pose pourtant : Que penserait Napoléon lui-même, s’il avait assez vécu pour lire, pour se faire lire une telle histoire du Consulat et de l’Empire, que celle de M. Thiers ? Comment se résumerait son sentiment, son impression dernière ? — Il aurait eu probablement des impatiences à bien des endroits, de l’humeur, mais certainement il éprouverait, en fermant le livre, de la reconnaissance.