Waterloo,
par M. Thiers (suite)
Je continue, d’après M. Thiers, de faire un résumé, le plus clair et le plus simple possible, de ces suprêmes et émouvants récits.
La bataille de Ligny gagnée, les Prussiens repoussés mais non détruits, toute la question pour Napoléon était de savoir s’il pourrait atteindre les Anglais séparément, à temps, et si eux voudraient s’y prêter. Toute la journée du 17 (juin) fut employée à se mettre en devoir de livrer cette seconde bataille aussi nécessaire et plus décisive que la première.
Il importait avant tout de connaître la direction qu’avaient prise Blücher et son armée
en retraite plus qu’en déroute. Les premières poursuites de la cavalerie n’ayant rien
appris de positif, le maréchal Grouchy fut chargé avec un corps considérable (36,000
hommes) d’atteindre l’ennemi dans sa marche qu’on estimait plus confuse qu’elle ne
l’était, de le suivre l’épée dans les reins, de le talonner, de l’empêcher de se rallier,
et, s’il se rabattait vers Bruxelles du côté des Anglais, de le retarder le plus possible,
en se tenant dans tous les cas entre lui et l’armée française, de manière à pouvoir se
rallier à celle-ci dès qu’il y aurait lieu. Les ordres étaient si précis quant à cette
dernière prescription, ils étaient de plus si indiqués par les circonstances, si commandés
par le bon sens, qu’il fallut à Grouchy ce que M. Thiers a le droit d’appeler une
véritable « cécité morale »
pour ne pas mieux entrer dans l’esprit de sa
mission. Le premier jour qui devait être employé si activement, Grouchy, après des
tâtonnements infructueux pour s’assurer de la marche des Prussiens, ne fit que deux
lieues, s’arrêta à six heures du soir et jugea qu’il serait à temps le lendemain pour
suivre l’ennemi, qui se trouvait ainsi avoir gagné sur lui plusieurs heures. Il y avait
déjà en germe dans cette détermination toute sa conduite du lendemain, d’où résulta la
perte de Waterloo.
Napoléon s’étant porté à Bry et de là sur la chaussée de Namur, étonné de voir que les Anglais tenaient encore aux Quatre-Bras, ordonna les mouvements qui accélérèrent leur retraite, déjà ordonnée d’ailleurs par Wellington. Il gronda Ney sans colère, et attendit que son armée défilât par cette chaussée trop étroite pour tant d’hommes, de chevaux et de canons. Le temps était devenu affreux ; la pluie tombait à torrents ; les chemins étaient inondés, les terres défoncées. Dès que la nature s’en mêle, l’homme redevient bien petit, que ce soit le grand Pompée ou César. Il fallut renoncer à l’idée d’atteindre et de combattre l’armée anglaise dans l’après-midi du 17, et courir le risque de la voir se dérober devant nous derrière la forêt de Soignes. Mais Wellington n’avait pas l’idée de se dérober ; il avait étudié en avant de la forêt la forte position du Mont-Saint-Jean : il l’occupa, solidement et nous y attendit
La nuit arrivée, Napoléon donna les ordres pour la bataille du lendemain, quoiqu’il en
doutât encore. Il ne fut rassuré que lorsqu’à une heure du matin, fort préoccupé de ses
sombres pensées et du danger qu’aurait pour la France, menacée du côté du Rhin, tout
retard dans la décision de cette campagne projetée par lui en deux coups de foudre, il fut
sorti à pied, accompagné seulement du grand maréchal. Bertrand : il parcourut la ligne des
grand’gardes ; l’horizon, vers la forêt de Soignes, « apparaissait comme un
incendie. »
C’étaient les Anglais qui se séchaient, à leurs feux de bivouac, car
le bois ne leur manquait pas. La pluie tombait toujours à torrents ; l’Empereur s’assura
qu’aucun mouvement de retraite ne se prononçait de la part de l’adversaire. Il rentra
satisfait à son quartier général, ne demandant plus à la fortune qu’un terrain solide et
le soleil. Aussi quand il le vit paraître, bien pâle d’abord et perçant les brouillards
vers cinq heures du matin, il eut un mouvement de joie : « Sur cent chances nous en avons,
quatre-vingts pour nous », dit-il.
Un ordre expédié à Grouchy l’informa de la bataille qui allait se livrer : tenir les Prussiens séparés des Anglais, et rester lui-même en communication avec l’armée française, dont il formait avec ses 36,000 hommes l’extrême-aile droite, voilà le rôle, la part d’action qui lui revenait ; c’était clair. Plus la bataille commencerait tôt dans la journée, et plus on avait de chances de devancer toute jonction des Prussiens. Mais le terrain était détrempé. Combien d’heures de soleil fallait-il pour le rendre praticable à l’artillerie ? Drouot demandait deux ou trois heures : ce qui fit que l’action ne commença qu’à onze heures et demie ou midi. Ce brave officier, l’honneur et le scrupule même, ne se pardonnait pas ce retard, qui aurait pu être cependant aussi profitable que nuisible en donnant à Grouchy le temps d’arriver, mais qui, de fait, devint funeste ; et tandis que d’autres cherchaient à s’excuser de ce dont ils étaient réellement coupables, il s’accusait, lui, de ce dont il était innocent.
Il y eut des fautes et des contretemps marqués dans l’exécution du plan le mieux conçu. Ce plan de Napoléon consistait à se porter avec toute sa droite au complet sur la gauche des Anglais, la moins forte, à la culbuter sur leur centre qui occupait la grande chaussée de Bruxelles, et à leur fermer la route ouverte par la forêt de Soignes. On commença à notre gauche par une diversion qui devint une action trop principale autour de la ferme et du château de Goumont. De braves lieutenants s’y acharnèrent beaucoup trop ; des bois dérobaient à Napoléon ce qui s’y passait d’héroïque, mais d’un peu inutile à l’ensemble des opérations, comme dans un siège séparé. La lunette de l’Empereur, qui, de la position centrale où il était, se promenait sur tout le revers du Mont-Saint-Jean, était souvent dirigée vers la droite par où l’on attendait Grouchy. Une ondulation, une ombre mouvante se fit sentir à l’extrémité de l’horizon. Qu’était-ce ? Il se trouva, après reconnaissance, que c’étaient des Prussiens, le corps de Bülow qui n’avait pas donné à Ligny et qui se dirigeait vers Wellington. Il y eut dès lors nécessité de modifier le plan primitif, de retourner une partie de sa droite pour parer aux 30,000 hommes de Bülow, et de livrer la bataille à Wellington avec un chiffre de combattants déjà inégal, mais notablement diminué. Les chances étaient grandes encore, mais moindres.
Fallait-il à ce moment-là non seulement modifier son plan, mais replier, retirer la bataille, la remettre à un autre jour ? Était-ce possible dans l’état d’esprit de Farinée, dans l’état de la France et de l’Europe ? Le gant était jeté ; les dés étaient sur table. « Nous avions ce matin quatre-vingt-dix chances pour nous », dit à ce moment Napoléon au maréchal Soult ; « l’arrivée de Bülow nous en a fait perdre trente ; mais nous en avons encore soixante contre quarante. » Se hâter d’autant plus et donner en toute vigueur contre la gauche et le centre des Anglais était le mouvement indiqué, et Napoléon l’ordonna. On attaqua la Haie-Sainte, qu’on ne parvint d’abord à arracher qu’en partie comme pour Goumont. Une singularité de tactique, dans la formation des colonnes d’attaque, disposition exceptionnelle, adoptée ce jour-là par Ney et d’Erlon, sans doute en prévision de la solidité anglaise, devint une faute qui nuisit au développement des manœuvres ; ce trop de précaution de d’Erlon alla contre son but ; on n’avait obtenu dans ce premier et vigoureux effort au centre qu’un résultat incomplet : c’était à recommencer. Cependant Bülow se dessinait de plus en plus et approchait ; c’était un corps considérable, ce n’était plus une ombre à l’horizon. Il n’y avait pas à hésiter. Le péril était de ce dernier côté. Que Ney emporte la Haie-Sainte et s’y tienne, s’y arrête pour le moment : quand Bülow aura été reçu comme il convient, qu’il aura été refoulé et retardé pour une heure ou deux, il sera temps de se reporter au plateau du Mont-Saint-Jean et d’y frapper le coup décisif. Mais Ney est pressant, il réclame des forces, il est hors de lui dans son ardeur, il est comme furieux et forcené de tout son arriéré d’action des jours précédents, de tous ses retards de la veille et de l’avant-veille ; il jure, si on le laisse faire, d’en finir à lui seul avec l’armée anglaise. Napoléon lui ordonne d’attendre pour une dernière attaque, et lui envoie provisoirement les cuirassiers de Milhaud.
Mais il est des mouvements qui d’eux-mêmes parlent plus haut que des ordres. Quand on vit s’ébranler cette admirable cavalerie de Milhaud, quand on la vit traverser de droite à gauche notre ligne de bataille, un sentiment universel, électrique, circula : le cri de Vive l’Empereur ! se fit entendre ; chacun crut, parce qu’il le désirait, que l’ordre d’attaquer à fond était venu ; Milhaud le crut, Lefebvre-Desnoëttes le crut, Ney se le figura. Aucun colonel général, aucun commandant en chef de la garde n’était là pour modérer une si belle ardeur. Ney n’y tint pas : se voyant une telle force en main, après une attaque des Anglais repoussée, il déboucha de la Haie-Sainte, se lança sur le plateau, et livra cet assaut acharné dans lequel un nouvel entrainement vint englober toute la grosse cavalerie de la garde, la réserve même, sans que celle-ci eût reçu aucun ordre pour cela. Seul, le souffle embrasé l’attire dans son tourbillon et l’y précipite. C’est le contraire d’une panique : c’est l’ivresse de Mars, c’est le vertige des braves. Mêlée sans exemple ! matière en fusion, matière toute bouillante du plus beau chant d’une moderne Iliade, s’il y avait encore des Iliades ! Ce combat de centaures et de géants, avec ses va-et-vient, ses coups de collier réitérés à bride abattue, dura des heures. Au dernier terme, il ne faut plus à Ney qu’un effort pour saisir la victoire ; les lignes anglaises sont trouées ou ébranlées de toutes parts ; la première ligne, la seconde est rompue, il ne reste à percer que la troisième et dernière ; un peu d’infanterie déciderait tout : Ney en fait demander en toute hâte à Napoléon par son aide de camp Heymès. « De l’infanterie ! répond l’Empereur ; où voulez-vous que j’en prenne ? voulez-vous que j’en fasse ?… »
Que s’était-il donc passé dans l’intervalle autour de Napoléon ? Envoyant le mouvement de Ney et cette première charge brillante de la cavalerie Milhand couronnant les hauteurs du Mont-Saint-Jean, comme on en triomphait autour de lui et qu’on criait déjà victoire. L’Empereur avait dit : « Voilà un mouvement prématuré ; c’est trop tôt d’une heure. » À quoi Soult répliqua, s’en prenant à Ney : « Il nous compromet comme à Iéna. » Et l’Empereur avait ajouté : « Cependant il faut soutenir ce qui est fait. » Et il avait envoyé l’ordre aux cuirassiers de Valmy de se porter au grand trot pour appuyer la première cavalerie ainsi lancée trop à l’aventure sur le plateau.
On était dans un de ces moments décisifs où le moindre incident peut causer de grands résultats. On a beau calculer profondément à la guerre, il y a toujours et surtout le hasard des combats, et il suffit d’un rien pour faire pencher la balance. Le mouvement de toute cette cavalerie Kellermann défilant au cri de : Vive l’Empereur ! en imposa à l’ennemi et rassura nos troupes qui en avaient besoin ; car Bülow, à ce moment même, menaçait le flanc et les derrières de notre armée ; sa canonnade prolongée étonnait les nôtres ; il était important de ne faire de mouvement rétrograde nulle part et de se maintenir dans la position prise, quoiqu’on se fût trop hâté. Bien loin de redouter Bülow, on avait l’air d’aller à la poursuite des Anglais. Pour ceux qui cherchaient à y lire, le visage de Napoléon, en cet instant difficile, ne paraissait respirer que la confiance. Il sentait pourtant combien la partie était compromise. Bülow arrivait, Ziethen ou d’autres allaient arriver, et Grouchy, Grouchy n’arrivait pas !
Et voici que la réserve de grosse cavalerie de la garde, entraînée elle-même par le mouvement de Kellermann, saisie à son tour de je ne sais quel élan vertigineux (ô noble malheur d’une armée trop électrisée ce jour-là !), avait donné vers le Mont-Saint-Jean sans en avoir reçu l’ordre. Lorsque l’Empereur voulut la faire rappeler, il était trop tard : elle était engagée. Dès cinq heures, Napoléon se trouva privé ainsi de cette réserve qu’il avait toujours eu soin de garder disponible pour la fin des batailles.
Et puis, quand toute cette troupe, ces 10,000 hommes de superbe cavalerie, dans la main du plus brave des hommes, plus furieux et plus enragé d’héroïsme à cette heure suprême qu’on ne l’avait jamais vu en aucune rencontre, eurent chargé et rechargé maintes fois, eurent fait des miracles, eurent ouvert mainte et mainte brèche dans les rangs de la plus tenace des infanteries et en face du plus inébranlable des chefs de guerre dont la grandeur dans l’histoire est d’avoir résisté et vaincu ce jour-là ; quand Ney, après des heures tumultueuses que nulle montre exacte n’a comptées, se sentit à bout d’efforts, son quatrième cheval tué sous lui, à pied, son habit percé de balles et lui-même là-dessous comme invulnérable, il avait envoyé son aide de camp Heymès demander à Napoléon ce renfort d’infanterie, et Napoléon avait fait la réponse désespérée, inexorable.
Il était environ six heures du soir, et tout annonçait qu’on allait avoir affaire en effet à toutes les forces de Blücher. De Grouchy il n’était pas plus question que s’il avait disparu dans un tremblement de terre ; et cependant depuis midi la canonnade qu’il entendait, quand il n’aurait pas reçu d’ordre, l’appelait assez haut. L’infanterie de la garde, la seule dont Napoléon disposât, et qu’il ne pouvait accorder à Ney, était son unique ressource dans l’imminence du danger croissant à sa droite.
C’est cette droite qui offrait le côté vulnérable et découvert, du moment que Grouchy ne
venait pas. Après les deux récits que Napoléon a laissés de la bataille, la narration
explicative de M. Thiers répondant à toutes les objections et aux critiques soulevées dans
l’intervalle, les discutant et faisant la part de chacune, ne laisse rien à désirer. On
comprend maintenant Waterloo comme si l’on y assistait d’en haut en ballon, et sans la
fumée du combat ; on en voit les mouvements, les ressorts, les préparations, les
péripéties et les crises, comme dans une tragédie bien analysée. « Une bataille »,
a dit à ce propos Napoléon, « est une action dramatique qui a son commencement, son
milieu et sa fin. L’ordre de bataille que prennent les deux armées, les premiers
mouvements pour en venir aux mains, sont l’exposition ; les contre-mouvements que fait
l’armée attaquée forment le nœud, ce qui oblige à de nouvelles dispositions et amène la
crise, d’où naît le résultat ou dénouement. »
Par malheur, le plan de Waterloo
ne put être exécuté à aucun moment comme il avait été conçu. Dès l’origine, l’ombre de
Bülow se dessinant et grandissant à l’horizon indiqua l’intervention possible des
Prussiens et causa une perturbation sensible dans l’action principale ; le nœud n’était
plus où il devait être ; une autre pièce (pour continuer l’image) venait compliquer la
première et s’essayer à côté : il n’y avait plus d’unité d’action. Tandis que Reille à
gauche, par ses lieutenants, s’acharnait un peu trop contre le château de Goumont, Lobau à
droite était tout entier retourné et occupé contre Bülow. L’attaque du centre s’en
trouvait dégarnie d’autant ; l’infanterie en temps, utile y fit faute. Un personnage
essentiel dans le plan de Napoléon manqua toujours, c’était, Grouchy, lequel apparaissant
avec ses 36,000 hommes, en tout ou en partie, eût permis de conjurer ce fantôme des
Prussiens devenu bientôt une formidable réalité, et de livrer la bataille dans l’ordre
régulier et savant suivant lequel elle, avait d’abord été calculée. Évidemment, dans ce
cas, la bataille était gagnée, et deux fois plutôt qu’une. On saisit à merveille ces
moments où l’action de Napoléon, libre alors et non plus partagé, s’ajoutant à
l’impétuosité de Ney qui avait poussé les choses à l’extrême, penchant sur le plateau, eût
tout renversé et achevé Grouchy, par son absence totale, fut le seul auteur de la
perte.
Et pourquoi donc ce Grouchy de contretemps, et de malheur ne venait-il pas ? Quelles raisons avait-il de résister à l’évidence, aux instances ; et aux adjurations de ses lieutenants les plus éclairés de rester sourd au tonnerre ? Je n’irai pas m’enfoncer dans cette explication de détail, aujourd’hui épuisée. Je ne dirai qu’un mot qui pour moi la résume : il y a des esprits fermés, des têtes où une idée, si elle n’y entre tout d’abord, ne pénètre pas. Ce brave général de l’Empire, marquis de naissance, eut ce jour-là quelque chose de l’entêtement d’un émigré.
Quelles furent les dernières heures de la bataille ? On le sait trop bien. Les lieutenants de Blücher qui faisaient effort pour nous percer à Planchenois sont repoussés et battus d’abord, et Napoléon profite de ce répit pour envoyer Friant et se porter lui-même au plus vite, avec ce qui peut prendre d’infanterie de la garde, au secours de Ney et décider la retraite de Wellington. Celui-ci semble en être au dernier quart d’heure de résistance. Va-t-on de ce côté, ressaisir la victoire ? on peut encore l’espérer. Il est de ces coups extrêmes qui font le sort d’une journée… C’est alors que Ziethen, survenant, avec son infanterie et de la cavalerie fraîche, nous prend en flanc, nous entame, nous tourne et débouche en arrière sur le champ de bataille. La digue est rompue, la trouée est faite, la plaine inondée ; la terreur dans nos rangs s’en mêle ; tout se confond. Il y a un moment où l’acier qui a résisté à tout se brise et casse comme verre. Ainsi se brisa en un clin d’œil cette vaillante armée.
Napoléon, qui n’avait désespéré à aucun moment, voyant, tout s’écrouler à la fois, tout
manquer sous lui, son armée en débris et son Empire, reculait à pas lents sous une pluie
de feu ; il semblait décidé à ne pas survivre, vouloir mourir avec ses grenadiers. Après
une dernière volée de coups de canon tirée par son ordre, il allait entrer dans un carré
et s’y enfermer, quand Soult, qui était près de lui, lui dit :
« Ah ! Sire, les ennemis, sont déjà assez heureux »
; et, s’emparant de
la bride, il poussa le cheval de l’Empereur sur la route de Charleroi.
La nuit était venue, quelques carrés de la garde tenaient seuls et demeuraient, dans le débordement universel, comme des têtes de rochers sombres. C’est alors qu’un cri sublime sortit de ces carrés assaillis. — Rendez-vous ! — La garde ne se rend pas. — Voilà le mot dans toute sa simplicité, tel qu’il a dû s’échapper à la fois de toutes les poitrines et de toutes les lèvres, tel qu’il n’a pu ne pas être dit. L’acte répondait aux paroles. On ne se rendait pas, et l’on mourait. Que vous faut-il de plus ?
J’ai souffert, je l’avoue, de cette discussion dernière si prolongée au sujet de ce cri suprême. Serions-nous devenus des rhétoriciensou des byzantins pour disputer ainsi à perte de vue sur ce qui n’est beau et ce qui ne mérite de vivre que par le sentiment qui en est l’âme ? Léonidas ou tel autre héros grec a-t-il mêlé un juron de son temps à la parole sublime qui a traversé les siècles, et qui, des Thermopyles ou de Marathon, est venue jusqu’à nous ? Je l’ignore et le veux ignorer. Lisez Homère, le plus grand, le plus héroïque, le plus magnifique et aussi le plus naturel des poètes : il n’y a pas un seul mot sale dans toute l’Iliade, le livre des guerriers. J’aime la vérité assurément et la réalité franche, je le répète assez souvent ; je sais même surmonter un dégoût pour arriver au plus profond des choses, au plus vrai de la nature humaine ; mais je m’arrête là où l’inutilité saute aux yeux et où la puérilité commence. Je fuis la rhétorique directe qui s’étale et qui s’affiche ; je ne fuis pas moins la rhétorique retournée, qui est tellement occupée à faire pièce à la rhétorique solennelle, qu’elle en oublie le fond des choses, qu’elle se prend elle-même à des mots, leur donne une importance qu’ils n’ont pas, et devient une manière de rhétorique à son tour. C’est à regret et à mon corps défendant que je me suis vu forcé de toucher ce point littéraire et de goût, à la fin d’un récit où toute littérature s’oublie et cesse, où ce serait le triomphe de la peinture elle-même de ne point paraître une peinture, où l’histoire doit à peine laisser apercevoir l’historien, et où la page la plus belle, la plus digne du héros tombé et de la patrie vaincue avec lui, ne peut se payer que d’une larme silencieuse.
Sainte-Hèlene, ce dernier chapitre de l’ouvrage de M. Thiers, supérieur encore par l’intérêt à tous les autres, nous appelle, et nous y reviendrons. De la masse un peu confuse de mémoriaux et de récits publiés sur cette captivité douloureuse et féconde, M. Thiers a extrait, dégagé et distribué avec un art qui se dérobe tout ce qui est authentique, ce qui est pur, élevé, inaltérable, — toutes paroles d’or. On pourrait intituler ce dernier livre, Napoléon juge par lui-même. Je ne sais pas dans la littérature des nations 250 pages plus grandes de sujet ni plus simples. — Non, nous ne sommes pas en décadence.