II. (Fin.)
Lassay a pour nous cet avantage, précisément parce qu’il n’est qu’un homme de société et un amateur, non un auteur, de nous représenter au juste le ton de distinction et de bonne compagnie du xviie siècle, et la langue parlée que ce siècle finissant transmit au xviiie .
Revenu d’Italie en France en 1686, Lassay trouva des ennuis domestiques : il avait une fille du premier lit qu’il avait confiée en partant à Mme de La Fayette ; celle-ci qui écrivait de si agréables romans, mais qui n’entendait pas moins bien les affaires positives, jugea que cette pupille était un bon parti pour son fils, et elle était près d’arranger ce mariage contre le gré du père qu’elle cherchait à tenir éloigné. Lassay raconte au long cette tracasserie ; il s’en plaignit à Mme de Maintenon brouillée alors avec Mme de La Fayette, et en laquelle il cherchera désormais un appui en cour et une patronne en toute circonstance. Sans prétendre décider qui avait tort ou raison dans ce démêlé assez compliqué et sur lequel nous n’entendons qu’une des parties, une seule chose en ressort pour moi avec évidence, c’est que Mme de La Fayette, qui savait mieux que personne ce que c’était que crédit et considération, n’en accordait pas beaucoup à Lassay à cette époque de sa vie, qu’il ne paraissait pas être de ceux avec qui l’on compte, et qu’il était temps pour lui de songer à refaire sa situation et auprès du roi et dans le monde. Il ne cessa d’y travailler dans les années suivantes, essayant de se remettre sur pied et n’y parvenant qu’imparfaitement et toujours d’une manière boiteuse. Ce sont ces années actives et fécondes de la première maturité qu’il regrettait plus tard de n’avoir pu appliquer selon qu’il s’en estimait capable : repassant sa vie dans sa vieillesse et faisant son examen de conscience, il croyait qu’il y avait moins encore de sa faute dans cette médiocre fortune que de celle de son étoile :
Si on me demande ce que c’est qu’étoile, disait-il, je répondrai que je ne le sais pas ; je sais seulement que c’est quelque chose de réel qu’on ne connaît point ; et je suis persuadé que ceux qui prétendent que notre bonne ou notre mauvaise fortune dépend de notre conduite ont grand tort ; elle y peut beaucoup, mais l’étoile y peut encore plus. Je vais dire une chose où il y a bien de la vanité ; il n’importe, car je ne prétends pas que ceci soit vu de personne48 : si mon étoile avait eu quelque proportion avec les qualités qui sont en moi, je serais plus élevé que je ne suis ; mais elle est faible et commune, je l’ai éprouvé cent fois.
Tout en convenant avec lui que les qualités qu’on possède sont loin de se produire toujours ; que c’est l’occasion qui nous révèle aux autres et souvent à nous-même, et que la seule pierre de touche pour bien juger du mérite est qu’il soit mis à sa place, je remarquerai que, dans l’analyse très détaillée et assez naïve qu’il nous donne de son esprit et de son caractère, il nous dit :
J’ai un défaut effroyable pour les affaires, qui gâte et qui détruit tout ce que je pourrais avoir de bon : c’est une grande paresse dans l’esprit ; en de certaines occasions, je la peux surmonter par élans ; mais à la longue je prends trop sur moi et j’y retombe toujours ; si bien que je ne serais propre qu’à penser, et encore plus à choisir et à rectifier ; car ce qu’il y a de meilleur en moi, c’est le discernement : mais il faudrait qu’un autre agît.
Quand je vois des gens d’esprit se lancer dans la vie active
par saillies et se résigner d’ailleurs si bien pour l’ordinaire, et comme
pis-aller, à la condition oisive, j’ai toujours un doute sur leur vocation
réelle, et, quand ils s’en prennent ensuite aux astres de n’avoir point
réussi, j’incline à croire qu’ils sont de moitié pour le moins dans leur
étoile. Lassay, dans ses velléités d’ambition, mélangées de paresse, me
semble avoir été de ces hommes de l’ordre et de la portée de Bernis, avec
qui il a cela de commun encore d’être devenu de plus en plus aimable en
vieillissant. Ce que Bernis écrivait de Venise à Pâris-Duverney, Lassay
l’écrira presque dans les mêmes termes à Bolingbroke : « J’ai
toujours pensé qu’une extrême ambition ou une entière liberté peuvent
seules remplir le cœur d’un honnête homme : l’état qui est entre deux
n’est fait que pour les gens médiocres. »
En attendant, la guerre ayant recommencé en 1688, Lassay fit comme les gentilshommes de cœur, et alla servir en Allemagne et en Flandre sur le pied de volontaire. En 1691 il fut au siège de Mons, et en 1692 à celui de Namur ; mais dans ces derniers sièges il se trouvait avec le titre et en qualité d’aide de camp du roi. Il avait obtenu cette faveur par le canal de Mme de Maintenon, à qui il écrivit des lettres fort pressantes à ce sujet, et qui avait pour lui de l’amitié. Mme de Maintenon avait dû plus d’une fois songer, dans les degrés divers de son élévation, à cette histoire romanesque de Marianne, et elle savait gré sans doute à Lassay d’avoir osé mettre un jour la sagesse de conduite et la vertu au-dessus du rang. Elle l’aida donc à effacer les impressions fâcheuses que sa démission ancienne avait pu laisser dans l’esprit de Louis XIV :
Je ne demande au roi pour toute grâce, écrivait Lassay, que de me donner des occasions de le servir ; l’extrême envie que j’aurais de lui plaire me donnera de l’habileté ; quand on a une grande envie de bien faire, il est difficile qu’on fasse bien mal, et personne dans le monde n’a tant de bonne volonté que moi.
Redemandant cette même faveur d’être aide de camp du roi pour la campagne qui suivit celle de Namur, et qui fut la dernière que fit Louis XIV, Lassay savait bien qu’il allait au cœur de Mme de Maintenon lorsqu’il insistait sur la prudence et qu’il disait bien plus en courtisan qu’en soldat :
Si je ne regardais que mon intérêt particulier, par toutes sortes de raisons je souhaiterais ardemment qu’il (le roi) allât commander ses armées, mais je crois qu’il n’y a pas de bon Français qui doive souhaiter qu’il y aille : quand je songe à Namur, je tremble encore ; sans compter les autres périls, le roi passait tous les jours au milieu des bois qui pouvaient être pleins de petits partis ennemis ; on n’oserait seulement porter sa pensée à ce qui pouvait arriver : que serait devenu l’État, et que serions-nous devenus ?
Si on vous disait : « Pendant le siège de Mons, la jeune noblesse en quittant Paris laissa bien des aventures galantes et des liaisons de cœur ; il y eut de belles affligées qui bientôt se consolèrent ; on s’écrivait des billets avant et après le siège, mais le retour pour plusieurs ne fut point aussi heureux que l’avait été le départ » ; si on vous disait cela, on ne vous apprendrait rien qui ne soit facile à supposer et qui n’ait dû être ; mais si l’on ajoutait : « Il existe une trentaine de lettres écrites par l’un de ces cavaliers de l’état-major du roi à une jeune dame de la Cour, qui fut persuadée, touchée, tendre à son égard, puis volage », on voudrait lire ces lettres : eh bien, le marquis de Lassay nous les a conservées. Ce sont quelques-unes des siennes, écrites précisément en ce temps-là.
Les lettres de ce genre sont le plus souvent d’une lecture assez fade pour
les indifférents : « Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne
s’ennuient point d’être ensemble, a dit La Rochefoucauld, c’est qu’ils
parlent toujours d’eux-mêmes. »
La flamme seule et la rapidité
de la passion a sauvé quelques lettres de la Religieuse portugaise du sort
commun aux lettres d’amour, qui est d’ennuyer bientôt ceux qui n’y sont pas
mêlés ; Mlle de Lespinasse, dans les siennes, est
quelquefois importune au lecteur presque autant qu’à M. de Guibert ; elle a
des longueurs. Lassay en a aussi, bien que ses billets écrits d’un style
poli et pur soient courts. Son point de départ est toujours son ancienne
passion pour Marianne ; il ne craint point de l’évoquer et d’y revenir :
Vous avez rappelé dans mon cœur, dit-il à son nouvel objet, des sentiments dont je ne le croyais plus capable : je retrouve en moi ce même trouble et ces mêmes agitations que j’avais connus autrefois. Ah ! serais-je assez heureux pour sentir encore une fois en ma vie le plaisir charmant d’aimer et d’être aimé49, et serait-ce à vous que je le devrais ? Mais je suis un fou de me flatter de cette espérance ; peut-être que vous êtes engagée ailleurs ; peut-être que cette lettre sera sacrifiée ; peut-être que je vous déplais, et jamais je ne peux être aimé comme je l’ai été.
Il désavoue toute autre passion antérieure récente, et celle
même de Rome qui a fait de l’éclat : « Ne soyez plus jalouse de la
princesse de Hanovre, je n’ai jamais rien senti pour elle qui approche
de ce que je sens pour vous. »
Si on avait à être jalouse de
quelqu’un, ce serait du seul souvenir et de l’ombre de Marianne :
La mort et bien des années ne pouvaient, sans vous, effacer de mon cœur le seul amour qu’il ait jamais senti avant que de vous aimer ; il durerait encore si je ne vous avais point connue : je ne sais pas même si tout celui que j’ai pour vous l’a bien éteint ; et, si vous avez à être jalouse, c’est de cet amour que vous devez l’être.
Il me déplaît de voir Lassay se servir de cette ancienne affection sacrée comme d’une amorce ou d’un aiguillon dans ses conquêtes nouvelles, et d’une manière d’ingrédient pour se faire aimer. Il se pose trop en homme qui a eu une belle douleur, et qui semble dire : « Faites-la-moi oublier, ce sera pour vous une gloire. » Mais c’est ainsi que sont faits les cœurs humains, et une délicate fidélité, ou même un délicat oubli, un ensevelissement profond et respecté, n’est le propre que de bien peu. On ne sait rien de la personne à laquelle il s’adressait alors, sinon qu’elle était bien plus jeune que lui ; il l’appelle une enfant :
La vivacité de vos sentiments, des manières simples et naturelles, et un air de vérité, m’avaient fait croire que vous ne ressembliez point aux autres femmes, et je me flattais de retrouver en vous cette personne que j’ai tant aimée, et qui, toute morte qu’elle est depuis longtemps, n’a rien à me reprocher que la passion que j’ai eue pour vous ; je vois que je me suis trompé.
Il s’était trompé en effet, et je n’ose dire qu’il en souffrit beaucoup. Le siège de Mons (mars 1691) vint interrompre cette légère intrigue à laquelle il prêtait un air de passion ; au retour, Lassay jaloux et supplanté n’eut qu’à rendre les lettres qu’on lui avait écrites, et à reprendre en échange les siennes qu’il nous a données50.
Il n’était déjà plus jeune, il avait quarante-deux ans (1694) lorsqu’il s’éprit plus au sérieux d’une jeune personne jolie, spirituelle et très capricieuse, fille naturelle de M. le Prince et légitimée par lui. Ici Lassay songeait au mariage pour la troisième fois, mais c’était encore un mariage peu régulier et assez extravagant selon le monde. Cet homme, en effet, qui avait précédemment essayé d’introduire Marianne de la bourgeoisie dans la noblesse, allait s’efforcer à son tour de s’initier parmi les princes du sang à l’aide d’une alliance du côté gauche. L’ambition pourtant eut moins de part à ce nouvel engagement que la passion, si l’on en juge par les nombreuses lettres que Lassay écrivait à Julie (c’était le nom de Mlle de Châteaubriant). La correspondance débute tout à fait comme dans un roman :
Je suis ici, écrit Lassay, dans un château au milieu des bois (le château de Lassay dans le Maine), qui est si vieux, qu’on dit dans le pays que ce sont les Fées qui l’ont bâti. Le jour, je me promène sous des hêtres pareils à ceux que Saint-Amant dépeint dans sa Solitude ; et, depuis six heures du soir que la nuit vient, jusqu’à minuit qui est l’heure où je me couche, je suis tout seul dans une grosse tour, à plus de deux cents pas d’aucune créature vivante : je crois que vous aurez peur des esprits en lisant seulement cette peinture de la vie que je mène…
Les circonstances qui précédèrent et suivirent ce mariage furent assez singulières, et achevèrent de donner à Lassay, de lui confirmer aux yeux du monde le caractère de bizarrerie et d’excentricité qui tenait plus aux personnes auxquelles il s’était lié, qu’à lui-même. Il lui fallut, pour arriver au but de ses désirs, vaincre l’incertitude et les tergiversations du prince de Condé, le plus insaisissable et le plus maniaque des hommes. Le mariage manqua, puis se renoua avec toutes sortes d’efforts. Élevée à Maubuisson, placée ensuite à l’Abbaye-aux-Bois où elle s’ennuyait, Mlle de Châteaubriant, dès ses premiers pas dans le monde de Chantilly, y sentit se développer des instincts de dissipation, de bel esprit et de coquetterie qui désolèrent Lassay avant même qu’il en fût victime :
On est trop heureux, lui disait-il, de trouver une seule personne sur qui l’on puisse compter, et vous l’avez trouvée ; vous devez du moins en faire cas par la rareté ; il me semble pourtant que vos lettres commencent à être bien courtes, et qu’elles ressemblent à celles que vous m’écrivez quand vous êtes désaccoutumée de moi ; vous avez un défaut effroyable, c’est que, dès qu’on vous perd de vue, vous oubliez comme une épingle un pauvre homme qui tout le jour n’est occupé que de vous.
Lorsque, après deux années d’efforts et de persévérance, les
dernières difficultés furent vaincues, et que l’union allait se conclure, il
se trouvait que Mlle de Châteaubriant était déjà
dégoûtée de celui qu’elle semblait d’abord avoir sincèrement aimé, et avec
qui elle eût voulu partager une chaumière ou le « creux d’un
arbre »
, disait-elle, dans les Indes. Il lui représentait avec
force et douceur les inconvénients de cette versatilité, et il faisait tout
pour l’en guérir : « Une honnête personne qui a tant fait que d’aimer
et de le dire, ne doit pas imaginer qu’elle puisse
jamais cesser d’aimer ; vous ne m’aimez point assez,
et, à mesure que mon goût augmente pour vous, il me semble que le vôtre
diminue. »
Mlle de Châteaubriant paraît
avoir été une personne romanesque qui voyait avant tout dans la passion la
difficulté à vaincre, et dont la pensée était toujours ailleurs, en
avant :
Présentement que cet obstacle est levé, lui disait Lassay, vous en imaginerez d’autres… Vous n’aimez qu’à penser et à imaginer… Notre plus grand ennemi est votre esprit… — Il y a, lui disait-il encore en lui faisant voir son caractère à elle comme dans un miroir, il y a une bizarrerie dans votre humeur, à laquelle il est impossible de résister ; je comptais de passer des jours heureux avec une personne qui m’aimait, et que j’aimais plus que ma vie : vous me forcez à perdre cette espérance ; je ne sais plus comme vous êtes faite, mais je sais bien que vous trouvez moyen de faire que c’est un malheur d’aimer et d’être aimé de la personne du monde la plus aimable ; il y a bien de l’art à cela. Quelle étoile est la mienne ! Pourquoi ne voulez-vous pas que nous soyons heureux ?
À peine marié (1696), Lassay dut rompre toute intimité avec elle et lui rendre une entière liberté, comme on le voit par une lettre sévère et fort digne qu’il lui adresse.
C’est cette même marquise de Lassay pour laquelle Chaulieu, qui en était épris, et qui la rencontrait sans cesse dans la petite cour de Mme la Duchesse à Saint-Maur, a fait une foule de jolis vers, et ceux-ci entre autres où il parle de son cœur d’un ton presque aussi ému que l’eût pu faire La Fontaine :
Il brûle d’une ardeur désormais éternelle ;Et, livré tout entier à qui l’a su charmer,Il sert encore un Dieu qu’il n’ose plus nommer51.
On a retenu, grâce à Mme de Caylus, un mot très spirituel et piquant de la marquise de
Lassay à son mari, un jour qu’il soutenait devant tous la vertu sans tache,
l’impeccabilité de Mme de Maintenon, et qu’il s’en
montrait plus opiniâtrement convaincu qu’il n’était convenable à un homme du
monde. Ennuyée de la longueur de la dispute et du ton qu’y portait
M. de Lassay, elle lui dit avec un sang-froid admirable : « Comment
faites-vous, monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? »
Très initié malgré tout, et nonobstant les ennuis, dans ce monde de Chantilly et de Saint-Maur, devenu coûte que coûte allié des princes du sang et appartenant dorénavant du côté gauche à la maison de Condé, Lassay passait sa vie dans la familiarité du plus grand monde ; s’il essuyait quelquefois la chanson et la satire, il les rendait bien. Tant qu’il eut un reste de jeunesse pourtant, il était mélancolique ; il se plaint de vapeurs ; il a des rêves de roman et des soupirs d’ambition. Chaulieu, dans une pièce badine, nous le représente à Saint-Maur ayant l’air assez ennuyé, se frottant la tête et comme regrettant les coups de mousquet qui se donnent sans lui. On lui reprochait dès longtemps de se mêler trop aux plaisirs de M. le Duc (son demi-beau-frère) et d’avoir été pour ce jeune prince le contraire d’un mentor. Laissons tous ces côtés fugitifs et évanouis, et ne prenons Lassay que par l’endroit où nous pouvons l’atteindre, le seul aujourd’hui qui nous intéresse : prenons-le comme l’un des hommes qui ont eu le plus de connaissance de la société et des caractères.
Vivant avec ces princes de la maison de Condé, il les a connus à fond, et il les a peints en traits assez inaperçus jusqu’ici, mais ineffaçables. Saint-Simon n’a pas rendu en des termes plus énergiques M. le Prince fils du Grand Condé, et, en nous retraçant le portrait de ce personnage avec qui il avait eu tant de choses à démêler, Lassay est d’une précision aussi inexorable que Mme de Staal de Launay lorsqu’elle nous exprime si au vif la duchesse du Maine. J’indiquerai quelques-uns des passages principaux de ce portrait du beau-père par le gendre, en faisant remarquer qu’il est anonyme dans le Recueil de Lassay et qu’on n’y avait pas encore mis le vrai nom :
M. le Prince n’a aucune vertu ; ses vices ne sont affaiblis que par ses défauts, et il serait le plus méchant homme du monde, s’il n’était pas le plus faible. Esclave des gens qui sont en faveur, tyran de ceux qui dépendent de lui, il tremble devant les premiers et persécute sans cesse les autres… Souvent il est agité par une espèce de fureur qui tient fort de la folie : ce ne sont quasi jamais les choses qui en valent la peine, mais les plus petites, qui lui causent cette fureur : cela dépend de la situation où se trouve son esprit ; et cela vient aussi de ce qu’il n’est point louché de ce qui est véritablement mal ; si bien qu’il ne regarde jamais les choses, mais simplement les personnes qui les ont faites ; et, si c’est quelqu’un qui lui déplaise, il grossit des bagatelles et en fait une affaire importante : cependant il est si faible et si léger que tout cela s’évanouit, et il ressemble assez aux enfants qui font des huiles de savon.
Quand sa fureur l’agite, ceux qui ne le connaissent point et qui l’entendent parler croient qu’il va tout renverser, mais ceux qui le connaissent savent que ses menaces n’ont point de suite, et que l’on n’a à appréhender que les premiers mouvements de cette fureur ; ce n’est pas qu’il ne soit assez méchant pour faire beaucoup de mal de sang-froid, mais c’est qu’il est trop faible et trop timide, et on ne doit craindre que le mal qu’il peut espérer de faire par des voies détournées, et jamais celui qui se fait à force ouverte…
Il est avare, injuste, défiant au-dessus de tout ce qu’on peut dire ; sa plus grande dépense a toujours été en espions ; il ne peut pas souffrir que deux personnes parlent bas ensemble, il s’imagine que c’est de lui et contre lui qu’on parle… Dans les affaires qu’il a, il se sert tantôt de discours captieux et tantôt de discours embarrassés pour cacher le but où il veut aller, croyant être bien fin… Jamais il ne va au bien de l’affaire, soit qu’il soit question de l’État, de sa famille ou d’autres gens ; il est toujours conduit par quelque sorte d’intérêt prochain ou éloigné, et, au défaut de l’intérêt, par la haine, par l’envie ou par une basse politique.
Toutes les charges de sa maison sont vacantes ; il n’y a plus ni grandeur ni dignité ; son avarice et son incertitude en sont cause ; il n’est magnifique qu’en secrétaires dont il a dix-huit ou vingt : il est tout le jour enfermé, sous je ne sais combien de verrous, avec quelqu’un de ses secrétaires ; et ceux qui ont affaire à lui, après avoir cherché longtemps, trouvent à peine dans une garde-robe quelque malheureux valet de chambre, qui souvent n’oserait les annoncer ; si bien qu’ils sont des deux et trois mois sans lui pouvoir parler ; sa femme et ses enfants n’oseraient pas même entrer dans sa chambre qu’il ne leur mande…
Tout est mystère à l’hôtel de Condé, et rien n’y est secret…
Il a des biens immenses et Chantilly, c’est-à-dire la plus belle demeure du monde ; il trouve le moyen de ne jouir de rien de tout cela et d’empêcher que personne n’en jouisse… Il aime mieux y vivre sans aucune considération que d’assembler le monde et les plaisirs dans des lieux enchantés où il serait avec dignité.
Et après l’avoir peint en tout et dans les moindres détails son
bourreau et le fléau des autres, Lassay ajoute : « Voilà le portrait
de M. le Prince. Ceux qui ne le connaissent pas croiront, en le lisant,
que la haine en a tracé les traits ; mais ceux qui le connaissent
sentiront-à chaque mot que c’est la vérité : cette même vérité me va
faire dire le bien qui est en lui. »
En conséquence il lui
reconnaît de l’esprit et même beaucoup, de la politesse de langage, de la
pénétration, une plaisanterie vive et légère ; mais les traits généraux
subsistent, et la physionomie dans son ensemble n’admet rien qui en puisse
adoucir l’odieux.
Le portrait qui succède à celui-là dans le Recueil, et qui est également anonyme, me paraît pouvoir être celui de M. le Duc (fils de M. le Prince), et le suivant est certainement celui de la duchesse du Maine.
Lassay qui, à la mort du prince de Conti, donna sur lui le mémoire qui servit à l’Oraison funèbre prononcée par Massillon (1709), en a tracé un autre portrait ou caractère beaucoup plus vrai, ce me semble, et plus réel, quand ce prince vivait encore. Il l’y montre avec toutes ses grâces dans l’esprit et dans la personne, avec sa douceur charmante dans l’humeur et son soin continuel de plaire, en un mot, le plus aimable des hommes, et tel qu’on voit le Conti de Saint-Simon ; puis il ajoute d’une manière neuve et très judicieusement, au moins selon toute vraisemblance :
Mais je suis persuadé qu’il est à la place du monde qui lui convient le mieux, et, s’il en occupe quelque jour une plus considérable, il perdra de sa réputation et diminuera l’opinion qu’on a de lui ; car il est bien éloigné d’avoir les qualités nécessaires pour commander une armée ou pour gouverner un État : il ne connaît ni les hommes ni les affaires, et n’en juge jamais par lui-même ; il n’a point d’opinion qui lui soit propre… ; il ne saisit point la vérité52 ; on lui ôte ses sentiments et ses pensées, et souvent il n’a que celles qu’on lui a données, qu’il s’approprie si bien et qu’il explique avec tant de grâce et de netteté qu’il n’y a que les gens qui ont de bons yeux et qui l’approfondissent avec soin qui n’y soient pas trompés : on peut même dire qu’il les embellit. Il ne sait ni bien aimer, ni bien haïr ; les ressorts de son âme sont si liants qu’ils en sont faibles ; ce défaut contribue encore à le rendre aimable, mais il est bien dangereux dans un homme qui remplit les premières places. De plus, il est paresseux ; il craint les affaires, et il aime le plaisir ; peut-être que de grands objets pourraient l’obliger à se vaincre là-dessus, mais on ne se donne ni la fermeté ni le discernement ; et, quand ces deux choses manquent, quelques perfections qu’on ait d’ailleurs, on n’est pas un homme du premier ordre.
On voit que Lassay, quand il se mêle d’envisager et de définir, a bien de la netteté dans le trait, de la finesse et de la précision décisive dans l’esprit.
C’est ce talent de juger et de discerner les hommes qu’il croyait avoir et qu’il avait à un très remarquable degré, qui l’a conduit à dire de lui une chose singulière dont Voltaire s’est, moqué, et dont l’expression ne saurait en effet, raisonnablement, échapper à la raillerie. Récapitulant tous les talents et toutes les facultés qu’il reconnaît ne posséder que d’une manière secondaire et inférieure à ce qu’il avait vu chez d’autres, il ajoute que pour l’esprit de connaissance et de discernement, il croit que peu de personnes l’ont plus que lui :
Et cela, conclut-il, m’a fait penser bien des fois fort extravagamment que, de toutes les charges qui sont dans un royaume, celle de roi serait celle dont je serais le plus capable ; car l’esprit de connaissance et de discernement est juste celui qui convient aux rois : ils n’ont qu’à savoir bien choisir ; et, donnant à un chacun l’emploi qui lui convient, ils se servent de toutes ces sortes d’esprits que Dieu a distribués aux hommes, sans qu’il soit nécessaire qu’ils les aient. Dans les affaires, chacun pense et imagine pour eux, ils n’ont qu’à prendre le bon parti ; et, dans toutes les choses qu’on leur présente et qu’on leur dit, ils n’ont qu’à tâcher à démêler la vérité et à ne plus changer quand ils l’ont une fois saisie.
Lassay réduit trop ici l’idée de roi à sa portée et à son image ; il fait son roi le plus inactif et le moins inventif qu’il peut, sans, initiative aucune, afin que la place de tout point lui convienne. Mais il a beau nous expliquer et nous commenter sa pensée, le vieillard a trahi son faible de vanité : le dernier mot est toujours qu’il n’y a qu’une place dans l’État à laquelle il se soit cru éminemment propre, celle de roi, d’un roi plus ou moins constitutionnel et à l’anglaise sous Louis XIV. Et le plaisant, c’est qu’il trouve moyen d’arriver à cette conclusion d’un air de modestie. Il a laissé échapper comme malgré lui son incognito.
Comme les hommes qui ont beaucoup vécu dans la société intime des femmes, Lassay se laissait aller volontiers à dire tout le bien qu’il pensait de lui.
Voltaire, qui en a ri, n’était pas d’ailleurs sans faire cas de Lassay. Il avait loué dans les premières éditions du Temple du goût son entente heureuse pour l’emplacement, pour la distribution et les embellissements intérieurs de sa maison près le Palais-Bourbon53. Il le cite aussi en un endroit pour son jugement en littérature. Un jour, à un dîner chez le poète La Faye, où étaient La Motte et Voltaire, on causait de la Phèdre de Racine, et M. de Lassay fit remarquer qu’il y avait une sorte de contradiction ou d’inadvertance dans le dénouement. Au cinquième acte, Hippolyte exilé par son père veut engager Aricie à fuir avec lui, et à venir recevoir sa foi dans un temple fameux, voisin de Trézène :
Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,Des princes de ma race antiques sépultures,Est un temple sacré, formidable aux parjures ;C’est là que les mortels n’osent jurer en vain ;Le perfide y reçoit un châtiment soudain…
Pourquoi, observait M. de Lassay, puisque ce temple était connu par son caractère redoutable et sacré, pourquoi Hippolyte, accusé par son père et le trouvant incrédule à sa parole, n’a-t-il pas eu aussi bien la pensée de lui offrir le serment devant l’autel même où la vérité se déclarait et, pour ainsi dire, éclatait à l’instant ? Cette remarque, qui avait échappé au commun du public, a été relevée par La Motte et, depuis, par Voltaire ; ils en font honneur à M. de Lassay.
Lassay était de ces esprits tempérés, bien faits et polis, que l’usage du
monde a perfectionnés en les usant, qui ont peu d’imagination, qui
n’ajoutent rien aux choses, et qui prisent avant tout une observation juste,
une pensée nette dans un tour vif et concis : « Un grand sens,
disait-il, et quelque chose de bien vrai renfermé en peu de paroles qui
l’expriment parfaitement, est ce qui touche le plus mon goût dans les
ouvrages d’esprit, soit en vers, soit en prose. »
Il n’allait
pas pourtant jusqu’à la sécheresse, et il tenait à rester dans le naturel ;
il croyait que les choses qu’on dit ont quasi toujours chance de plaire
quand elles sont plutôt senties que pensées : « Il
y a des gens qui ne pensent qu’à proportion de ce qu’ils sentent,
observait-il ; et il semble que leur esprit ne sert qu’à démêler ce qui
se passe dans leur cœur : ces gens-là, qui sont toujours vrais, ont
quelque chose de naturel qui plaît à tout le monde. »
Chamfort, qui prête quelquefois de son âcreté aux autres et qui est homme à
la glisser sous leur nom, a écrit dans ses notes : « M. de Lassay,
homme très doux, mais qui avait une grande connaissance de la société,
disait qu’il faudrait avaler un crapaud tous les matins pour ne trouver
plus rien de dégoûtant le reste de la journée quand on devait la passer
dans le monde. »
On ne voit rien ou presque rien dans ce que dit
et dans ce qu’écrit Lassay qui soit en rapport avec une si amère parole54. Suard, qui la citait aussi
quelquefois en conversation
comme étant de
Lassay, nous l’explique et la rend toute vraisemblable en lui ôtant le sens
général et absolu que lui a donné Chamfort. Selon Suard, M. de Lassay n’a
dit ce mot énergique qu’à l’époque du ministère du duc de Bourbon et des
trafics publics de Mme de Prie, et c’est à ce moment de
la société seulement qu’il entendait l’appliquer. Suard, de son côté,
l’appliquait volontiers à ce qu’il voyait autour de lui pendant le
Directoire. Je tiens ce détail d’un homme de ce temps-là et du nôtre, plein
de littérature et de bons souvenirs, M. Hochet. Le mot ainsi expliqué,
gardons-nous de faire de Lassay un misanthrope. En vieillissant, il était,
il est vrai, fort las du monde, ou du moins il le disait volontiers, mais il
y revenait sans cesse : « On méprise le monde, et on ne saurait s’en
passer. »
Il reconnaissait que, pour un homme qui en a pris le
train et l’habitude, c’était encore la meilleure manière d’être que de ne
pas s’en séparer trop longtemps. Tous ceux qui l’ont connu parlent de son
absence d’humeur et de la douceur de son commerce. Il n’aimait la campagne
que comme temps de repos, pour se remettre en vivacité et comme en appétit
de société :
Un homme qui a de l’esprit, disait-il, est plus aimable à la campagne qu’ailleurs ; on lui trouve la tête débarrassée des affaires et des intrigues du monde ; il est affamé de conversation, et son esprit, qui est reposé et rempli de mille réflexions qu’il a faites, est plus vif qu’à l’ordinaire.
Mais il ajoutait qu’il n’y fallait point séjourner trop longtemps, et, comme Saint-Évremond, il ne voyait de retraite pour un honnête homme que les capitales.
À défaut des grandes choses et des hauts emplois qui lui furent refusés, il désira quelques honneurs qui flattent et qui classaient alors ceux qui les obtenaient. Il souhaita recevoir de l’Espagne la Toison d’or et fut contrarié, et peut-être affligé, quand Louis XIV mit obstacle à son désir. Il sollicita le cordon bleu et ne l’obtint que tard, en 1724, à l’âge de soixante-douze ans. Ninon, qu’il connaissait et avec laquelle il était lié, lui avait autrefois adressé, à l’occasion de l’une de ses espérances manquées, quelque consolation assaisonnée de réprimande et quelque rappel à la philosophie ; il lui répondait avec bonne grâce, en lui donnant raison sur le fond :
Quant à l’extérieur, ajoutait-il, il faut faire à peu près comme les autres, et c’est être fou que de vouloir être sage tout seul… Qu’on me laisse chez moi vivre en repos ; qu’on m’y laisse choisir mes plaisirs et mes amusements et jouir tranquillement de mon bien, je serai trop content ; mais cela est impossible en ce pays-ci ; c’est la pierre philosophale qu’on cherche inutilement depuis tant de temps : tout le monde vient vous y tourmenter. Un honnête homme se passe aisément de la fortune, mais il ne saurait s’accommoder du manque de considération qui, en France, est indispensablement attaché à ce genre de vie.
En France, en effet, on a toujours voulu des places, ou, à leur
défaut, on a demandé des distinctions. Parlant de cette classe d’ambitieux
qui y aspirent en affectant de les dédaigner, il ajoutait :
« Malheureux celui qui les méprise en y courant ! »
En avançant en âge, il se trouva peu à peu affranchi des gênes et des principales servitudes au milieu desquelles il avait passé une si grande partie de sa vie. Il a écrit sur les princes, sur ceux, en particulier, de ces petites cours oisives, et en vue de ces intérieurs des Condé, des Bourbon et des Du Maine, des pages telles que le courtisan le plus clairvoyant et le plus dégoûté en peut seul écrire55 ; il revenait à ses anciennes idées favorites d’indépendance, de loisir honnête et digne. Il avait retrouvé une amie sincère, véritable et tendre, dans une personne bien plus jeune que lui, dans Mme de Bouzols, fille de M. Colbert de Croissy et sœur de M. de Torcy et de l’évêque de Montpellier. Après des années d’un fidèle attachement, il eut encore la douleur de la perdre, et, à soixante-douze ans, il put se dire une dernière fois avec amertume :
Je n’ai plus personne qui m’aime par préférence à tout ce qu’il y a dans le monde et que j’aime de même, à qui je puisse dire tout ce que je pense et les jugements que je fais des personnes et des choses qui se présentent à mes yeux et à mon esprit ; je perds une amie avec qui je passais ma vie.
On a de lui une prière touchante dans laquelle il se remet entre les mains de Dieu, et où il réunit dans une intercession commune les trois femmes qu’il a le plus aimées, en y comprenant même celle dont il eut tant à se plaindre :
Ma chère Marianne, ma chère Julie, ma chère Bouzols, priez mon Dieu pour moi ! Être des Êtres, ayez pitié de ces chères femmes, écoutez leurs prières, et faites-moi la grâce de les revoir quand j’aurai accompli les jours que vous voulez que je passe sur la terre ; mais, mon Dieu, donnez-moi, non pas ce que je souhaite, mais ce que vous savez qui m’est nécessaire, et que vos ordres éternels s’accomplissent !
Tel était au fond Lassay dans sa vieillesse, au moins à de certaines heures. Malgré cette humble et confiante prière, je ne répondrais point que sa religion fût aucunement orthodoxe : il se permettait souvent des réflexions assez libres, qui ont un certain air théophilanthropique, et l’on sent que le souffle du xviiie siècle arrivait. En politique de même, il a fait son utopie, sa description du royaume de Félicie d’après Fénelon et l’abbé de Saint-Pierre56. Le fondateur et législateur de ce nouveau royaume de Salente n’est autre que l’antique et doux Lélius, l’ami de Scipion, ou plutôt Lassay, qui avait toujours son arrière-pensée d’être roi, s’est fait là un royaume comme pour lui, et s’est donné le plaisir de régner tout à son aise sans trop gouverner. Il semble y rêver pour la France dans un avenir idéal le gouvernement et le régime anglais, moins les passions et la corruption ; il se prononce contre les conquêtes et n’admet la guerre que dans les cas de nécessité ; il a, sur la milice provinciale, sur la liberté individuelle, sur le droit de paix et de guerre déféré aux assemblées, sur un ordre de chevalerie accordé au mérite seulement, et à la fois militaire et civil, sur l’unité du Code et celle des poids et mesures, sur le divorce, enfin sur toutes les branches de législation ou de police, toutes sortes de vues et d’aperçus qui, venus plus tard, seraient des hardiesses, et qui n’étaient encore alors que ce qu’on appelait les rêves d’un citoyen éclairé ; il est évident que M. de Lassay, s’il avait pu assister soixante ans plus tard à l’ouverture de l’Assemblée constituante, aurait été, au moins dans les premiers jours, de la minorité de la noblesse. Saint-Simon parle de lui dans sa vieillesse comme d’un fade adulateur du cardinal de Fleury ; mais, en examinant les idées, les inclinations douces et pacifiques de Lassay, on voit que le cardinal de Fleury les réalisait suffisamment à son heure, et, s’il y a eu flatterie, c’était une flatterie toute naturelle, un faible de vieillard pour un vieillard.
Bolingbroke, dans une lettre à Mme de Villette (lady Bolingbroke), a parlé mieux que personne de Lassay arrivé à la grande vieillesse, et il en a fait le portrait le plus souriant :
Que j’aurais mangé avec plaisir, écrit-il, de ce potage aux choux chez le plus aimable homme du monde ! Un discernement juste, une humeur douce et aisée, un bon esprit éclairé par un grand usage du monde, et cultivé par beaucoup de lecture ; un cœur qui ne respire que l’amour et qui est rempli de courage ; cette sagesse que l’expérience donne et qui est le partage de la vieillesse, accompagnée de la vivacité et de la gaieté de la jeunesse ; tout cela forme un caractère unique, et tout cela se trouve en M. le marquis de Lassay, que je vous prie d’embrasser tendrement pour moi.
Lassay, tout en s’en faisant honneur, reconnaissait que ce
portrait était flatté, et il répondait au peintre par un mot du maréchal
d’Ancre : « Tu me flattes, mais ça me fait plaisir (Tu
m’aduli, ma mi piace). »
La vieillesse fut son bel âge. On a de lui d’assez jolis mots de vieillard :
(À l’abbé de Langeron.) Vous me demandez des nouvelles de ma santé ; je ne suis ni sain ni malade, et j’attends le printemps et les beaux jours comme les petits oiseaux.
(À M. de Tréville.) Hélas ! quand on commence à ne plus rêver, ou plutôt à rêver moins, on est près de s’endormir pour toujours.
On devrait pleurer la perte d’un goût ; c’est un des grands maux que les années nous apportent. Elles nous laissent une vie aussi triste et aussi décharnée que notre corps.
À d’autres jours il voyait plutôt les avantages de la vieillesse, et il se consolait en regrettant :
« La délicatesse dans les plaisirs, le badinage dans la conversation,
le goût et la connaissance des hommes, se trouvent rarement dans l’âge
où l’on a une figure aimable : cependant cet assortiment serait bien
souhaitable. »
C’était aussi le vœu de Pétrarque : « le
fruit de l’âge dans une fleur de jeunesse »
,
Frutto senile in sul giovenil flore.
À quatre-vingt-six ans, arrivé au terme, il écrivait :
« Je sens que je suis usé : je tombe avec le soleil ; le soir je
me trouve dans un état misérable ; le sommeil me redonne des forces, et
le matin, en m’éveillant, je me porte bien. »
— M. de Lassay
mourut à Paris, le 21 février 1738.
Je me suis plu à montrer cette figure qui fuirait aisément, mais qui a pourtant son espèce d’originalité. Les écrits dont j’ai parlé ne sont pas proprement de la littérature, ce sont des témoignages de société qui viennent en aide et en ornement aux jugements littéraires. Lassay, je l’ai dit, n’est pas un écrivain ; son style est sans cachet, mais il parle en perfection cette langue pure, polie, incolore, exempte du moins de tout mélange, et parfaitement naturelle, que continuent de parler et d’écrire les personnes de goût de l’époque qui succède, le président Hénault, Mme de Tencin. Lassay est bien, en littérature et en langage, de l’ordre et du niveau du cardinal de Fleury ; c’est la fin prolongée et affaiblie, mais aimable encore et élégante, de Louis XIV. À défaut d’imagination, on y sent l’urbanité. — Des quatre volumes de Lassay, il me semble qu’on en pourrait tirer un qui ne serait pas désagréable, et qui le classerait à quelque distance, et un cran plus bas, entre les Caylus et les Aïssé.