(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Souvenirs de soixante années, par M. Étienne-Jean Delécluze, (suite et fin) »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Souvenirs de soixante années, par M. Étienne-Jean Delécluze, (suite et fin) »

Souvenirs de soixante années,
par M. Étienne-Jean Delécluze
(suite et fin)

Nous avons tous un faible ou un travers ; et ce travers originel, très-sensible dans notre personne, se reproduit dans nos écrits, mais n’y est pas également visible pour tous. C’est comme une veine délicate qui peut être confondue avec d’autres par un œil inattentif et neuf, mais à laquelle celui qui nous connaît de vieille date ne se trompe pas. Une fois avertis, et la veine à peine indiquée par un doigt rapide, tout le monde la voit et la reconnaît aussitôt.

Ainsi pour M. Delécluze ou pour Étienne. Il y aurait à faire de lui, sous ce dernier nom, un double portrait à la La Bruyère, ou plutôt un seul et même portrait avec variante : Étienne ou l’homme content de lui, — Étienne ou l’homme qui a eu toujours raison. Horace a remarqué que presque aucun mortel n’est content de son sort, et qu’on est disposé plutôt à louer et à envier ceux qui suivent des conditions différentes. Étienne donne un démenti formel à cette première satire d’Horace : il n’envie personne, il n’a jamais aspiré à un autre sort que le sien ; il est vrai qu’il n’a jamais eu proprement de profession (hormis pour un temps très court), et que de bonne heure une fortune suffisante lui a permis de lire, d’étudier à son aise et de se livrer à l’heureuse modération de ses penchants. Mais toutes les circonstances du dehors ont beau être favorables, elles restent vaines lorsqu’on a l’aiguillon au-dedans. Étienne n’a pas reçu de la nature et ne s’est pas donné par une émulation acquise cet aiguillon, cet éperon intérieur de ceux qui se tourmentent eux-mêmes. Il n’est possédé par aucun démon. Célibataire heureux et régulier, l’amour (sinon à l’état de sentiment, du moins à l’état de passion) paraît l’avoir laissé assez tranquille. Enfant du XVIIIe siècle et païen à sa manière, — païen vertueux et innocent, — les scrupules néo-chrétiens, qui de notre temps ont prise sur tant d’âmes jeunes ou vieilles, lui sont restés inconnus et étrangers. La gloire ne le chatouille pas ; le style ne le démange pas. Il a pu chaque jour étudier son nombre d’heures et remplir son nombre : de pages sans se lever pour cela plus matin. Quand il a fait une chose ; il ne s’en repent pas, il ne le regrette jamais, et il est porté à s’en applaudir : « Je ne saurais assez me féliciter me disait-il un jour, du parti que j’ai pris… » Il s’agissait de ses études sur les auteurs de la Renaissance, dans lesquelles il se rendait compte à lui-même plus (qu’au public du résultat de ses nombreuses lectures, et il puisait évidemment sa satisfaction dans sa conscience plutôt que dans son succès. Un passage de La Bruyère, qui l’avait frappé dans sa jeunesse, est devenu, nous dit-il, le programme et comme le texte de toute sa vie : « Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi et à ne rien faire. Personne presque n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manquerait cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s’appelât travailler. » Il se flatte aujourd’hui d’avoir à peu près réalisé ce plan qu’il s’était proposé, d’avoir vécu en sage et en philosophe, étranger à ce qu’on appelle succès, indifférent à ce qu’on appelle gloire, et de s’être uniquement « attaché, en cultivant les lettres, à mettre en jeu les ressources de son intelligence, dans l’espoir de prendre une idée de l’ensemble des choses de ce monde où il ne fera que passer, et de purifier, autant qu’il est possible, son esprit et son âme par la méditation et l’étude. » Ce sont ses propres termes, et je n’ai pas voulu affaiblir l’expression de cette satisfaction élevée ; mais il est résulté de cette conscience habituelle de sa propre sagesse et de cette confiance tranquille en soi, qu’il a été enclin à voir les autres plus fous ou plus sots qu’ils n’étaient peut-être ; il se disait, en les écoutant, en les voyant animés de passions diverses : « Est-il possible que tous ces gens-là ne soient point raisonnables et sages comme moi-même ? » Il jouissait de leur extravagance, il les taquinait même au besoin pour la leur faire déployer ; il les invitait ou les accueillait, un peu pour les regarder, comme on voit devant soi des chevaux courir : puis, quand il les avait quittés et le soir venu, il couvrait des pages d’une écriture sans rature du récit de ces conversations, en se donnant tout simplement le beau rôle et en faisant dire, comme Socrate, à ses interlocuteurs plus de sottises encore qu’il ne leur en était sans doute échappé. Et si ces interlocuteurs, comme cela arrivait quelquefois, avaient été des taquins eux-mêmes, de doubles malins, des gens d’esprit moqueurs, aimant avant tout le mouvement, la contradiction, lui, il ne s’en apercevait pas. Il était un peu dupe : ne le soyons pas.

Cet avertissement était nécessaire pour ceux qui, sans connaître l’auteur, liront le volume publié aujourd’hui. Il y a de plus, dans ces Souvenirs littéraires de soixante années, deux parts fort distinctes à faire : il y a les véritables souvenirs, ceux qui sont de première main, et ce qui n’en est pas, ce que M. Delécluze n’a su que tard et par raccroc. Il n’est pas difficile, après une vie longue, quand on a entendu tout le monde et vu les dénouements, de venir faire, à propos de chaque personnage célèbre, une espèce de compilation de jugements, une cote tant bien que mal taillée, et de la donner sans y mettre le relief et la façon. C’est ce qu’a fait M. Delécluze pour quantité de personnes et de noms et cette partie de son livre n’a qu’une valeur médiocre et incertaine. Tout ce qu’il dit de Mme de Staël, de M. de Chateaubriand, du comte de Maistre, de M. de Lamennais et du monde de l’Avenir, de Victor Hugo et de son salon avant et après 1830, des Saint-Simoniens et de leur monde, etc., etc., mérite peu qu’on s’y arrête. Ce sont des à-peu-près qui appelleraient, des remarques plus précises, des rectifications à chaque page. Sa politique est courte, elle est celle d’un homme qui n’a guère vu ce côté-là de son temps que des rangs de la garde nationale. Il n’a aucune exactitude de détail, en quoi que ce soit. Il écorche presque tous les noms propres, il écrit l’abbé Gerbot pour Gerbet ; il appelle M. Pasquier, le comte Pasquier, comme un homme qui n’aurait jamais ouvert le Moniteur : il écrit sans cesse de Lamartine, de Salvandy, là où il supprime le monsieur, comme un homme qui ne les aurait jamais entendu nommer : on dit M. de Lamartine, ou Lamartine tout court. Il se trompe sur le compte de ses derniers et jeunes amis, jusqu’à les qualifier au rebours du trait dominant. —  L’ardent Bersot, dira-t-il de l’aimable, du bon, de l’honnête, du judicieux et vif, mais non pas ardent Bersot. — On s’y perdrait encore une fois à vouloir relever tous les à-peu-près et toutes les inexactitudes de cette partie des Souvenirs de M. Delécluze. Je vais droit à la partie originale et neuve, la seule qui vit pour nous de l’intérêt et qui ajoute quelque chose qu’on savait.

I.

Quoique M. Delécluze ait eu peu d’illusions en aucun temps, nous assure-t-il, et qu’il soit à peu près uniformément satisfait de tous les pas de sa carrière, il est pourtant un moment qui, a ses yeux, eut une importance décisive et qui se peint en beau dans son imagination : c’est l’heure de son entrée dans la carrière littéraire, lorsque ayant renoncé décidément au crayon pour la plume, il fit ses premières armes au Lycée, petite revue distinguée qui parut vers 1819, et lorsque ensuite, après deux ou trois années de prélude, il fut admis parmi les rédacteurs des Débats. Vers ce même temps il eut l’idée de réunir chez lui des après-midi du dimanche, dans l’appartement qu’il occupait au quatrième de sa propre maison, rue Chabanais au coin de la rue Neuve-des-Petits-Champs, ses amis ou ses connaissances qui s’occupaient des questions littéraires, alors si débattues. Ces matinées de M. Delécluze dont le bruit transpira peu à peu dans le monde lettré, furent bientôt très suivies, très animées ; jamais une femme n’y parut ; mais, en fait d’hommes, de jeunes hommes, ce qu’il y avait de plus distingué alors par l’esprit, par les prémices du talent, y venait, et la conversation y était souvent charmante ou du moins très amusante.

C’est ce moment, — le vraiment beau moment de M. Delécluze, son point lumineux et son petit foyer central dans le mouvement moderne, qu’il nous a rendu avec assez de vivacité dans ses Souvenirs. Il exagère beaucoup le Lycée et ce qui s’y fît, mais il n’exagère pas ce mouvement d’idées, ce courant, ce conflit brillant et tumultueux qui passa par son modeste salon de 1825 à 1830.

Et M. de Rémusat, mûr dès la jeunesse, et Ampère, mobile d’humeur,« changeant comme avril » et Albert Stapfer, l’élève de Guizot, passé plus tard à Carrel ; et Sautelet au visage jeune, au front dépouillé qui attendait la balle mortelle ; et Duvergier de Hauranne, esprit net, perçant, ardent alors à toute question littéraire (je suis toujours tenté de lui demander grâce en politique au nom des amitiés de ce temps-là) ; et Artaud, jeune professeur destitué et promettant un littérateur ; et Guizard plus intelligent et plus discutant que disert, et Vitet dont le nom dit tout, et l’ironique et bon Dittmer, le demi-auteur des Soirées de Neuilly, si supérieur à Cavé ; et Dubois, du Globe si excité, si excitant, qui a commencé tant d’idées et qui, en causant, n’a jamais su finir une phrase ; et Paul-Louis Courier, aux cheveux négligés, qui apparaissait par instants comme un Grec sauvage et un chevrier de l’Attique, — large rire, rictus de satyre, et qui avait du miel aux lèvres ; — et Mérimée, dont M. Delécluze a subi l’ascendant, le seul des romantiques à qui il ait pardonné de l’être, et de qui il nous disait un jour dans un langage moins que classique : « C’est égal, c’est un fameux lapin ! » — et Charles Magnin, esprit doux, fin, progressif, écouteur ingénieux, plume excellente ; et le baron de Mareste, homme du monde très-spirituel, comme il en faut entre les gens de lettres pour les dédoubler, pour les espacer un peu ; un de ces amateurs qui de bonne heure ont vu le spectacle dans une bonne stalle, témoin assidu, bien informé, et qui, lui aussi, a dû écrire ; — tous ceux-là, et bien d’autres encore, y étaient, et dans cette espèce de galetas plafonné bruissaient comme abeilles en ruche et faisaient tourbillon. Mais celui qui habituellement y tenait le de et y faisait le diable à quatre, qui harcelait le maître de la maison, tenait tête à Courier, et relançait un chacun jusque dans les derniers retranchements des vieilles doctrines, c’était Beyle, autrement dit Stendhal, la trompette à la fois et le général d’avant-garde de la nouvelle révolution littéraire.

J’allais pourtant oublier, dans cette réunion des dimanches, un assistant des plus exacts, le moins semblable à Beyle et le plus silencieux de tous, Adrien de Jussieu, le botaniste, mince et long de taille, long de tète, long de visage, penché par habitude, souriant du coin de l’œil et du coin des lèvres, avec bénignité et finesse, et qui, sortant des derniers, disait chaque fois en serrant la main au maître de la maison : « Ils ont été bien amusants aujourd’hui ! » ou bien : « Ça n’a pas été aussi amusant que dimanche dernier. » Adrien de Jussieu représentait la galerie. — Je reviens à Beyle, le premier acteur et le boute-en-train de la société.

II.

Beyle, en cela, se livrait à sa verve, à sa nature d’esprit, et aussi il avait intérêt à ce que la conversation fut des plus vives : il s’était chargé d’envoyer à je ne sais quelle Revue anglaise des nouvelles de notre littérature, et il venait s’approvisionner le dimanche dans le salon de M. Delécluze, profitant de toutes les idées qu’il levait ou voyait lever devant lui, et en faisant son gibier : c’était son droit.

D’un autre côté, M. Delécluze, qui a toujours eu le goût des procès-verbaux et des copies exactes, soit en dessin, soit en littérature, n’était pas fâché que Beyle se lançât et, selon lui, extravaguât beaucoup, afin d’avoir le plaisir d’écrire : le soir, à tête reposée, les conversations dont il nous donne les échantillons aujourd’hui dans ses Souvenirs, et qu’il nous représente comme des fantaisies folles : car sa marotte à lui, c’est la sagesse ? Beyle et M. Delécluze, ayant chacun leur arrière-pensée, l’un d’écrire à Londres en sortant de là, l’autre d’écrire le soir, pour son bonnet de nuit, étaient donc à deux de jeu. L’un n’a rien à reprocher à l’autre.

M. Delécluze, qui nous rendtrès bien quelques unes de ces spirituelles audaces et de ces boutades de Beyle (notamment pages 233-236, 258-260), ne l’apprécie pourtant pas lui-même à sa valeur. Il y a aujourd’hui une opinion sur Beyle que je vois adoptée et professée par un des hommes dont je prise le plus la vigueur, la portée d’esprit et le talent, par M. Taine : il proclame que Beyle était un homme de génie. Quel qu’ait été et que soit mon goût pour Beyle, je ne puis en mon âme et conscience consentir à un tel jugement, et je ne pense pas qu’aucun de ceux qui ont connu le personnage y souscrive. Je conçois qu’un homme qui laisse des ouvrages achevés, des monuments peu accueillis d’abord et peu compris de ses contemporains, mais remplis de beautés ou de vérités qui éclatent après lui, soit proclamé, homme de génie sur sa tombe, tandis qu’il ne passait de son vivant que pour un original distingué. Mais Beyle n’est point dans ce cas ; il n’a laissé que des livres décousus, ayant des parties très-remarquables, mais sans ensemble, rien qui ressemble à un monument. Ses livres, en un mot, ne sont pas de nature à donner de lui une idée supérieure à celle qu’imprimait sa personne présente. Or, cette idée, quelle était-elle ?

Pour me rafraîchir et me raviver les impressions à son sujet, je viens de relire sa Correspondance24 si vive, si amusante, à laquelle il ne manque, pour être tout à fait agréable, qu’une clef, l’indication possible et facile à donner (mais qu’on se hâte !) de la plupart des noms propres et de quelques sobriquets sous lesquels il désignait ses amis. Beyle eut un mérite rare, incontestable : du sein de la littérature de l’Empire, qui retardait sur les grandes actions et des prodigieux événements contemporains, il sentit qu’une autre littérature devait naître. Cette littérature, grande à son tour et neuve, ne pouvait coïncider avec les choses extraordinaires accomplies dans l’ordre de l’action ; car « un peuple, prétendait-il, n’est jamais grand que dans un genre à la fois. » Les victoires de l’esprit ne devaient donc venir qu’après celles de l’épée. Beyle les provoquait et les prédisait. Il attendait avec impatience pour cela que la France fît trêve à ses préoccupations politiques parlementaires ; mais il attendit longtemps, et cette trêve ne vint jamais. Il estimait que ce sont les mœurs de chaque époque qui engendrent et suscitent les seuls écrits vivants, que le reste n’est que production de serre chaude et affaire d’Académie. Le principe et le mérite du romantisme, selon sa définition familière et entre amis, est « d’administrer à un public la drogue juste qui lui fera plaisir dans un lieu et à un moment donnés » ; ce qui ne veut pas dire du tout que la drogue qui a réussi en un cas et dans un pays réussira également ailleurs. Les Académies croient posséder des recettes et des formules générales ; or il n’en existe pas de parfaitement applicables d’un temps, d’un lieu et d’un peuple à un autre. « Le mérite de Manzoni (en 1819) est d’avoir saisi la saveur de l’eau dont le public italien avait soif. » Usons du libre conseil pour la France. C’est Beyle qui parle. Soyons nous, et ne copions pas. Qui nous délivrera de Louis XIV ? « L’affectation n’a paru qu’au xviie  siècle ; il y avait encore beaucoup de naïveté à la Cour de Henri IV ; cette aimable qualité des Français ne fut tout à fait anéantie que par le règne de Louis XIV. Elle a trop souvent manqué depuis à des écrivains énervés par le désir d’entrer un jour à l’Académie française. » Beyle ne savait pas très exactement l’histoire littéraire, et il n’appréciait pas la qualité essentielle, solide et grave, de la langue sous Louis XIV ; mais là où il ne se trompait pas, c’était sur l’abus qu’on avait fait depuis lors des fausses imitations et des prétendues conformités avec cette langue et surtout avec la poésie racinienne. Faible contre les grands classiques, il reprenait ses avantages contre les classiques de seconde et de troisième main. Il appelait l’alexandrin un cache-sottise ; il demandait pourquoi le vers français se vante de n’admettre que le tiers des mots de la langue, tandis que les vers anglais peuvent tout dire. Il soutenait que le vers de Racine avait été créé exprès par lui à l’usage et à l’instar de la Cour dédaigneuse de Louis XIV, et il allait jusqu’à dire en 1818 que la cause de Racine était la même que celle des Carrosses du Roi. Il voulait la vérité dans toute sa simplicité, non dans sa vulgarité ; ses bêtes d’aversion à lui, c’était le vulgaire et l’affecte, tandis que la bête noire de la bonne compagnie, c’est l’énergie dans tous les genres. Il poussait le goût du franc et de l’imprévu jusqu’à passer outre à cette bonne compagnie trop émoussée, trop monotone, et à préférer la mauvaise : là était l’écueil. Car ce qu’il entendait, lui, avec le grain de sel, d’autres ne l’entendraient pas ainsi et iraient donner tout droit dans les crudités. Il comptait bien d’ailleurs, l’épicurien et le raffiné, ne parler que pour une élite ; il a lâché son mot dans une lettre à Thomas Moore ; il n’écrit, dit-il, que pour un petit nombre d’élus, « happy few très-fâché que le reste de la canaille humaine (c’est son mot) lise ses rêveries. » Depuis Siéyès et l’avénement de la démocratie, pensait-il encore, il n’y a plus que l’aristocratie littéraire qui ose aimer les phrases simples et les pensées naturelles : il entendait bien rester de cette aristocratie ; et il narguait le reste du monde qui se prend au bombast, au bouffi et au fardé en tout genre.

Quand on pense et qu’on sent de la sorte, on n’est pas l’homme d’une révolution, on est tout au plus celui d’une conspiration à huis clos ; on fait fureur, mais portes closes et en petit comité. Là en effet était le triomphe de Beyle, à table entre amis, ou les soirs de mardi après minuit chez Mme Ancelot, ou les matins du dimanche chez M. Delécluze. Que de tempêtes ! que de gaietés ! que de rires et de colères, et de prises de bec, selon son principe que « rien n’est si agréable que de se dire (entre amis) de bonnes injures ! » Que cet homme qui passait pour méchant auprès de ceux qui le connaissaient peu était aimé de ses amis ! Que je sais de lui des traits délicats et d’une âme toute libérale ! À la longue et à force d’habiter l’Italie, il perdit un peu l’air de France et le fil des idées du temps ; à force de craindre la pédanterie, il en contracta une d’une espèce particulière : c’était de vouloir être plus vif que nature et de professer le naturel en des termes qui semblaient un peu cherchés. Il ne faut pas vouloir danser et paraître svelte quand on a pris du ventre. Mais dans son bon temps, de 1818 à 1830, que d’esprit, de sagacité ! la plupart de ses jugements littéraires d’alors, courus et touchés à peine, sont restés charmants : — et sur Xavier de Maistre et son frère, si différents, mais semblables en un point, et en général sur les écrivains de Savoie, fins, sagaces et jamais lourds, et desquels on peut dire que « la finesse italienne a passé par là » ; — et sur Mme de Souza, le romancier aux aimables nuances, qui excelle à cent pages d’amour délicat, mais chez qui « cette délicatesse est compensée par l’absence de tout trait fort et profond : le premier volume de ses romans amuse beaucoup, le quatrième lasse toujours » ; — et sur Mme de Staël, contre laquelle il lance des paroles d’un pronostic, effrayant ; et sur Mme de Genlis, qui a trouvé moyen, avec infiniment d’esprit, de faire entrer l’ennui dans ses livres, car l’hypocrisie de salon les glace ; et sur M. de Jouy, à qui il accorde un peu trop en faveur de son Sylla et de ses vers tragiques dignes de la prose ; et sur Andrieux, dont on essaya un moment de faire l’arbitre du goût ; il écrivait de ce dernier en janvier 1823 :

« M. Andrieux, dont on vient de publier les Œuvres, est un élève de Voltaire, ingénieux, spirituel et sans force ; tel il s’est toujours montré dans ses comédies, dont une seule est restée au théâtre, les Étourdis et dans ses poésies légères. Voici cinq volumes de ses Œuvres ; ils doivent plaire aux étrangers. Il me semble que si Frédéric II vivait encore, il en serait enchanté, lui qui se plaignait de l’obscurité et de l’affectation des écrivains modernes.

« M. Andrieux est un homme de bon goût ; mais ses ouvrages ne conviennent plus au siècle vigoureux et sérieux au milieu duquel nous vivons. La génération des poupées, qui commença la Révolution en 1788, a été remplacée par une génération d’hommes forts et sombres, qui ne savent pas bien encore de quoi il leur conviendra de s’amuser. Les dures exagérations de MM. Hugo et Delavigne nous conviennent mieux que les petits vers doucereux et d’excellent goût de MM. Andrieux et Baour-Lormian. »

Songeons à la date (1823) pour excuser quelque lange et unex æquo dans les noms, et ne voyons que la pensée.

Or, quatre ans après, en 1827, dans un opuscule qu’il publiait à propos de Shakespeare et de Roméo et Juliette, M. Delécluze, se rangeant du côté des littératures du Midi et se préoccupant à l’excès d’un grand danger qu’il supposait imminent du côté du Nord, écrivait :

« Rien ne serait plus fatal à la langue française que si nos écrivains, entraînés à l’imitation des idiomes du Nord, transportaient la phraséologie de ces derniers dans le nôtre. Il y a quelque chose de gonflé, d’élastique jusqu’à l’infini, dans les idées des hommes du Septentrion, qui disloque et fait craquer, si je puis m’exprimer ainsi, nos phrases latino-françaises. Les ouvrages de M. de Lamartine, brillantes inspirations des poésies de lord Byron, viennent à l’appui de ce que j’avance. M. Casimir Delavigne devient faible du moment où il veut intercaler dans ses phrases pures et élégantes les idées gigantesques nées en Allemagne ou en Angleterre ; tandis que Mme Tastu, modeste et discrète comme la langue dont elle fait usage, en n’effarouchant pas le lecteur par la singularité des expressions, protège beaucoup mieux l’élan qu’elle fait prendre à l’imagination de celui, qui lit ; enfin M. Béranger, dans ses bons morceaux, est classique en ce sens qu’il est conséquent, puisque son style est habituellement la contre-épreuve de sa pensée, que sa pensée est souvent juste, heureuse, et qu’elle lui appartient toujours. »

On voit qu’ici le mélange des noms est poussé jusqu’à la confusion et au contresens. M. Delécluze, s’il apprécie Béranger, comprend peu Lamartine, et ne veut voir en lui qu’un poète sans inspiration propre, un reflet et un écho de Byron. Il a raison d’estimer Mme Tastu, mais il la pousse à un rang hors de toute proportion, et auquel cette muse modeste ne prétendait pas ; et en quels termes le fait-il encore ? Mme Tastu, au dire de M. Delécluze, protège beaucoup mieux l’élan qu’elle fait prendre à l’imagination de celui qui lit . Et c’est ainsi qu’écrit un homme qui se fait juge des styles à ce même moment ! Tandis qu’il décerne tranquillement la couronne à Mme Tastu25, il ne nomme pas M. Hugo en 1827, et il parle de gigantesque à propos de Casimir Delavigne. Sur ce simple aperçu, on peut, en se reportant par la pensée en arrière, se représenter lequel, de Beyle ou de M. Delécluze, avait comme critique le plus de flair.

Je ne sais pas de preuve plus sûre qu’on n’est pas fait pour être un vrai critique, que d’aller préférer d’instinct, dans cequ’on a sous les yeux, un demi-talent à un talent et, qui pis est, à un génie. Étienne n’y manque jamais.

C’était pourtant un contradicteur d’un genre assez neuf que M. Delécluze, et Beyle les aimait, mais il en trouvait peu à sa guise. Il ne voyait dans Dussault, dans M. Duvicquet, dans « le grand Évariste Dumoulin » (j’en demande pardon aux voûtes et aux colonnes de l’ancien Constitutionnel), que des rabâcheur ? d’idées et de phrases convenues : « Je regarde Dussault, disait-il, comme le Fiévée du classicisme, le meilleur avocat d’une vieille platitude. » Il appelait de tous ses vœux un digne adversaire et un vrai contradicteur : « Prions Dieu que quelque homme de talent prenne ici la défense du classicisme, et force ainsi les romantiques à faire usage de tout leur esprit, et à ne laisser aucune erreur dans leur théorie. » Il écrivait cela de Milan en 1819, et en vue du romantisme italien de Manzoni. À plus forte raison dut-il-penser de la sorte à Paris dans les années qui suivirent.

En exposant ainsi Beyle et sa doctrine (si doctrine il y a), ai-je besoin d’avertir que je suis bien loin de l’épouser en tout. Il découronne par trop l’imagination humaine. Par aversion pour le clinquant, il fait trop fi des richesses de la parole et des magnificences légitimes qu’en tirent la passion, la-fantaisie ou l’éloquence. Disciple direct de Tracy et de Cabanis ; il a, en bien des cas, la conclusion plus-physiologique que littéraire. Il est trop pressé de supprimer ces régions vastes, un peu vagues, ces espaces intermédiaires, séjours des vents, dès rayons et des nuages, l’atmosphère en un mot où la poésie respire et se complaît. Ses théories, telles que je viens de les recomposer ; forment évidemment un tissu de vérités, de taquineries et d’impertinences. Mais M. Delécluze n’y fait nullement la part des deux premières, et il ne tient pas à lui que Beyle ne passe pour un pur extravagant. C’est souverainement injuste. Sa sévérité étrange pour un si ancien ami et un si piquant esprit appelle la nôtre à son égard et la justifierait, s’il en était besoin26.

III.

Il est une autre petite société voisiné de la sienne, celle de son beau-frère Viollet-le-Duc, habitant la même maison que lui, à un étage au-dessous, que M. Delécluze nous a bien décrite. M. Viollet-le-Duc était un homme d’esprit, exact ; délicat, peu fécond, très-occupé d’ailleurs de fonctions administratives, qui avait précédé tout le monde dès le temps de l’Empire dans le goût des vieux auteurs français antérieurs à Malherbe et de la poésie du xvi siècle : le Catalogue qu’il a dressé de sa bibliothèque, et dans lequel il donne un aperçu de chaque auteur de sa collection, est un livre qui restera. Il s’était essayé en poésie et avait lancé dès 1809, sous le titre de Nouvel Art poétique, une assez fine satire contre l’école descriptive de Delille, qui avait été fort remarquée et qui avait réussi. Il y a loin de là pourtant à dire avec M. Delécluze, peu exact dans ses termes, que le talent poétique de son jeune beau-frère s’était produit d’abord « avec éclat. » Dans les dernières années de la Restauration, de 1820 à 1828, la bibliothèque de M. Viollet-le-Duc était devenue, les vendredis soirs, un lieu de réunion et de conversation douce, agréable, instructive, mais sans rien des vivacités et des orages que l’étage supérieur assemblait le dimanche. On s’y réglait sur le ton du maître de la maison.

Puisque j’ai rencontré le souvenir d’un aimable érudit, il est impossible de ne pas remarquer, à l’honneur de M. Delécluze, qu’un de ses neveux, M. Eugène Viollet-le-Duc, élevé par lui librement, philosophiquement, mis de bonne heure à même des belles choses, entouré des bons et beaux exemplaires en tout genre, est devenu l’homme distingué que nous savons, le restaurateur le plus actif et le plus intelligent de l’art gothique en France, ayant en toute matière des idées saines, ouvertes, avancées, et maniant la parole et la plume aussi aisément que le crayon ; j’ajouterai qu’à en juger par ses directions manifestes, il n’a guère en rien les doctrines de son oncle ; et c’est en cela que je loue ce dernier de n’avoir point appliqué, dans une éducation domestique qu’il avait tant à cœur de mener à bien, de vue exclusive ni de système personnel et oppressif. L’élève s’est de lui-même émancipé à tel point que M. Delécluze a cru devoir un jour écrire deux articles contre les idées, selon lui dangereuses et trop envahissantes, de ce téméraire en architecture : c’est à faire sourire. L’oncle essaye de gronder tout en louant. Je crois voir le doyen de Killerine à la fois fier et inquiet de ses pupilles, jeunes frères et sœurs, si différents de lui. C’est ainsi que M. Delécluze est à la fois récompensé et puni dans le neveu qui lui est échu ; mais le premier sentiment l’emporte, et il me semble l’entendre se dire avec orgueil : « C’est pourtant là un œuf que j’ai couvé ! »

Je ne suivrai pas Étienne dans l’idée qu’il veut nous donner de divers autres salons, « tels qu’ils étaient tenus, dit-il, en 1826 » il a de ces expressions singulières et naturellement inélégantes. Je ne ferai plus que lui emprunter un portrait exact, peu flatté, mais assez amusant, du philosophe Ballanche, d’ordinaire si pacifique, mais irascible par accès et subitement colérique au moment où l’on s’y attendait le moins. Ce souvenir d’Étienne remonte à un voyage d’Italie qu’il fit en 1824, et pendant lequel il rencontra à Rome Mme Récamier entourée de ses amis, parmi lesquels, dit-il, le bon et aimable Ballanche. Et en conséquence, il va nous le dessiner ainsi :

« Faible de santé, lourd dans ses mouvements, ce pauvre homme avait la tête et particulièrement le visage concassés comme s’ils eussent reçu deux ou trois coups de pilon dans un mortier… Tout le temps qu’il ne donnait pas à l’étude, il le consacrait à Mme Récamier, qu’il aimait et a toujours vénérée comme une sainte. Habituellement plongé dans ses méditations, ce n’était qu’en certaines occasions, lorsqu’il entendait exprimer des idées et des sentiments contraires aux siens, que cet homme, qui habituellement paraissait végéter plutôt que vivre, s’animait et parlait quelquefois avec une véhémence qui allait jusqu’à l’emportement. Chaque jour, après son travail, il arrivait régulièrement chez Mme Récamier vers trois heures du soir, et, après lui avoir fait affectueusement ses politesses, allait s’établir devant la cheminée où il restait immobile comme un sphinx égyptien. Les allées et venues des personnes de la maison, les visites, rien ne le tirait de son calme, à moins que quelques paroles malsonnantes à son oreille ne vinssent, comme une étincelle électrique, enflammer son cerveau. Entre plusieurs explosions de ce genre, il en est une qui a longtemps égayé le petit cercle de la rue del Babuino. Après un très-bon dîner chez Mme la duchesse de Devonshire, Ampère et Ballanche, qui y avaient assisté, revinrent vers dix heures du soir chez Mme Récamier, où se trouvaient le duc de Layal, Lord Kinnaird, le duc-abbé de Rohan, Môntbel et Étienne. Le travail littéraire dont s’occupait Ballanche, en ce moment lui faisait diriger ses lectures sur les ouvrages de Bossuet, et comme le dîner de la duchesse lui avait délié la langue, il laissa échapper sur le grand évêque quelques paroles dédaigneuses qui furent relevées aussitôt par Mme Récamier et le duc de Laval. Mais Ballanche, levant la tête et prenant un ton d’autorité : commença une diatribe fulminante en motivant, comme il l’entendait, les reproches qu’il faisait à Bossuet, et s’échauffant toujours davantage, il arriva enfin à sa péroraison en disant, comme s’il avait été hors de lui : « Qu’on ne me parle plus des vertus et des talents de Bossuet ; d’un homme qui a osé dire que Dieu n’a pas révélé le dogme de l’immortalité de l’âme aux Juifs, parce qu’ils n’étaient pas dignes de recevoir cette vérité ! Ces mots, ajouta-t-il en devenant presque furibond ; marchant à grands pas, ces mots le rendent digne du feu, et les cinquante mille bûches de l’Inquisition ne suffiraient pas pour le rôtir ! » Puis s’arrêtant tout à coup : « Il y aurait là cinquante mille fenêtres que je m’en précipiterais d’un coup, en témoignage de ce que j’avance. » En laissant échapper ces dernières paroles, il appuyait la main tantôt sur l’épaule de M. de Laval, tantôt sur celle de Lord Kinnaird et du duc de Rohan, qui, ainsi que les autres assistants, ne pouvaient se tenir de rire, hilarité à laquelle le bon Ballanche se laissa bientôt aller lui-même. »

Voilà un portrait d’ami pris sur nature et qui sort tout : vivant d’un croquis, ou d’un procès-verbal tracé évidemment le soir même. Des deux côtés du visage de Ballanche, l’un était difforme et concassé, selon l’expression de M. Delécluze, l’autre était pur et donnait même l’idée de beauté, comme David le sculpteur l’a prouvé par son médaillon. M. Delécluze a préféré le côté laid et réel, jusqu’à supprimer, à dissimuler tout à fait l’autre aspect de profil ; je prends encore une fois notre homme en flagrant délit de contradiction pratique avec ses doctrines. C’est ce que je voulais27.

Les honneurs de ce livre des Souvenirs sont pour un tout dernier ami, un anatomiste, M. Marc Bourgery, mort depuis quelques années. M. Delécluze lui adresse en terminant une apostrophe philosophique, sensible et un peu solennelle, qui rappelle en bourgeois le Songe, de Scipion. Cette allocution d’Étienne à Marc, qui par-ci par-là détonne, n’est pas sans une certaine élévation intérieure.

Je conclus, et plus gaiement qu’on ne le croirait peut-être : M. Delécluze ouÉtienne, qui a passé sa vie à se croire classique et à défendre plus ou moins l’orthodoxie en littérature ou en art, serait, à cette heure-ci, rejeté de tous les classiques, s’il y en avait encore, et au nom même de ce qu’il a professé : je ne lui vois d’asile et de refuge à espérer que in partibus infidelium, parmi ceux qu’il a tant conspués, et qui l’accueillent volontiers, qui lui font place, en faveur d’un joli roman naturel, de quelques dessins vrais et frappants, de quelques descriptions fidèles et qui ont le cachet de leur date : Mademoiselle de Liron, son chef-d’œuvre, l’Atelier de David, et quelques pages et portraits des Souvenirs. On est sans rancune, on le met à son rang, mais pas un cran plus haut. Que voulez-vous ? on a ses mesures et ses degrés : on est aussi des classiques dans son genre et à sa manière.