Souvenirs de soixante années,
par M. Etienne-Jean Delécluze
D’autres se sont intitulés bourgeois de Paris, et je ne prétends pas disputer à ces gens d’esprit et de haute notoriété leur qualification, leur personnalité saillante et reconnaissable ; il y a place pour plus d’un dans la grande ville. Mais, en fait de gens qui raisonnent d’art et qui écrivent, M. Delécluze est, à mes yeux, le bourgeois de Paris par excellence ; c’est le bourgeois de Paris fils de bourgeois, resté bourgeois lui-même, ni pauvre ni enrichi, ayant eu de bonne heure pignon sur rue, modeste et très-content, aimant les lettres, les arts, et en parlant, en jugeant à son aise, de son coin, — un bon coin ; — ayant gardé quelques-uns des préjugés et peut-être quelques-unes des locutions de son quartier ; s’étant formé sur place, rondement et sans en demander la permission au voisin ; ayant voyagé sans changer, s’étant porté lui-même partout ; ne s’étant guère perfectionné, mais ne s’étant pas corrompu. Excellent homme, type honnête, modèle de probité, très-instruit et à côté de cela assez ignorant ; fin, malin, un peu taquin, curieux ; bon observateur et tout à côté un peu naïf, un peu simple et, comme il s’agit de Paris, j’allais dire un autre mot. Le fait est qu’il y a des jours où, quand il écrit et qu’il juge autrui, il n’ouvre pas toutes ses fenêtres ; il en a même d’obstinément condamnées. M. Delécluze, qui a beaucoup écrit, n’est pourtant pas, à proprement parler, un écrivain ; mais c’est un des originaux de ce temps-ci. Je vais justifier et développer ces divers traits avec les propres récits que cet homme estimable vient de publier en dernier lieu et qu’il avait commencé à nous donner déjà dans son livre sur le peintre David et son École18.
Il y a deux façons possibles de parler de M. Delécluze, — ou comme on l’a fait récemment dans le Journal des Débats, son journal et sa maison depuis quarante ans, c’est-à-dire avec un esprit de famille, d’affection, et sans le discuter ; — ou bien comme on le peut faire quand on voit en M. Delécluze un témoin très-attentif, un chroniqueur très-sincère, sinon toujours exact, des idées et des goûts de notre époque, un juge des hommes et des esprits d’autant plus à considérer et à contrôler qu’il ne se donne le plus souvent que pour un narrateur et un rapporteur impartial. J’ai pensé que cette dernière manière était encore la plus respectueuse, même envers un homme de l’âge de M. Delécluze, mais dont l’esprit ferme et sain ne demande grâce à personne et peut supporter la contradiction.
Et d’abord, le nom de M. Delécluze, connu des gens de lettres et des artistes ne l’est guère du public ; car, bien qu’il écrive depuis tant d’années, il n’est pas, je le répète, un de ces écrivains qu’il suffit de nommer ; il n’a jamais eu de ces rencontres brillantes de plume qui éclatent aux yeux de tous sous forme de talent. Pour tranquilliser donc, ceux des lecteurs qui aiment, à savoir d’avance de qui on leur parle, je dirai que M. Delécluze est surtout un critique de beaux-arts, qui depuis 1822, depuis quarante ans ! a exercé et exerce encore cette sorte de magistrature au Journal des Débats ; qui y a défendu les traditions de l’École de David contre toutes les tentatives d’innovation et tous les assauts du romantisme ; qui est un ennemi déclaré du gothique qui est très-consciencieux, assez bienveillant pour les personnes, sans quartier sur les principes ; qui a beaucoup causé de toutes choses autres encore que beaux-arts ; qui a eu de bonne heure l’habitude d’écrire les conversations des gens d’esprit qui venaient chez lui ou qu’il rencontrait dans le monde ; qui a des masses de ces procès-verbaux et de ces minutes d’entretiens qui seront, un jour plus intéressants pour nos neveux que les plus élégants rapports académiques, et où les pauvres d’idées en quête d’érudition facile iront puiser comme dans les papiers de Conrart. — M. Delécluze, né vers 1781, a aujourd’hui quatre-vingts ans passés, et habite depuis quelques années Versailles. Il est oncle du savant et spirituel architecte Viollet-le-Duc.
Maintenant qu’on a une première idée du personnage, il va nous raconter lui-même sa vie,
non sans finesse, mais cependant avec une bonhomie parfaite. C’en est déjà une preuve que
de s’être avisé de se raconter à la troisième personne et de s’être mis en scène
continuellement sous le nom d’Étienne, qui est un de ses prénoms.
« Au mois de mai 1789, nous dira t-il en commençant, Étienne, âgé de huit ans,
était confié aux soins de Savouré, dont la pension relevait du collège de Lizieux, où le
jeune enfant devait achever ses études… Pendant l’année 1793, Étienne, rentré dans sa
famille, abandonna presque entièrement les études classiques, pour se livrer au goût
naturel qui le dominait (le goût du dessin). »
Et ainsi dans tout le cours du
récit. Ce perpétuel Étienne, qui revient sans cesse comme le nom de César dans les fameux
Commentaires, fait un premier effet assez singulier, mais qui n’est pas
désagréable, la nature de l’homme étant donnée. Le jeune Étienne est si naturellement le
centre de tout ce qu’il raconte, — tout ce qui arrive, arrive si à point nommé pour le
progrès et le bonheur d’Étienne, qu’on finit par s’y accoutumer. Il nous initie à toutes
ses impressions d’enfance ; il nous fait assister aux grands événements publics : Étienne
y était, nous dit l’auteur, Étienne en fut témoin ; et à l’instant nous voilà satisfaits
de la satisfaction d’Étienne ou émus de son émotion. L’auteur a de petites rencontres
familières où il se tape sur la joue à lui-même ; il s’appelle le petit
espiègle ; il se fait marcher devant soi. Enfin, si le je
impatiente souvent, si le moi est haïssable, comme dit Pascal, Étienne,
cette variété du moi et du je, semble avoir tourné la difficulté : il
est assez aimable et assez avenant.
Étienne donc, ou plutôt M. Delécluze (car je ne puis jouer si longtemps), quitta la pension en 1793, avant d’avoir pu achever ses études : son père, architecte fort occupé, avait de la fortune et possédait une jolie habitation à Meudon. Le jeune enfant y fut livré à lui-même pendant la Terreur ; sa passion dominante était alors pour le dessin, et il copiait indifféremment, avec une égale avidité, tout ce qui lui tombait sous la main. Il aspirait cependant à avoir un maître, et le nom de David étant alors le plus grand, le plus radieux entre ceux des artistes, celui du dictateur suprême, il ambitionnait d’entrer dans son École, de travailler dans son atelier. Ce bonheur, tant désiré, lui arriva sur la fin de 1796. Dans l’intervalle et pendant son séjour à Meudon, l’enfant s’était remis aux lectures littéraires et aux études classiques ; il y avait été guidé ou aidé par un voisin de campagne, l’abbé Bintot. Mais, en général, on peut dire que M. Delécluze n’eut point de maître pour la littérature et qu’il se forma lui-même, lisant directement les auteurs, apprenant le latin dans Térence, et devenant même assez fort plus tard dans l’étude du grec.
Un double résultat de cette première éducation se fera sentir dans toute sa carrière. Critique d’art, M. Delécluze ; qui va entrer dans l’École de David et y travailler longtemps aura en peinture des principes et des connaissances bien plus arrêtées et plus dogmatiques qu’en littérature. Il apportera, au contraire, et admettra plus de variété et plus, de liberté d’idées dans ce dernier genre. Cependant il y aura, en littérature, une chose bien essentielle, qu’on, ne lui aura pas apprise et qu’il ne saura jamais : c’est l’art d’écrire. Il n’a jamais fait de rhétorique ; on s’en aperçoit, en le lisant.
Ne pas avoir fait de rhétorique d’arts le sens où je l’entends ici, c’est ne pas se douter des difficultés de l’art. Un jour devant M. de Chateaubriand, on parlait du style et des soins infinis qu’il y faut prendre. M. de Chateaubriand, qui, ce jour-là, était d’humeur communicative, s’exprima en maître sur cette partie délicate, et suprême. M. Ballanche présent et qui, en telle matière, avait voix au chapitre, dit aussi son mot et insista sur les difficultés. Je ne sais si quelques autres écrivains distingués, bien que très inférieurs aux précédents, n’ajoutèrent pas aussi leurs observations timides. — « Eh bien ! Moi, dit M. Delécluze qui assistait à l’entretien, c’est étonnant ! voilà des années que je ne rature plus. » — Tout le monde sourit.
Je passe sur bien des enfantillages romanesques du début et qui tiennent une grande place, mais une place à demi voilée pour nous, dans l’adolescence d’Étienne ; j’arrive à ce qui nous intéresse véritablement, l’atelier de David sous le Directoire, et ensuite les souvenirs littéraires proprement dits, pendant la durée de la Restauration.
I.
L’atelier du maître est fort bien peint ou dessiné par M. Delécluze dans son livre sur David, ouvrage singulièrement composé, dont une moitié est au point de vue de la biographie d’Étienne, et l’autre moitié au point de vue de la biographie régulière de David : ce sont deux moitiés de volume, collées ensemble et d’un ton tout différent. Ces critiques classiques, qui donnent de si grands préceptes sur l’unité d’intérêt et de composition, ne les suivent pas toujours dans l’ordonnance de leurs livres. Mais peu importe ; il y a dans celui-ci quantité de renseignements curieux, inestimables, et qui ne sont que là. Ce livre a fait à M. Delécluze le plus grand bien auprès des jeunes générations d’artistes ou de curieux d’art avec qui il avait été auparavant en guerre sur des points de doctrine. Tout le monde s’accorda pour profiter d’une lecture instructive, récréative même et pleine de faits. M. Delécluze s’y est montré peintre d’intérieur fort particulier et fort distingué, mais pas tout à fait peut-être dans le sens où il le croit.
Il commence par nous décrire, avec un soin dont je lui sais gré, la situation des ateliers où entra, le jeune Étienne ; il nous donne l’état des lieux : c’est dans le Louvre, dans la partie qui répond à la moitié nord de la grande colonnade et à la moitié de la façade en retour du côté de la rue de Rivoli, qu’étaient les ateliers et logements accordés aux artistes. Ce quart du Louvre était livré à des constructions intérieures particulières, et chacun en avait usé à sa guise et sans contrôle. Aussi était-ce un dédale, un embrouillamini de corridors, d’escaliers sombres, de cloisons, de soupentes, et à certains endroits un amas d’horreurs, un cloaque. M. Delécluze, tout plein de ces souvenirs, décrit tout et appelle tout par son nom : voilà de la vérité. Avant d’entrer dans l’atelier même de David, le jeune Étienne fut admis, par manière de stage, dans celui de Moreau, élève de David, et à qui ce dernier avait prêté pour un temps l’atelier où était son tableau des Horaces. Le véritable atelier des élèves de David était au-dessous. M. Delécluze nous décrit scrupuleusement cet atelier des Horaces dans lequel il ne pénétra d’abord qu’avec un sentiment de respect et presque de terreur religieuse. C’était pour lui l’antichambre et comme le vestibule de l’autre sanctuaire auquel il aspirait. Rien n’est oublié de ce qui décorait le local, ni les tableaux (c’est tout simple), les Horaces et le Brutus, ni l’ameublement, chaises, lit dans le goût antique, ni les tentures, ni le poêle. Les premières heures que l’élève passe seul dans l’atelier (car Moreau ne venait que tard et rarement) sont occupées à des réflexions sans nombre ; le propre d’Étienne est de réfléchir sur tout et de chercher à se rendre compte de tout par lui-même :
« Malgré l’inexpérience du jeune élève, cette journée passée dans l’atelier des Horaces et les réflexions que tant d’objets nouveaux lui firent faire agirent avec puissance sur son esprit. Dans la vie d’un homme, il y a toujours des circonstances décisives qui l’enlèvent à la génération dont il procède, pour le placer au milieu de celle dont il fait partie. C’est ce qui arriva à Étienne en cette occasion. Il s’aperçut tout à la fois de combien on était en arrière dans la maison de ses parents sur la marche qu’avaient suivie les arts depuis dix ans, et pressentit tout ce qu’il fallait qu’il connût et qu’il étudiât pour rattraper le gros de l’armée dans laquelle il se trouvait enrégimenté tout à coup. »
La remarque est juste, et l’expression aussi : voilà Étienne enrégimenté et enrôlé dans l’armée de David ; c’est là son premier groupe et son premier milieu ; c’est ce qu’il va entendre, embrasser, admirer et puis commenter à merveille : mais que les années s’écoulent, que de nouveaux courants s’élèvent dans l’air, que l’École de David, en se prolongeant, se fige comme toutes les écoles, qu’elle ait besoin d’être secouée, refondue, renouvelée, traversée d’influences rafraîchissantes et de rayons plus lumineux, lui, il ne voudra jamais en convenir ; il y est, il y a été élevé, nourri ; il y a pris son pli, le premier pli et le dernier ; il n’en sortira pas. Il y a des naïvetés charmantes dans ces pages de M. Delécluze : car son talent (il en a, selon moi) n’est pas où il le croit et où il conseille aux autres d’en avoir. Il n’a ni élévation de style, ni gravité de ton, ni noblesse ou élégance de formes, ni rien de ce dont il parle sans cesse en des termes qui jurent souvent avec le fond ; mais il a dans quelques parties une vérité naïve, un peu gauche, un peu distraite ou inexpérimentée, la sincérité non pas du pinceau (il n’a pas de pinceau), mais du crayon, de la plume ; il a le croquis véridique pour les choses, qu’il sait et qu’il a vues en son bon temps et de ses bons yeux ; il copie honnêtement, simplement, et un sentiment moral, touchant ou élevé, comme on le verra, peut sortir quelquefois de cette suite de détails minutieux dont pas un ne tranche ni ne brille.
Ce Moreau dans l’atelier de qui il se trouvait d’abord par hasard, et qui n’était pas
un vrai maître, était un paresseux ; de plus il avait pour l’architecture un goût et un
talent plus prononcés que pour la peinture, et il se partagea bientôt entre les deux. Il
faisait, tout en sifflant un air de romance, un éternel tableau de Virginius, qu’il interrompait souvent et qui ne fut terminé qu’en 1827. Or, à
cette dernière date, M. Delécluze était critique d’art au Journal des
Débats, et il eut occasion de parler de ce tableau de son ancien maître ; rien
de plus simple. « Exemple étrange des vicissitudes humaines ! s’écrie Étienne
tout saisi à l’idée du contraste ; ce tableau de Virginius, commencé
en 1796, en présence du petit élève de Moreau, devait, quarante ans après (lisez trente, c’est bien assez), lorsque l’artiste le termina en 1827,
passer à l’Exposition du Louvre sous les yeux du critique Étienne, appelé à écrire sur
les arts dans le Journal des Débats ! »
Ce sont là de ces
étonnements que j’appelle naïfs, et les vicissitudes humaines, de 1796 à 1827 ont eu, on
l’avouera, des coups de dés plus renversants. Mais Étienne met une grande importance à
tout ce qui arrive à Étienne ; et, à voir sa bonne foi, les détails dans lesquels il
entre, les particularités instructives ou curieuses qu’il y rattache, on finit par
s’intéresser à lui avec lui.
Pendant qu’il travaille presque seul et sans direction (en attendant mieux) dans l’atelier desHoraces, le petit Étienne voit arriver une belle dame, Mme de Noailles, qui se fait élève, bien que déjà amateur assez habile, et avec laquelle il passe en tête-à-tête presque toutes ses matinées. C’était une enchanteresse que cette Mme Charles de Noailles, sœur d’Alexandre de Laborde, et née de cette aimable famille si heureusement douée depuis trois générations pour les arts19 : Elle avait vingt-six-ans, il en avait seize. Le jeune Étienne va-t-il devenir amoureux de sa belle camarade ? Oh ! non pas : Étienne, bien qu’un peu romanesque par tournure d’esprit (il nous l’assure), était trop sage pour se permettre de ces audaces ou de ces impertinences. Mais il est galant, il est bien élevé, et cette nuance de familiarité décente et de demi-intimité est touché avec beaucoup : de finesse. Ici le moral est en jeu, et la délicatesse, la noblesse des sentiments suggère ou supplée celle des manières.
Un jour pourtant, le jeune ; Étienne eut, à l’occasion de la charmante dame ; une idée un peu plus que folâtre. David était venu visiter l’atelier ; Mme de Noailles, dont le frère rentrait d’émigration, était toute joyeuse ; David l’avait félicitée de cette rentrée, lui l’ancien jacobin, l’ancien terroriste ! Étienne, dans sa jeune tête, avait peine à concilier tout cela :
« Ce conflit, cet amalgame de choses et d’idées incohérentes fit naître dans l’esprit d’Étienne une foule de réflexions contraires, dont le résultat fut de le plonger dans une rêverie profonde.
« David était sorti de l’atelier ; Charles Moreau et Mme de Noailles s’étaient remis au travail, mais Étienne resta assis auprès du poêle, essayant vainement de composer un seul et même homme de l’ancien ami de Robespierre et du nouveau protecteur des émigrés. Pensif, il tenait son regard machinalement fixé sur Mme de Noailles, qu’il ne voyait que par-derrière. Ses cheveux châtain foncé, entourés de bandelettes rouges à la manière antique, faisaient ressortir la blancheur de son cou, qui était élancé et fort beau. Ce rouge et ce cou blanc frappèrent tout à coup l’imagination d’Étienne, excitée déjà par les réflexions que la visite de David lui avait suggérées, et il lui sembla voir tomber la jolie tête de cette jeune femme. Ce ne fut même qu’en faisant un grand effort sur lui qu’il parvint à se rendre maître de l’agitation intérieure qu’il éprouva en ce moment. »
Bravo ! Étienne, voilà de l’imagination, voilà de la vérité. Vous avez eu cette idée singulière, et vous osez l’exprimer comme vous l’avez eue ; non qu’elle soit belle et gracieuse, cette image de la guillotine sur un joli cou ; elle est affreuse, elle est laide (entendez-vous bien) et horrible, cette idée-là ; mais elle est dramatique, vraiment shakespearienne, et elle jaillissait assez naturellement, hélas ! du choc des souvenirs. Étienne se rappelait avoir rencontré, enfant, la charrette sur laquelle on menait à l’échafaud le père même de Mme de Noailles, M. de Laborde, banquier de la Cour.
Cependant, si j’approuve l’idée et l’expression de l’idée puisqu’elle est franche et fidèle, j’aipeine à comprendre que M. Delécluze se soit laissé aller à risquer la lecture de cette scène un jour dans le salon de Mme Récamier. Étienne a ses souvenirs, nous avons aussi les nôtres. J’y étais ce jour-là, cette après-midi, où l’on était convié à entendre dans l’élégant salon le commencement des Mémoires et Souvenirs de M. Delécluze (1839). L’auditoire avait été choisi à souhait : outre les habitués, M. de Chateaubriand en tête, c’était M. le duc de Noailles, plus la vicomtesse de ce nom et sa fille la duchesse de Mouchy, c’est-à-dire la fille et la petite-fille de Mme de Noailles elle-même. M. Delécluze commença. Je dois dire que dans le volume de ses Souvenirs où il parle de cette matinée (page 302), il ne se rend compte que très imparfaitement de l’effet qu’il produisit. Et d’abord le succès de la lecture fut compromis, et le plaisir gâté, dès le commencement. La description que l’auteur faisait du Louvre et de la saleté de ses abords, et de l’horreur des constructions privées au-dedans, et des éviers même et des latrines (car le mot y est), parut singulière dans son détail et dans sa longueur à ce petit public choisi. Y en avait-il plus long à ce sujet dans le morceau lu qu’il n’y en a aujourd’hui dans le même morceau imprimé ? Je ne sais, mais cela parut excessif et ne mit nullement en goût. Je vois encore M. Lacretelle l’académicien entrant à l’improviste à ce moment de la lecture ; il venait en visite et n’était pas des invités ; j’ai, encore présent à l’esprit son visage étonné, car il ne savait absolument de quoi il s’agissait, et il avait peine évidemment à concevoir ce que faisait tout ce beau monde attentif à écouter une description si peu engageante. Le lecteur lui-même, M. Delécluze, parut s’apercevoir qu’il y en avait un peu trop sur ce point, et, à un instant, il essaya, de sauter un feuillet et d’enjamber ; mais, ayant mal pris sa mesure, il vit que ce ne serait plus assez clair pour la suite du récit, et il dut revenir en arrière sur ses pas ; de sorte qu’au lieu d’entendre une seule fois le passage désobligeant ; on eut à le subir une seconde.
Puis, lorsqu’en avançant dans sa lecture il en fut à l’autre passage sur Mme de Noailles et son joli cou qu’il supposait soumis à la guillotine, je laisse à penser si cela ne répandit pas un nuage sur le front de gens dont les proches y avaient en effet passé et avaient eu le cou coupé tout de bon. Il y avait donc, à tous égards, peu d’à-propos à venir lire à haute voix, dans un salon, et devant un auditoire ainsi composé, ce qui se lit des yeux sans inconvénient et avec assez d’intérêt dans le cabinet.
II.
Le premier chapitre du livre ne nous montrait le jeune Étienne que dans l’atelier de
Moreau, autrement dit l’atelier des Horaces, et comme dans le
vestibule de l’École de David. ; le second chapitre nous fait franchir avec lui le degré
de la grande initiation : nous sommes dans l’atelier du maître, au moins dans celui où
sont rassemblés ses élèves et où David paraît souvent, pour donner ses conseils à l’un
et à l’autre. Ici comme tout à l’heure, la description du local est minutieuse, et
complète ; c’est un inventaire. Après l’état des lieux, on a le dénombrement et le
signalement, des élèves dont aucun, à ce moment-là, si, l’on excepte Granet, n’était
destiné à devenir un grand peintre ; le temps des Gérard, Gros, Girodet, était passé :
celui d’Ingres ne devait venir qu’un peu après. Mais cette suite de physionomies
disparates offre l’intérêt d’un tableau de mœurs et d’un tableau de genre20. M. Delécluze qui, dans la pratique, ne craint pas de
déroger à ses grands principes et qui aborde le réel et même le laid avec une sorte de
gaieté, nous a donné à quelques égards un intérieur flamand. Si l’on peut trouver qu’il
insiste un peu trop sur quelques élèves, dont les noms sont restés parfaitement
inconnus, par exemple sur Gautherot « à la dartre vive »
, il résulte de
cette suite de croquis d’après nature une impression totale pleine de vie et de
mouvement. David fait le tour de l’atelier et dit à chacun son mot ; le défaut ou la
qualité qu’il remarque chez l’élève, dans l’ouvrage commencé qu’il a sous les yeux, lui
devient un sujet de réflexions plus générales. Le langage, le geste de David est rendu
et mimé à merveille tout cet endroit du livre est charmant. Si soigneux de nous
transmettre ce que David disait aux autres, Étienne a négligé toutefois de nous
apprendre ce que le maître lui adressait à lui-même de vérités et de conseils. J’y veux
suppléer ; j’imagine donc que David, qui dit si bien son fait à chacun, aurait pu parler
à peu près en ces termes au petit Étienne, s’il l’avait vu plus avancé et peignant
déjà :
« Toi, tu es bien jeune, mais je vois déjà ta disposition : quand tu veux faire du noble, ça ne va pas ; tu fais de l’académique, du froid, du copié, du connu ; non ; — mais voilà de petits coins dans ton tableau, et sur ton garde-main de petites figures qui sont vraies, qui sont naïves. — C’est fin, c’est malin ; si tu regardes et si tu copies ce que tu vois, tu pourras bien faire. Tes petits bonshommes valent mieux que tes grands ; tu as des coins de Flamand en dessinant ; mais soigne ta peinture ; ça n’est pas serré, ça n’est pas solide, ça n’est pas peint. Tu ne te doutes pas de ce que c’est que le style. — Tiens, dessine et ne peins pas, tu y perdrais ton latin. »
Voilà ce que David aurait pu dire, voilà le pronostic du maître ; et de tout ce qu’a fait ou tenté Étienne en ce genre, que reste-t-il en effet ? Deux dessins en aquarelle représentant naïvement, l’un les blessés français de Montmirail rentrant à Paris, l’autre le défilé des troupes alliées sur les boulevards en 1814 ; — plus, ce très bon dessin à la plume de l’atelier du maître21.
Delécluze n’est pas de l’école dont il croit être et dont il a été beaucoup trop en qualité de critique d’art par ses doctrines ou ses préventions. Il ne prêche nullement d’exemple. Il est le contraire d’un classique. Il écrit le plus souvent à la diable ou plutôt à la papa. Qui donc a osé le comparer à Daunou ? oh ! ceci est trop fort. Il a eu des phrases inouïes (j’en pourrais citer au besoin une kyrielle)22, surtout quand il nous prêchait le beau. Si c’est être romantique que d’écrire incorrectement, personne n’a plus droit à ce titre que lui. Il ne choisit pas quand il copie et qu’il décrit. Il n’oubliera ni une dartre vive à une joue, ni dans une chambre une encoignure (ce dernier mot lui est particulièrement familier et cher). Il a fait un joli roman, Mademoiselle de Liron, son seul titre vraiment littéraire : son héroïne n’est pas une héroïne, c’est une fille aimable et sensée qui excelle aux soins du ménage et à la pâtisserie du pays, une campagnarde un peu philosophe qui a aimé et failli une première fois, et qui aimera et cédera encore une seconde ; intéressante et sensible, bien qu’un peu grasse23. Il n’a rien fait de mieux. Il n’est pas un peintre de l’école de David, il n’est pas un élève de la race de David, mais il s’est trouvé être en définitive le chroniqueur de l’atelier de David, un Tallemant des Réaux plein de prud’homie et de sérieux.
Oui, de sérieux, et même d’une certaine gravité morale. Il y a un bel endroit dans cette description d’élèves et d’atelier : c’est quand un des élèves, et des plus vulgaires, s’avise de parler mal de Jésus-Christ. Un atelier est toujours fort mêlé, mais on était sous le Directoire et le mélange alors avait un caractère particulier : les écoles, comme la société, offraient de violents contrastes. Les élèves de David se partageaient en divers groupes fort distincts : dans l’un, les vieux camarades restés un peu révolutionnaires ou jacobins, au langage du temps, et communs ; dans un autre, les nouveaux.venus et qui tenaient plus, ou moins à l’ancien régime par la naissance, par les opinions ou le ton, Forbin, Saint-Aignan, Granet ; plus loin et toujours ensemble, deux jeunes Lyonnais fort réservés et qu’on disait religieux, Révoil et Richard Fleury ; un beau jeune homme faisant secte à part, Maurice Quaï, un ami de Nodier, mort jeune, noble penseur, véritable type olympien ; et quelques autres encore dans l’intervalle. Un jour donc, un élève, racontant une histoire bouffonne, y mêla à diverses reprises le nom de Jésus-Christ ; je laisse M. Delécluze raconter cette scène au naturel :
« La première fois, Maurice ne dit rien, seulement sa physionomie devint sévère ; mais lorsque le conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la secte des penseurs s’enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement silence. L’étonnement des élèves parut grand ; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun… Maurice était sujet à des colères très vives, mais qui duraient peu ; il avait d’ailleurs du tact, et, en cette occasion, il sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu’il venait de faire, « Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie ! Vous n’avez donc jamais lu l’Évangile, tous tant que vous êtes ? L’Évangile ! c’est plus beau qu’Homère, qu’Ossian ! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur un ciel bleu ! Jésus-Christ disant : « Laissez venir à moi les petits enfants ! » Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus sublimes que ceux-là ! — Imbécile, ajouta-t-il en s’adressant avec un ton de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc l’Évangile et lis-le avant de parler de Jésus-Christ. »
Lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de silence assez long, pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose.
Le brave Moriès (un vieil élève, ancien militaire, peu habile au pinceau, mais vertueux) trancha la difficulté : « C’est bien cela, Maurice ! » dit-il d’une voix ferme ; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés, que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises : « Vive Maurice ! »
« … Après le mouvement oratoire de Maurice, et pendant le repos du modèle, Moriès, Ducis, Roland, de Forbin, M. de Saint-Aignan, Granet et beaucoup d’autres qui représentaient assez bien le parti aristocratique à l’atelier, vinrent prendre les mains de Maurice et le féliciter sur son élan généreux. Lorsque ceux-ci eurent épuisé leurs louanges fort sincères, s’avancèrent alors vers Maurice, Richard Fleury et Révoil, les deux amis lyonnais. Leurs figures paraissaient émues, et d’un air timide, mais où perçait un sourire plein de joie, ces deux jeunes artistes remercièrent leur généreux camarade de manière à laisser entendre à tous les assistants qu’ils attachaient plus d’importance encore qu’eux à ce qui venait de se passer. En effet, de Forbin et Granet, qui avaient fréquenté Richard Fleury et Révoil à Lyon, avouèrent à leurs condisciples que ces deux jeunes gens étaient fort pieux. Ce bruit se communiqua, d’oreille en oreille, et jamais depuis ce jour on ne se permit la plus légère plaisanterie sur les habitudes religieuses des deux amis lyonnais. »
La crise morale qui travaillait la société se réfléchit là en abrégé : la Guerre des Dieux de Parny, d’abord triomphante, est repoussée et bat en retraite ; le Génie du christianisme approche, il est dans l’air. La scène est belle, touchante, bien composée ; je n’en ai retranché que quelques réflexions qui la ralentissent. Le sentiment moral ici approche du talent.