Lettres inédites de Jean Racine et de Louis Racine
(précédées de Notices)
M. l’abbé de La Roque descend de Louis Racine en ligne directe par les femmes. La veuve
de Louis Racine, la bru du grand Racine, vécut fort longtemps et fort avant dans le
xviiie
siècle ; elle vit la Révolution française et
mourut en 1794, âgée de 93 ou 94 ans. Elle était née peu de mois après la mort de son
beau-père : cela allonge la chaîne. L’abbé de La Roque dédie son livre, qu’il appelle un
« monument de famille »
, à sa mère, la baronne de La Roque, encore
existante et qui
est assez âgée elle-même pour avoir connu dans son enfance et
sa première jeunesse la veuve de Louis Racine, sa bisaïeule. Ce sont les derniers papiers
de famille provenant des deux poètes du nom de Racine, que l’abbé de La Roque, homme
instruit et capable de les bien encadrer, publie aujourd’hui.
I.
L’intérêt est, nous l’avouerons, fort inégal ; il n’est pas facile de trouver et de
dire du nouveau sur Jean Racine. Les Mémoires sur sa Vie que nous a laissés son fils
sont fort agréables, très justes en général par l’esprit de tradition et de piété qui
les anime, mais inexacts en bien des points, surtout pour les commencements et le début
de la carrière. Même après tout ce qui a été fait pour porter plus de précision dans
cette partie, il reste à faire encore. M. l’abbé de La Roque, qui est plus en fonds et
mieux muni sur Racine fils que sur Racine père, n’a guère fourni de nouveau sur le
premier que quelques lettres adressées par lui à sa sœur restée à La Ferté-Milon, Marie
Racine, qui devint ensuite Mme Rivière. Le mari, M. Rivière, avait
titre et qualité conseiller du roi, contrôleur au grenier à sel à La Ferté-Milon. Ces
lettres de Racine n’ont rien de remarquable, sinon qu’elles ne le sont pas du tout, et
qu’il devient curieux de voir un homme de génie, dans une Correspondance qui se prolonge
durant tant d’années, écrire si uniment et avec si peu de vivacité, avec une telle
absence de traits d’esprit. Il se proportionnait
sans doute à celle à qui il
écrivait et à son monde. Les communications semblent même avoir été interrompues entre
elle et lui pendant tout le temps de sa carrière au théâtre ; il y a une lacune de
dix-huit ans dans ces lettres. Le côté brillant et profane a disparu complètement. Cette
sœur de Racine semble avoir boudé son illustre frère dans sa gloire et n’avoir voulu de
lui que sa régularité et ses vertus14. Il ne serait
pas impossible de tirer de cette simplicité, à laquelle il se soumet sans trace
d’effort, un sujet d’éloge : n’est-il pas touchant de voir un homme de génie, au comble
de la renommée, célèbre par tant de chefs-d’œuvre, continuer d’écrire avec cette
modestie et dans cette uniformité de ton à une sœur, ne l’entretenir que de détails de
famille, de sollicitudes paternelles, de soins de nourrice ? En effet, quand Racine est
marié et père, c’est à La Ferté-Milon ou dans le voisinage qu’il envoie volontiers ses
enfants en nourrice ; la seconde de ses filles, Nanette, s’en est bien trouvée :
« Elle crève de graisse, dit-il, et est la plus belle de nos enfants. »
— Voici une lettre toute maternelle écrite parce bon père deux ans après qu’il eut fait
Athalie ; elle est adressée à son beau-frère, M. de Rivière, qui,
indépendamment de ses charges administratives, était un peu médecin.
« A Paris, le 8e novembre (1692).
Nous avons bien pensé ne vous pas envoyer notre enfant, le lait de sa nourrice s’étant arrêté presque aussitôt après son arrivée, et ayant été même obligés d’en envoyer quérir une autre. Mais enfin, à force de caresses et de bonne nourriture, son lait est assez revenu, et nous n’avons pas voulu désespérer une pauvre femme à qui vous aviez donné votre parole. J’espère que notre générosité ne nous tournera point à mal, et qu’elle en aura de la reconnaissance. Nous avons envoyé en carrosse l’enfant et la nourrice jusqu’au Bourget, pour leur épargner le pavé dans un coche. Je crois, Monsieur, que je n’ai pas besoin de vous le recommander. Voici pourtant quelques prières que ma femme me dit de vous faire. Elle vous supplie de bien examiner la nourrice à son arrivée, et, si son lait n’est pas suffisant, de lui retirer sur-le-champ notre enfant et de le donner à cette autre dont vous aviez parlé. L’enfant est de grande vie et tette beaucoup. D’ailleurs, elle n’est pas fort habile à le remuer. Nous vous prions d’envoyer chez elle, surtout durant les premiers quinze jours, une sage-femme, ou quelque autre qui soit instruite, de peur qu’il n’arrive quelque inconvénient. Nous vous prions aussi d’ordonner qu’on ne le laisse point crier, parce qu’étant un garçon, les efforts sont à craindre, comme vous savez. Ayez la bonté de voir si son berceau est bien tourné. Les soldats font peur aussi à ma femme, et j’ai recommandé à la nourrice, s’il y en passait chez elle qui fussent insolents, de se réfugier aussitôt chez vous. Enfin, Monsieur, souvenez-vous que c’est en votre seule considération et à celle de ma sœur que nous envoyons cet enfant à la campagne. Sans cela nous l’aurions retenu à Paris avec bien de la joie, quoi qu’il en eût coûté, et ma femme même a bien versé des larmes ce matin en le voyant partir. J’ai payé six francs au coche pour la nourrice et pour l’enfant. Si le cochera eu bien soin d’eux, et si la nourrice en est contente, je vous prie de lui faire donner quinze sous. J’ai donné à la nourrice trois écus neufs, et je lui ai dit de se bien nourrir sur le chemin et de vous tenir compte du reste. Je vous prie aussi de donner un écu à la nourrice de Nanette, qui lui a envoyé des biscuits… »
Tout cela est bien, sans doute, et prouve une grande vertu morale et domestique chez l’homme de génie. Il est touchant de voir cette plume immortelle descendre à tant de soins familiers sans croire s’abaisser. C’est, à ce titre, le plus intéressant endroit de cette Correspondance, où il ne se rencontre d’ailleurs, je le répète, ni le moindre petit mot pour rire, ni un trait d’esprit proprement dit, ni une saillie d’imagination. Racine n’avait pas, comme Mme de Sévigné, de l’imagination à revendre et à tout propos, même à propos de nourrice ; sa folle du logis ne lui échappait pas bon gré, mal gré, à tort et à travers ; il savait où placer la sienne, qui n’était pas du tout une folle, et il la distribuait dans ses ouvrages. Et puis il s’adressait à un beau-frère tout uni et non à une de Grignan. Enfin, il est bien permis d’être sobre de poésie dans la semaine, quand on a fait Athalie le dimanche.
Qu’on mette en regard de cette lettre de Racine le moindre billet de ce brillant et libertin célibataire, si vif, si sensé, si occupé du genre humain, si dévoué aux intérêts de tous dans l’avenir, si guerroyant contre les préjugés, si infatigable jusqu’au dernier soupir, — Voltaire, — on aura une idée des deux natures d’hommes, des deux genres de vie, et aussi de deux siècles et de deux mondes. Disons tout : il est plus sûr et plus honorable de prendre parti pour Racine ; mais Voltaire, dans ses Lettres, est autrement amusant à lire. Il ne pétille pas seulement d’esprit, mais de pensées, et de pensées qui nous regardent. Racine s’occupe de la manière dont est tourné le berceau de Louis Racine : c’est estimable ; Voltaire s’inquiète de la manière dont tournera la civilisation, notre berceau à tous, et il y met la main. Suivez le parallèle.
Racine, quoi qu’en dise son biographe filial M. de La Roque, n’est pas en avant de son
siècle et n’a pas les horizons très-étendus. Il était noble, et il ne tenait qu’à lui en
achetant une terre, un fief, d’avantager son aîné ; il y renonça quand
il lui naquit un second fils. Il changea d’idée par économie, par équité, par
considération de bon père de famille : « Nous ne sommes pas à beaucoup près assez
riches, disait-il, pour faire tant d’avantages à notre aîné. »
Mais il ne
faudrait pas voir dans cette sage détermination un commencement de philosophie. Racine
avait « cent fois plus de goût que de philosophie. »
Qui a dit cela ?
Voltaire.
Comme noble (et cet anoblissement remontait à son bisaïeul), Racine avait des armes ;
c’étaient des armes parlantes : un rat et un cygne,
ce qui, en prononçant ce dernier mot entre les dents, faisait tant bien que mal Racine.
Ce rat faisait beaucoup souffrir le délicat et harmonieux poète ; il
ne ressemblait pas à son grand-père, qui avait intenté un procès à un peintre lequel, en
peignant les vitres de la maison, s’était avisé d’y mettre, au lieu du rat, un sanglier. « Je voudrais bien, disait à ce
propos Racine, que ce fût en effet un sanglier, ou la hure d’un sanglier, qui fût à la
place de ce vilain rat. »
Il avait fini par supprimer d’autorité ce
rat dans ses armoiries, où ne figurait plus que le cygne.
Je ne puis m’empêcher de faire une remarque. Ce n’était pas du tout logique à Racine de garder le cygne et de supprimer le rat puisque, les armes étant parlantes, le cygne, qui figurait la seconde moitié de son nom, ne venait là qu’à la condition que le rat y représentât la première. Ce cygne tout seul restait, pour ainsi dire, en l’air, et n’avait plus de raison d’être. Où veux-je en venir ? Vous l’avez deviné. Racine, à la différence de Shakespeare, n’a fait autre chose, dans sa poésie et dans sa peinture des passions, que de choisir de la sorte et de supprimer le laid qui est dans la réalité et dans la nature, pour ne laisser subsister que le beau qui lui sied et qu’il aime. Ce rat qu’Hamlet, dans sa folie feinte, poursuivait derrière la tapisserie, et au nom duquel, espérant atteindre le roi, il perçait Polonius, Racine au fond n’en voulait pas, et vous n’en trouvez aucune trace dans son œuvre. Il a tout ennobli. Cela ne l’empêche pas d’être plus naturel que Corneille qui prend ses beautés hors de la nature, au-dessus de la nature, tandis que Racine prend les siennes dans la nature et dans le cœur, mais en choisissant. Racine est naturel, si on le compare à Corneille, tandis qu’en face de Shakespeare, qui est la nature même, il ne paraît qu’élégant (eligit). Aussi suis-je resté stupéfait, l’autre jour, d’entendre un homme de goût, qui sait pourtant toutes ces choses aussi bien et mieux que nous15, en venir à qualifier Racine de « prince de l’école réaliste. »
Fuyons ces vilains mots que tout le monde se jette à la tête et qui sont sujets à malentendu et à contresens ; c’en est un ici. Bornons-nous à dire, comme tout le monde, que Racine est le prince de l’école qui a cherché à être naturelle en restant noble, élégante, harmonieuse. L’historiette qui a rapport à ses armoiries résume la question d’une manière sensible et piquante. La querelle ou plutôt le grand combat est entre lui et Shakespeare. L’un accepte et comprend les choses comme elles sont dans la nature et dans l’humanité ; il prend, sans les disjoindre (car tout cela se tient, se correspond et, pour ainsi dire, se double), le rat et le cygne, le reptile et l’aigle, le crapaud et le lion ; il prend le cœur à pleines mains, tel qu’il est au complet, or et boue, cloaque ou Éden, et il laisse à chaque objet sa couleur, à chaque passion son cri et son langage. L’autre ne veut et n’admet, même en peignant ses monstres, que les plus nobles formes, les plus belles expressions des passions humaines.
II.
C’est sur Louis Racine ou Racine fils que l’abbé de La Roque nous apprend le plus de choses. Mais on me dira : Qui donc aujourd’hui se soucie de savoir plus de choses sur Racine fils ? — Racine, fi ! comme l’appelait l’abbé Gédoin. Il n’y a que les grands hommes qui comptent ; leurs héritiers affaiblis, leurs disciples pâlissants ne viennent qu’à la suite et se confondent en eux. De loin ils n’ont pas d’existence propre.
Les Pitt, fils de Chatham, sont rares en littérature, et même on n’en cite pas un seul exemple. Être et se sentir fils d’un grand homme est souvent plus accablant qu’inspirant. Cela même étouffe et asphyxie, si l’on reste trop près de son père, comme le rejeton venu trop près du grand chêne :
Nunc altæ frondes et rami matris opacant.
Il y aurait pourtant moyen, tout noué et empêché qu’il est par nature et par éducation, de s’intéresser au fils du grand Racine, poète lui-même, versificateur élégant, modeste et pieux, ayant le culte d’un père illustre ; et si l’on en savait un peu moins sur son compte, si on le repoussait un peu dans le vague, on pourrait composer de cette figure secondaire une esquisse assez attrayante. Par exemple, en terminant une Histoire de Port-Royal où le grand Racine aurait rempli toute la place qu’il doit tenir, et où l’on aurait montré l’esprit religieux de cette sainte maison s’exprimant par sa bouche avec un caractère unique de tendresse, de mélodie et de grandeur, dans l’œuvre d’Athalie et surtout dans celle d’Esther on ajouterait quelque chose comme ceci :
« Il est un autre Racine que l’on aurait aimé à y joindre, ce Racine fils qui n’a pas été tout à fait sans doute le poète tendre, plaintif, l’élégiaque chrétien, le Cowper janséniste qu’on aurait souhaité à Port-Royal expiré, mais qui en a eu quelques accents ; ce Racine fils qui offre le modèle de la manière la plus honorable de porter un nom illustre quand on est engagé dans la même carrière ; car si le crime d’une mère est un pesant fardeau, la gloire d’un père n’en est pas un moins grand, et Racine fils n’a cessé de le sentir en même temps qu’il a suffi dignement encore à ce rôle difficile. Il restera l’exemple le plus à citer et à proposer de la façon modeste dont on peut faire rentrer un nom illustre dans la famille, tout en le maintenant à demi dans la gloire, etc., etc. »
Voilà l’idéal d’un Racine fils. De beaux passages du poème de la Religion, que l’on sait par cœur dès l’enfance, y répondent bien. Le comte Joseph de Maistre, dans une de ses Soirées de Saint-Pétersbourg, s’est tenu à cette vue première. Cet esprit arrogant s’est montré tendre pour le fils de Racine, comme l’éminent Montesquieu avait été d’une indulgence charmante pour Rollin : cela sied aux forts. Un des interlocuteurs des Soirées, le Chevalier ayant cité de mémoire quelques vers de Racine fils, le Comte lui répond :
« Avant de vous dire mon avis, Monsieur le Chevalier, permettez, s’il vous plaît, que je vous félicite d’avoir lu Louis Racine avant Voltaire. Sa muse, héritière (je ne dis pas universelle) d’une autre muse plus illustre, doit être chère à tous les instituteurs ; car c’est une muse de famille, qui n’a chanté que la raison et la vertu. Si la voix de ce poète n’est pas éclatante, elle est douce au moins et toujours juste. Ses Poésies sacrées sont pleines de pensées, de sentiment et d’onction. Rousseau marche avant lui dans le monde et dans les Académies ; mais, dans l’Église, je tiendrais pour Racine… »
Ce jour-là, le noble Comte avait oublié toutes ses préventions contre les jansénistes et demi-jansénistes, et nous le surprenons trop rarement en flagrant délit d’indulgence pour l’en blâmer.
C’est dans ces données exclusivement flatteuses et laudatives que l’abbé de La Roque a tout naturellement écrit la Vie de son aïeul16. Il nous le montre entraîné dès sa jeunesse, et malgré la défense de Boileau, par une vocation irrésistible ; il veut rimer et il rimera. Il a hérité de son père le mécanisme et le talent de la versification ; il a l’oreille et le doigté, le métier même. Il l’applique d’abord au plus triste des sujets, à la Grâce. C’est par où il débute, dans un temps qu’il se croyait appelé au parti de la retraite religieuse chez les Oratoriens. Au sortir de là, ayant quitté l’habit plus que l’esprit ecclésiastique, on le voit très-accueilli par le Chancelier Daguesseau, alors en disgrâce et habitant sa terre de Frênes. Voltaire, de deux ans seulement plus jeune que Racine fils, débutait vers le même temps par les J’ai vu, se faisait mettre à la Bastille, et bientôt s’attaquant au théâtre, le mauvais sujet conquérait d’emblée le beau monde par le succès d’Œdipe. Le bon sujet Racine, poète de la Grâce et non des Grâces, reçu à l’Académie des Inscriptions dès 1719, était l’hôte de Frênes, d’où on lui écrivait, après son départ, qu’il avait fait les délices de tous par sa présence ; mais il ne faudrait pas prendre ce compliment pour autre chose qu’une pure politesse, et une lettre du Chancelier à M. de Valincour montre que le jeune Racine, dans son séjour à Frênes, s’était montré doux, facile d’humeur, mais peu inventif, rétif à la réplique, nullement propre aux jeux de société, donnant peu l’idée que de beaux vers pussent sortir de cette tête-là ; et de fait, il était de sa personne sans aucun agrément.
Son panégyriste Le Beau a raconté comme une gentillesse qu’à une ou deux années de là, lorsqu’il fut nommé à un emploi d’inspecteur des fermes en Provence, il y eut à Marseille une grande attente à la nouvelle que le fils de Racine arrivait ; les dames surtout en espéraient beaucoup : dans leur curiosité, elles se rendirent en nombre dans une maison où il devait passer la soirée ; mais le désappointement fut extrême. Il ne répondit aux agaceries des belles Provençales qu’en rechignant et par monosyllabes ; il parut tout le temps embarrassé, distrait. La distraction peut être une piquante chose, ou excusable du moins, quand elle est jointe au génie d’un La Fontaine ; mais être ou paraître distrait et absent, quand on n’a nul génie pour excuse et qu’on n’a pas de fée intérieure qui vous ravisse, c’est trop peu.
Ce contraste si marqué entre son nom illustre et sa maussade apparence fut sans doute
une des raisons qui déterminèrent, malgré son mérite, les amis de son père à le pousser
vers la finance et à le détourner d’une carrière purement littéraire, dans laquelle ses
préjugés à demi jansénistes devenaient d’ailleurs un obstacle. Ce bon sujet en effet,
qui « ne voulut jamais rien faire
imprimer contre les règles »
, devait trouver, à publier ses
vers tout édifiants, bien plus de difficultés que le charmant libertin Voltaire à
débiter les siens si profanes : pour leur donner la clef des champs, Voltaire n’avait
qu’à entr’ouvrir sa fenêtre ; ils avaient des ailes et s’envolaient d’eux-mêmes. Les
vers de Racine, au contraire, et son poème de la Grâce, si longtemps
retardé, et son poème de la Religion, qui ne parut qu’en 1742,
devaient être revêtus de toutes les formalités et approbations d’usage, et cela demanda
des années.
La carrière de Louis Racine dans les finances se fit lentement. Il n’eut jamais dans le cardinal de Fleury qu’un froid protecteur. Il n’était pas homme à profiter de sa position pour s’enrichir. La fortune ne lui vint que par un mariage qu’il contracta dans une honorable famille de Lyon et qui le mit au-dessus de ses affaires. Ce sont les lettres à sa femme, écrites avant et depuis son mariage, qu’on publie aujourd’hui ; elles sont convenables et ce qu’elles doivent être ; mais il n’y a rien de bien vif ; jamais une vraie gaieté, une vraie grâce.
Quoi ! pas une grâce ? me dira-t-on, et ce portrait, donc, d’une de ses filles, de son
aînée, qui se termine par ces mots : « Je finis tout son portrait que je n’ai
point flatté, en vous disant que pour la figure et la raison, c’est un petit diamant,
mais encore brut ; il faudra du temps et des soins pour le polir. Malgré cela, elle
pourra bien, auprès de beaucoup de personnes, ne pas tant briller que sa cadette :
mais d’autres sauront bien connaître son mérite. »
Il faut, en vérité, qu’il y
ait bien peu de chose dans une
Correspondance pour qu’on en soit réduit à y
relever un pareil trait comme saillant.
D’autres lettres de lui, publiées il y a quelques années17, et se rapportant la plupart au
dernier temps de son séjour en province, à Soissons, l’avaient montré littérateur
instruit, sachant même un peu d’hébreu, lisant les langues modernes, l’italien,
l’anglais, citant à propos ses auteurs, et justifiant le mot de Voltaire qui le définit
quelque part « un homme laborieux, exact et sans génie. »
Ce n’est pas de
celui-là qu’on dira que l’esprit lui sortait par tous les pores. On sent à chaque mot
l’économie, et il lui en faut. Il n’était pas au niveau d’un siècle où Duclos disait :
« Mon talent à moi, c’est l’esprit. »
De l’esprit argent comptant et à
tout instant, voilà ce que la société demandait alors avant tout et ce que Racine fils
avait moins que personne à lui donner.
Il eut le mérite cependant de suivre un des mouvements de l’époque, et d’introduire pour sa part des commencements de littérature étrangère et comparée ; il apprécia et traduisit le Paradis perdu de Milton : quant à comprendre l’œuvre de Dante, il y échoua ; le contraire eût été trop fort pour son siècle et pour son esprit. Mais enfin, il est honorable à ce chantre de la Religion, purement raisonneur et sans invention, à ce traducteur en vers des Pensées de Pascal, de s’être enquis des autres poèmes religieux construits par de vraiment grands architectes et poètes dans les littératures étrangères, et d’avoir essayé d’y mordre.
Je dis le bien que je peux, je le désire et je le cherche ; mais j’ai toujours, malgré moi, présent à l’esprit certain Portrait de Racine fils en quelques lignes, que l’abbé de Voisenon a tracé de sa plume la plus médisante ; et, par malheur, on sent que cette méchanceté doit ressembler ; le voici :
RACINE FILS.
« C’est de lui que M. de Voltaire a dit : petit fils d’un grand père. Il fut le premier à sentir son infériorité ; il se fit peindre les Œuvres de son père à la main, et les regards fixés sur les vers de la tragédie de Phèdre :
Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père !« … Il n’est pas possible d’être plus dénué de toute espèce de grâces que l’était Racine le fils. Il avait l’air d’une grimace, et sa conversation ne démentait point sa physionomie. Je me trouvai un jour avec lui chez M. de Voltaire, qui nous lisait sa tragédie d’Alzire ; Racine crut y reconnaître un de ses vers, et répétait toujours entre ses dents : « Ce vers-là est à moi. » Cela m’impatienta ; je m’approchai de M. de Voltaire en lui disant : « Rendez-lui son vers et qu’il s’en aille ! »
Voilà ce que les petits-fils ne disent pas et ne doivent pas dire dans leurs biographies de famille. Force nous est bien de les compléter.
— « M. Racine a beau faire, son père sera toujours un grand homme. »
C’est un mot de Voltaire, et ces mots-là, quand vous les avez une fois entendus, vous
restent attachés comme une flèche.
Racine fils ayant quitté les emplois de finance revint
habiter Paris
pendant ses dernières années ; il allait pouvoir jouir enfin de ses droits de titulaire
à l’Académie des Inscriptions dont il était un membre depuis si longtemps absent,
lorsqu’une intrigue l’obligea à prendre la vétérance. Un des beaux messieurs du monde de
M. de Maurepas, et qui était le président de l’Académie à ce moment, le duc de
Nivernais, ordinairement aimable et gracieux aux gens d’esprit, mais qui trouvait
peut-être que Racine fils n’était pas assez cet homme d’esprit comme il l’entendait,
parut se ressouvenir tout à coup de la querelle que leurs père et aïeul avaient eue à
propos de Phèdre, et lui donna d’injustes dégoûts, pour le pousser à
se démettre et faire arriver plus vite son ami Sainte-Palaye. M. de Maurepas crut
arranger la chose, moyennant pension. On s’explique difficilement que l’Académie
française, qui devait être, ce semble, « l’asile naturel d’un Racine »
,
l’ait repoussé vers le même temps, ou du moins lui ait fait un petit signe de tête
négatif et très-significatif, et cela pour la seconde fois : il dut renoncer à l’idée de
s’y voir admis. Décidément, si Racine fils savait peu sourire, la fortune non plus ne
lui souriait pas.
Il éprouva, dans les années qui suivirent, un chagrin mortel. Son fils unique, qui
semblait destiné, si l’on en juge par les éloges et les regrets qu’il inspira, à faire
refleurir la tige poétique des Racine, périt dans un voyage, victime du tremblement de
terre de Lisbonne, à l’âge de vingt et un ans (1755). Ami du poète novateur Le Brun,
célébré et magnifiquement pleuré par lui, par ce futur ami d’André Chénier, le jeune
Racine, de
qui son père jugeait un peu sévèrement tant qu’il vécut, disant
de lui, comme d’un jeune présomptueux, « qu’il voudrait tout savoir et ne rien
étudier »
, était-il d’étoffe à être un poète novateur aussi, à oser dans le
sens moderne, à désoler, puis à enorgueillir ce père redevenu et resté tant soit peu
bourgeois, à l’étonner par un classicisme repris de plus haut ou par un romantisme
anticipé, à être un peu plus tôt, et à la face de Voltaire vieillissant, quelque chose
de ce qu’André Chénier, a été plus tard ? — Je me pose la question comme un beau rêve,
comme un Tu Marcellus eris à ajouter à tant d’autres ; mais c’eût été
trop dans une même famille que cette double couronne, que cette régénération du génie à
presque un siècle de distance. Là aussi, dans cet ordre de royauté, la Fortune aime à
transférer les sceptres d’une race à l’autre ; les dynasties littéraires ne se
perpétuent pas.
Son fils mort, Louis Racine fut brisé du coup. Son malheur le détacha de tout, même de l’étude ; il avait, outre une belle collection d’estampes, un cabinet de livres assez nombreux et curieux ; il en fit faire une vente publique et ne garda que le nécessaire.
Là encore on peut se figurer une fin touchante d’un père malheureux qui, caché dans son petit jardin du faubourg Saint-Denis, y recevant de loin en loin la Visite de quelque jeune poète déférent et respectueux, d’un abbé Delille naissant, ne songe plus pour son compte qu’à mourir en chrétien, latendo et tacendo.
Un horrible mot du Journal de Bachaumont me gâte tout. À la date du 31 janvier 1763, on y lit :
« M. Racine, dernier du nom, fils du grand Racine, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, est mort hier d’une fièvre maligne. Il ne faisait plus rien comme homme de lettres ; il était abruti par le vin et par la dévotion. »
Ces médisances clandestines ont cela d’affreux que, sans absolument y croire, on en reste imprégné et affecté. La nature humaine est si faible d’ailleurs et si misérable, qu’il ne serait pas impossible que, dans ce besoin d’oubli et d’engourdissement à tout prix où on nous le montre, il y eût un coin de vérité.
J’ai connu dans ma jeunesse un aimable et vieux professeur de l’Université dont le fils, militaire brillant et déjà colonel, fut tué à Waterloo. Le malheureux père, depuis ce jour funeste, ne voulut d’autre remède à sa douleur que celui qu’avait autrefois trouvé dans son abandon l’infortunée Ariane.
III.
Assez de Racine fils comme cela. C’est autre part qu’est la vie, c’est autre part qu’est l’encouragement et l’espérance. Quand la propriété et l’hérédité littéraires seront établies et constituées, il y aura, si tout marche à souhait, je vois cela d’ici, des races renées de grands et petits dauphins littéraires, des Racine fils à perpétuité ; mais c’est dans les terrains toujours vierges qu’il faudra chercher du neuf et que les sources imprévus se rouvriront. Je crois comprendre autant qu’un autre les douceurs de la stabilité littéraire, et je ne les contesterai pas. Il est doux en effet et commode de se dire de bonne heure : tout ce qui est grand est fait ; tous les beaux vers sont faits ; tous les discours sublimes sont sortis : il n’y a plus, à qui vient trop tard et le lendemain, qu’à lire, à relire, à admirer, à goûter et déguster, à se tenir tranquille et coi en présence des modèles, à mettre sa supériorité à les trouver supérieurs à tout ce qui s’est tenté depuis, à tout ce qui se tentera désormais. On a sur ses rayons un petit nombre d’auteurs choisis ; on n’en sort pas, et quand on a fini de l’un, on recommence de l’autre. On y trouve à chaque fois de nouvelles beautés, sur lesquelles l’éloge repasse et renchérit ; on en cause avec quelques amis du même temps que nous, avec quelque camarade de collège resté comme nous fidèle à la tradition ; l’on se fait l’un à l’autre pour la centième fois les mêmes citations de certains beaux passages, les mêmes allusions fines auxquelles on répond par un coup d’œil de satisfaction et d’intelligence, en secouant la tête. On se délecte enfin et l’on se repose. Mais, après des années de ce régime, où cela mène-t-il ? où arrive-t-on ? À rester distingué sans doute, mais immobile, mais borné, fermé et tout à fait étranger à la vraie activité intellectuelle toujours renaissante, — à avoir divinisé sa paresse sous le nom de goût. Ces anciens, ces devanciers qu’on admire étaient des classiques en action, debout et militants : on est, soi, des classiques assis, éternellement assis. Que si l’on se risque à écrire quelque chose à grand’peine (car enfin il faut bien quelquefois employer son encre), que de scrupules, que de précautions et de craintes en présence de ces anciens qui ont tout trouvé ! Malheur et honte si on allait risquer par mégarde un mot qu’ils n’auraient pas mis ! Aussi ne marche-t-on qu’avec eux, en s’appuyant sur eux, sur ce qu’ils ont dit ; on a dans la mémoire toutes sortes de belles ou jolies sentences, recueillies à loisir et qu’on tient à placer ; on dirige tout son discours, on incline tout son raisonnement pour amener une phrase de Quintilien, pour insinuer une pensée de Cicéron, et l’on est tout content d’avoir échappé ainsi à penser par soi-même et en son propre nom. Triomphe et modestie ! tout est sauvé ; on a pensé avec l’esprit d’un autre et parlé avec ses paroles.
Il y a un autre système, un autre parti à prendre, celui des chercheurs de vérité et de
nouveauté, des remueurs d’idées, des Staël, des Lessing, des Diderot, des Hegel comme
des Voltaire : ici le mot d’ordre, c’est que le mouvement, quel qu’il soit et tant qu’on
peut se le donner, est le plus grand bien de l’esprit comme du corps. L’esprit humain ne
compte que sous un perpétuel aiguillon. Le plus grand danger pour lui est de devenir
stagnant et de croupir. Mieux vaut s’user que se rouiller. Nous sommes des machines,
d’admirables machines : ne laissons pas s’épaissir et se figer en nous les huiles des
rouages. Certaines idées sont belles, mais, si vous les répétez trop, elles deviennent
des lieux communs : « Le premier qui les emploie avec succès est un maître, et un
grand maître ; mais, quand elles sont usées, celui qui les emploie encore court risque
de passer pour un écolier déclamateur. »
C’est Voltaire, l’excellent critique
littéraire, qui a dit cela, et à propos de Racine fils. Les choses justes
elles-mêmes ont besoin d’être rafraîchies de temps à autre, d’être renouvelées et
retournées ; c’est la loi, c’est la marche. Un souverain qui monte sur le trône n’est
pas plus jaloux de refondre toute la monnaie de ses prédécesseurs et de la marquer à son
effigie, que les critiques nouveaux venus, pour peu qu’ils se sentent de la valeur, ne
sont portés en général à casser et à frapper à neuf les jugements littéraires émis par
leurs devanciers. Il y a quelque abus peut-être, mais cela ne vaut-il pas mieux pourtant
que d’avoir de ces jugements comme des monnaies usées, effacées, qui glissent entre les
doigts et qu’on ne distingue plus ? Art, critique, recommençons donc toujours, et ne
nous endormons pas. Il est des saisons plus ou moins fécondes pour l’esprit humain, des
siècles plus ou moins heureux par des conjonctions d’astres et des apparitions
inespérées, mais ne proclamons jamais que le Messie est venu en littérature et qu’il n’y
a plus personne à attendre ; au lieu de nous asseoir pour toujours, faisons notre Pâque
debout comme les Hébreux et le bâton à la main. Ce que Virgile a remarqué des semences
est vrai des hommes : il faut les trier, les épurer, les agiter sans cesse ; autrement
tout dégénère. Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux ; tous les défauts
peuvent servir le talent, hormis la faiblesse. On se trompe sur les généalogies
littéraires, si on les prend de trop près et comme à bout portant, dans le sens apparent
et superficiel. Le vrai successeur direct d’un grand homme c’est son égal et son pareil
dans l’âge suivant.
Le vrai continuateur de Louis XIV au point de vue de la France, ce n’est pas Louis XV ni le faible Louis XVI : c’est la Révolution armée et imposant à l’Europe ; c’est Sieyès la représentant à Berlin, Bonaparte à Campo-Formio et ailleurs. De même, au point de vue de l’esprit humain, le digne successeur de Racine, c’est Voltaire qui adorait Racine et le proclamait poète naturel et divin, une merveille de goût, en ayant, lui, bien autre chose encore que du goût. Le vrai successeur de Voltaire, ç’a été cette pléiade d’historiens et de critiques, honneur de notre temps (Thiers, Thierry, Guizot, Fauriel, etc., aujourd’hui Renan). Après le siècle du génie et du goût, on a eu le siècle de l’esprit et de la philosophie ; après le siècle de l’Encyclopédie, aboutissant à la plus terrible des Révolutions qui a remis les fondements de la société à nu, on a le siècle de la critique historique, du passé admirablement compris sous toutes ses formes, de l’art réfléchi et intelligent : voilà les vraies successions, les vraies suites, les grandes routes et les larges voies.
Ceux qui, comme Racine fils, se croient dans la continuation directe, ne sont que dans un embranchement étroit, stérile, et qui aboutit à quelque bourg sans issue, à une villa endormie.