M. de Pontmartin.
Les Jeudis de Madame Charbonneau
Première et deuxième édition9
Je croyais en être quitte pour quelque temps avec M. de Pontmartin ; j’avais écrit sur lui et sur ses ouvrages, il y a peu de mois, un article développé, presque une étude ; elle était sérieuse, sévère dans sa sincérité, et l’éloge n’y venait qu’après le blâme. Il avait eu le bon goût d’en paraître, somme toute, satisfait, et j’avais été touché d’un procédé si rare. Mais j’étais loin du compte, et, au moment où j’estimais avoir fixé mon jugement et mes idées sur un talent et un esprit fait, cet esprit changeait de direction et allait se montrer sous un aspect tout nouveau. J’étais comme quelqu’un de ma connaissance qui s’était autrefois livré à un travail d’analyse sur Eugène Sue romancier, à la veille des Mystères de Paris et avant cette conversion démocratique soudaine du peintre d’Arthur : c’était à recommencer. M. de Pontmartin vient de même d’introduire toute une révolution dans sa manière : de critique aristocratique, de défenseur des hautes doctrines de la société, de chevalier avoué du trône et de l’autel, il s’est fait pamphlétaire satirique, auteur de Guêpes, diseur de vérités et de malices à tout prix ; les lauriers d’Alphonse Karr l’ont empêché de dormir. Le voilà, d’Ange de lumière, devenu semblable à l’un de nous tous, et, selon moi, bien pire. Il se flatte d’avoir suivi un conseil de M. Veuillot ; il a cassé les vitres, il a fait, lui aussi, ses Libres Penseurs, et il les a jetés dans la rue à la tête du passant. Enfin, il a publié les Jeudis de Madame Charbonneau, qui ont fait un bruit terrible ; il a, pour la première lois, eu un succès réel, — de scandale, qu’importe ? Lentement donc, et après tous les autres, je viens pourtant en parler ; je ne crains pas toujours de parler des livres du moment, qui font du bruit.
Il y a deux choses à distinguer dans la dernière publication de M. de Pontmartin, le procédé et le talent. Je définirai d’abord le procédé.
I.
Je ne distingue point dans les Jeudis la première édition de la
seconde ; je ne distinguerai pas non plus le volume d’avec les articles insérés dans un
journal,
et qui tous, et pour cause, n’ont pas été recueillis encore dans
les Jeudis. Tout cela se tient et ne fait qu’un ; M. de Pontmartin ne
saurait jouer l’innocent, comme je vois qu’il l’essaye dans une dernière préface. Il a
une singulière doctrine en matière de satire. — Quoi ! dit-il, je publie, il y a
près de trois ans de cela, des articles dans un journal (la Semaine des
Familles) ; je dois supposer qu’on les lit. Or personne ne se récrie,
personne ne réclame ; ne suis-je donc pas tout naturellement autorisé à les mettre en
volume, surtout quand des amis m’y engagent et de temps en temps me disent comme pour
m’agacer : « Vous avez là les matériaux d’un joli volume ; quand le publierez-vous ? »
Je me suis laissé gagner à leur idée. Vous voyez bien qu’il n’y a aucune préméditation
dans mon fait. Si je me suis trompé, il y a eu tout au plus de l’illusion, une erreur
d’optique.
—
Il est joli, le raisonnement ! elle est touchante, l’illusion ! mais il y a eu au
contraire préméditation, s’il en fut jamais, et ruse ; vous n’êtes pas un enfant, ni
nous non plus ; nous savons ces finesses : l’histoire est ancienne ; c’est celle de tous
les satiriques, c’est celle de Bussy-Rabutin pour ce fameux Portrait de Madame de
Sévigné. Une fois fait, il fallait bien qu’il sortît, qu’il vit le jour.
L’auteur le trouvait trop joli pour l’ensevelir. Périssent les amitiés et les
convenances, celles même de cousinage et de parenté, plutôt qu’un article ! Vous, de
même ; vous aviez en portefeuille des portraits méchants, et, selon vous, jolis :
comment les produire ? C’était une affaire de tactique. Vous les avez fait
d’abord filer un à un, presque incognito, sous le masque et sans clef, dans un journal honnête qui colportait vos brûlots ou pétards
sans s’en douter. Vous n’aviez pas encore mis le feu à la mèche. Ce n’a été qu’avec le
volume que cette mèche a été allumée, en y mettant les noms propres : de là l’explosion
et l’esclandre. Elle ne pouvait avoir lieu auparavant. Vous savez bien qu’on ne lit pas,
dans le monde que vous attaquiez, La Semaine des Familles. Ainsi pas
d’innocence jouée ; c’est inutile. Et la preuve qu’au fond vous tenez peu à cette
innocence, et que depuis longtemps elle avait commencé à vous peser, c’est qu’après le
premier bruit de la bombe qui vous a fait un peu reculer, vous voilà aux anges ; vous
pétillez d’aise, vous avez réussi à faire éclat, à obtenir ce que votre cœur d’homme de
lettres désirait le plus, une célébrité d’une heure. « C’est égal, le tour est joué »,
devez-vous dire. Peu s’en faut que vous n’ajoutiez, et je crois que vous l’avez dit :
« Enfin j’ai trouvé mon genre. »
Que si vous n’avez pas recueilli dans le volume tout ce que vous aviez inséré dans la feuille, c’est que vous aviez, au moment de cette seconde publication, quelques ménagements à garder, c’est que vous ne vouliez pas mettre tout le monde contre vous à la fois, que vous ne vouliez pas vous fermer toutes les portes ; mais ces articles, d’abord dissimulés, et qui étaient restés comme des soldats couchés dans le fossé, attendant pour se montrer un nouveau signal, ont été levés par des indiscrets, et maintenant tout est connu ; je parlerai donc du tout. Ce qui est publié est publié. Il n’est pas en votre pouvoir, quand vous le voudriez, de rien rétracter de ce que vous avez une fois lancé et mis en circulation. En fait de médisance et de malignité, c’est toujours la première édition qui compte.
Je reviens au procédé, qui est le gros de l’affaire. Quel est-il ? Je ne marchanderai pas : socialement il est étrange, et de la part d’un écrivain qui avait tous les dehors et les prétentions d’un homme de bonne compagnie, il est impardonnable.
Premièrement, M. de Pontmartin dédie dans une longue préface son livre à M. Jules Sandeau, un ancien ami qu’il n’a pas vu depuis longtemps, et pour lequel sa tendresse semble s’être tout d’un coup réchauffée à cette occasion. Il y a des amis auxquels on ne pensait plus, et qu’on se remet ainsi subitement à aimer contre d’autres. Ce serait déjà grave de dédier, — ne chicanons pas sur les mots, d’adresser publiquement son livre, un livre de satire et de personnalités, à M. Sandeau, sans le prévenir et sans avertir les lecteurs qu’on ne l’a pas consulté ; car c’est l’en rendre, jusqu’à un certain point, responsable et complice. Mais qu’est-ce donc quand M. Sandeau est censé jouer un rôle dans le livre, quand il tient en un endroit le de de la conversation, quand il y exprime des jugements sur plusieurs de ses confrères et amis, et des jugements les plus malins d’intention, les plus perfides ! M. de Pontmartin a beau dire aujourd’hui qu’il est visible à tout le monde que ce rôle de M. Sandeau n’était évidemment qu’une fiction de l’auteur, qu’il est bien clair que tout ce que dit M. Sandeau dans le livre, c’est lui, M. de Pontmartin, qui le pense et qui le lui souffle : outre qu’il n’est pas flatteur d’être pris ainsi pour chaperon d’abord, puis pour un simple prête-nom, cela est de soi si peu clair, qu’à un endroit M. Sandeau, après avoir parlé librement et médit d’un chacun, est présenté comme s’arrêtant devant un seul nom, celui de Gustave Planche ; il coupe court, sur ce que celui-ci est, dit-il, son ami particulier ; ce qui était vrai en effet. Nous savons tous que Gustave Planche, dans les derniers temps et en ses moments les plus tristes, trouvait affection et asile au foyer de M. Sandeau. M. de Pontmartin établissait donc une confusion volontaire et compromettante, en mettant de la sorte et avec ce sans-façon M. Sandeau en avant.
Ainsi cette première inconvenance était complète, et M. Sandeau, que tous ceux qui le connaissent pour la sûreté de ses relations, pour l’aménité de son caractère, pour ses mœurs gracieuses et bienveillantes, eussent été loin d’accuser sans aucun doute, s’est fait toutefois, avec raison, un devoir de protester publiquement, ne pouvant admettre à aucun degré le soupçon d’avoir trempé dans cette composition équivoque.
Le cadre du livre en question est, d’ailleurs, des plus élémentaires, et les paravents
ne sont là que pour la forme. Le gentilhomme de province qui se donne pour un homme de
lettres désappointé et ensuite pour un maire de village non moins mortifié et mystifié,
Georges de Vernay ou tout simplement M. de Pontmartin, est censé faire sa confession
littéraire à Carpentras ou en quelque ville voisine, dans le salon d’une Mme Charbonneau,
femme du directeur de l’enregistrement ; il y
raconte devant quelques habitués, ou plutôt il lit dans un manuscrit apporté tout
exprès, pour qu’on n’en ignore, la suite de ses prétendues mésaventures depuis le
premier jour jusqu’au dernier. Il n’y a d’un peu engageant vraiment que le début ; il y
montre avec esprit (ce n’est pas ce qui y manque), et en se faisant plus neuf, plus
ingénu qu’il ne l’a jamais été, ses étonnements, ses premiers faux pas dès son entrée
dans la vie parisienne sous les auspices de M. Sandeau, son auteur de prédilection ; le
premier dîner en tête-à-tête qu’il offre à celui-ci chez Bignon ; le dîner qui lui est
rendu à un restaurant plus modeste hors barrière, le père Moulinon, où se réunissaient
les gens d’esprit pauvres et un peu bohèmes, les « surnuméraires de l’art et de
la littérature »
; puis, au sortir de là, une soirée de lecture dans un salon
à la mode où il est présenté et où, pour payer sa bienvenue, il se pique de spirituelle
impertinence. Je ne fais pas ici le moraliste sévère, je ne parle que convenance et
procédé. Que M. de Pontmartin, s’il vivait (ce que je lui souhaite) quatre-vingts ans et
plus, comme l’estimable M. Delécluze, recueille dans sa vieillesse ses Souvenirs, les
publie alors, dépeigne à ses contemporains de ce temps-là les gens avec qui il a dîné
trente ou quarante ans auparavant, cherche même à les montrer en laid et à se donner le
beau rôle, il n’y aurait rien à cette façon de faire que d’assez simple, d’assez
conforme à la loi des amours-propres et d’assez reçu, en effet, dans cette libre et
babillarde république des Lettres. Le temps, en s’enfuyant, souffre
et
permet bien des choses. Mais qu’âgé de cinquante ans environ, devant ces mêmes personnes
vivantes, lui qui peut les rencontrer nez à nez à chaque instant, il vienne nous
raconter des entretiens plus ou moins intimes, et non agréables pour tout le monde, qui
auraient eu lieu à table entre deux ou plusieurs convives ; que, sous prétexte de
débiter ses mécomptes, il se donne les airs de supériorité ; qu’il nous exhibe le menu
de la carte, additionne les petits verres de curaçao qu’on a bus et qu’il a payés,
n’oublie jamais de rappeler qu’il est gentilhomme et propriétaire, qu’il a eu affaire à
des confrères besoigneux ; mais tout cela est d’un goût détestable,
d’un fonds illibéral et presque vulgaire, que tout l’esprit de malice dans le détail et
un vernis extérieur d’élégance ne sauraient racheter ! On est comme il
faut ou on ne l’est pas.
Le comte d’Orsay était un libertin, un dissipateur, mais un charmant et galant homme.
Un jour qu’il était ruiné, un libraire de Londres lui offrit je ne sais combien de
guinées pour qu’il écrivît ses Mémoires et qu’il y dit une partie de ce qu’il savait sur
la haute société anglaise avec laquelle il avait vécu. — « Non, dit le comte
après y avoir pensé un moment, je ne trahirai jamais les gens avec qui j’ai
dîné. »
M. de Pontmartin n’a pas même cette excuse d’être ruiné, puisqu’il a,
bon an mal an, il nous le répète assez, de douze à quinze mille livres de revenu et une
superbe allée de marronniers.
Les Anciens, honnêtes gens, avaient un principe, une religion : tout ce qui était dit à table entre convives était sacré et devait rester secret ; tout ce qui était dit sous la rose, sub rosa (par allusion à cette coutume antique de se couronner de roses dans les festins), ne devait point être divulgué et profané. Oh ! que cela ne se passe pas ainsi avec M. de Pontmartin et sous ses marronniers ! Il est dangereux de s’asseoir à leur ombre, ainsi que l’un de nos anciens amis en a fait cruellement l’épreuve10. Méfiez-vous ! il vous invite, il vous reçoit chez lui, il est votre hôte, on se livre à son accueil bienveillant, et il ne vous en respecte pas davantage, il vous en épargne d’autant moins. Demain il essayera de faire rire le monde à vos dépens. Mais c’est là un abominable procédé de maître de maison ; c’est une vraie traîtrise. S’il était moins bon chrétien et catholique, s’il était simplement un honnête homme païen, je renverrais M. de Pontmartin à ce qui est dit des devoirs et des obligations envers Jupiter Hospitalier ; mais ces fils des croisés (si tant est qu’il en descende) se soucient bien de Jupiter !
Que M. de Pontmartin ait montré de l’esprit dans divers portraits qu’il a tracés, ce n’est pas la question en ce moment. Il vient d’avoir sa chute morale ; c’est ce que je constate. Il a été tenté, et il a succombé.
La tentation pour tous n’est pas la même, et elle prend différentes formes. Un glorieux, un vaniteux, est tenté autrement qu’un avare ou qu’un nécessiteux. Un homme de lettres pauvre est tenté autrement qu’un homme de lettres riche. M. de Pontmartin nous a assez étalé son état de fortune pour que nous sachions qu’il ne pouvait faillir par les mêmes raisons que le pauvre Mürger, s’il est vrai pourtant que l’aimable Mürger ait eu les torts qu’il lui reproche. Ce qui pouvait le tenter, lui, c’était l’amour du bruit, d’un bruit à tout prix. Eh bien ! cette tentation, sous la seule forme où elle pouvait se présenter à un homme de sa sorte, l’auteur des Jeudis l’a éprouvée, et il n’a pas su y résister.
Il a tiré son coup de pistolet dans la rue, et chacun s’est retourné. Il avait tiré ce même pistolet trois ans auparavant dans une cave (comme lui-même il appelle poliment l’honnête journal qui lui avait prêté d’abord sa publicité clandestine), et personne n’y avait fait attention ; il a rechargé et tiré de nouveau avec la même balle en plein boulevard, en pleine rue Vivienne ; de là tapage et attroupement. Voilà un succès.
Cela me fait sourire de penser que M. de Pontmartin a eu sa chute, toute proportion gardée, comme Lamennais, comme Chateaubriand, quand ce grand transfuge renia ses dieux. Il lui est même arrivé comme à Lamennais, quand celui-ci fit ses Affaires de Rome : ne voilà-t-il pas qu’il a pris, du coup, un air plus dégagé, plus déluré que jamais !
N’exagérons rien ; mais sérieusement M. de Pontmartin aurait lieu de dire comme certain
ministre après sa conduite dans la Coalition : « Ma situation est
changée. »
Et en effet, de quel droit viendra-t-il parler dorénavant religion,
morale, famille, quand il a violé, de dessein prémédité, les plus simples bienséances et
les
lois du savoir-vivre ? De quel droit relèvera-t-il les misères, les
versatilités, les scandales de la vie littéraire, lui qui a fait un livre en partie
spirituel, je le veux, mais tout au point de vue de l’amour-propre et qui n’est, à le
bien prendre, qu’une gaminerie immense. Car c’est maintenant un espiègle en grand que
M. de Pontmartin. Ce livre, destiné à dénoncer le scandale littéraire, en fait désormais
partie. Il faut que ses admirateurs, qui remplissent les Revues de province et qui, hier
encore, injuriaient en son nom l’univers, que ses coryphées qui se faisaient écho de
Quimper à Suze-la-Rousse, d’un bout de la France à l’autre, renoncent à dire :
« Lisez les volumes de M. de Pontmartin, et sous l’influence de cette lecture
vous sentirez grandir en vous l’amour du beau, du vrai et du
bien ! »
Il faut que lui-même renonce à donner aux siens, d’un ton
d’oracle et de Mentor, des leçons comme celle-ci : « Ne vous révélez au public
que par vos ouvrages. Soyez toujours et avant tout de votre religion, de votre monde,
de votre parti. Ne faites pas à votre popularité des sacrifices que
payerait un jour votre gloire. Voyez ce qui arrive pour les plus grands de ceux
qui vous ont précédés ; ils sont châtiés par où ils ont péché…11, etc., etc. »
Qu’il prenne pour lui la leçon. Et nous qu’il a tant de fois chapitré au nom de ses
doctrines de convention, nous avons droit de dire en montrant le présent livre : Lisez
et vous y sentirez pour toute inspiration, aux meilleurs endroits, une
personnalité très-vive, très-fine, très-excitée et surexcitée, une vanité blessée et
se vengeant.
II.
Ceci me mène à caractériser l’esprit, le genre, l’espèce de talent. J’aime peu la satire, mais je la conçois et je l’admets ; elle peut être de diverses sortes. L’indignation en est la plus noble muse. Après l’indignation d’un Alceste, d’un Juvénal, il y a bien des degrés dans la dose de bile et de fiel qui entre nécessairement dans la satire. Sans remonter bien haut, et sans sortir de notre temps, je conçois M. Veuillot franc, violent, fin pourtant, âpre non moins qu’adroit à l’attaque, riant ou mordant à belles dents, et sachant choisir sur le prochain les endroits vulnérables et tendres ; ayant rompu avec la moitié et plus de la moitié de ses confrères, et seul contre tous s’en faisant craindre. M. de Pontmartin n’est point de cette famille. Il est plutôt piqué, aigri. Je ne prends pas à la lettre tout ce qu’il fait semblant d’être dans son livre ; il se donne comme le plus désappointé des hommes ; selon lui, il aurait tout manqué dans sa carrière, et il n’aurait recueilli qu’ingratitude et mécomptes : littérateur, on ne lui aurait pas su gré des services qu’il aurait rendus à la société à une certaine heure ; on lui aurait fait mainte promesse qu’on n’aurait pas tenue ; homme de province et propriétaire, il n’aurait eu qu’ennuis dans l’exercice de ses honneurs municipaux ou communaux ; homme de qualité (il ne l’oublie jamais), comme il n’allait qu’en fiacre dans les soirées du noble faubourg, les laquais souriaient d’un certain air en le voyant traverser l’antichambre et lui demandaient à la sortie sous quel nom il fallait appeler ses gens. Je ne savais pas, je l’avoue, M. de Pontmartin en si piètre état et en si mauvaise posture ; je le croyais sur un meilleur pied dans tous ses mondes ; il me semblait qu’il avait, littérairement, une réputation assez en rapport avec ses mérites, qu’il n’avait pas grand-chose à demander de plus ; et quant à l’Académie, son désir ou son regret aujourd’hui avoué, j’estimais à vue de pays que, du train dont nous y allons et pour peu que nous mourions encore, il avait chance d’y arriver à son tour, — après M. Cuvillier-Fleury, par exemple. Mais enfin M. de Pontmartin est meilleur juge de sa situation que nous ; il en dit trop pour qu’il n’y ait pas du vrai dans ses doléances, et il se présente dans tout son livre comme si mécontent, si battu de l’oiseau, si en guerre non seulement avec nous autres gens de lettres, mais avec les personnes de sa famille, avec les nobles cousines qui ont hérité d’un oncle riche à son détriment, avec les amis politiques qui lui ont refusé un billet d’Académie pour une séance publique très-recherchée, avec ses paysans mêmes et les gens de sa commune qui ont traversé indûment son parc et à qui il reproche jusqu’aux fêtes et galas qu’il leur a donnés, qu’il est impossible de ne pas voir dans tout cela une disposition morale existante et bien réelle, celle de l’homme vexé, dépité. Or c’est là une veine un peu maigre et un peu chétive pour alimenter la satire.
Aussi la sienne n’est piquante que littérairement et pendant quelques pages. Tout le reste du volume qui se rapporte à la vie de province et aux tribulations qu’il y rencontre est souverainement ennuyeux. Tout le sel et la fin du livre consiste en une demi-douzaine ou, si l’on veut un compte plus exact, une dizaine de portraits qui, cités presque en entier, n’ont fait qu’une ou deux bouchées du Figaro.
Pour les rendre plus piquants, l’auteur a outré dans quelques-uns les traits, ce qui est, dit-il, le droit du satirique : il a, dans d’autres, altéré la vérité, ce qui n’est le droit de personne. Ainsi, à quoi bon faire d’un docteur en médecine, dont il veut se moquer, un apothicaire ? À quoi bon supposer que M. Legouvé, qui a fait une certaine lecture dans un salon après sa nomination à l’Académie, l’a faite avant et pour la préparer ? On ne me fera, pas croire que ce sont là de simples inadvertances. Ce n’en est pas une, du moins, dans un des plus malins portraits du volume, portrait qui n’est autre que le mien, d’avoir dit :
« Il excellerait à distiller une goutte de poison dans une fiole d’essence, de manière à rendre l’essence vénéneuse ou le poison délicieux. Son erreur a été de sophistiquer ce qu’il aurait pu faire tout simplement…, de traiter la littérature comme une mauvaise guerre où il faudrait constamment avoir un fleuret à la main et un stylet sous son habit. On assure qu’il passe son temps à colliger une foule d’armes défensives et offensives ; de quoi accabler ceux qu’il aime aujourd’hui et qu’il pourra haïr demain, ceux qu’il déteste à présent et dont il veut se venger plus tard… »
C’est de moi que M. de Pontmartin parle en ces aimables
termes : et tous
ceux qui ont lu son livre m’ont presque fait compliment comme à l’un des moins
maltraités encore entre nos confrères. Et moi, tout flatté que je puisse être de mille
douceurs et sucreries qu’il m’adresse par compensation en maint endroit, mais plus
jaloux, je l’avoue, d’être honnête homme que de passer pour avoir du goût, je lui dis
tout net à propos de ces phrases étranges qu’on vient de lire, et qui atteignent
directement et outrageusement mon caractère : « Savez-vous, Monsieur, que si vous
n’étiez pas un homme léger qui ne pèse pas ses paroles, vous seriez un
calomniateur ! »
Mais il est léger, inconsidéré : il s’avance, puis il recule, puis il avance encore. Jamais homme, d’après ses propres aveux, n’a été plus atteint que lui de cette démangeaison particulière à certaines époques et surtout à la nôtre, le prurit littéraire ; il en a été de bonne heure chatouillé et rongé jusqu’aux os, — jusqu’aux moelles, comme dirait Giboyer. Il a longtemps souffert de ne passer que pour un amateur. Il a amassé goutte à goutte, pendant des années, des trésors d’aigreur, en se comparant à celui-ci ou à celui-là. Un jour, l’impatience le prenant, il a fait une addition, une somme totale de toutes les petites piqûres qu’il avait reçues, et cela formait une blessure large et profonde qui tout d’un coup s’est découverte : son amour-propre a parlé par la bouche de sa blessure. Ou bien encore, car son cas pathologique est curieux et appelle les comparaisons médicales, il est comme un homme qui aurait avalé un cent d’épingles ou plutôt de fines aiguilles, et toutes les aiguilles lui sortent après un certain temps par mainte issue et mainte voie douloureuse.
Je ne conteste pas la finesse des aiguilles qui, en sortant, piquent maintenant les autres, en même temps qu’elles le soulagent. Il y a dans ce livre des parties fort jolies et finement méchantes, aussi méchantes que si c’était d’une langue ou d’une griffe de femme. Et M. de Pontmartin est tellement homme de lettres jusqu’aux os (dans le sens qu’il a tant de fois blâmé), il est tellement caillette littéraire dans l’âme, que je ne sais si cet éloge que je fais de son esprit ne le fera pas passer sur tout le reste, et ne l’en consolera pas. Libre à lui de prendre son succès au sérieux et d’en jouir, en ne tenant nul compte de la nuance de mésestime qui s’y attache !
Ne cherchez en effet dans cette production aucune trace d’un sentiment profond, élevé, aucune mâle et noble colère ; d’un bout à l’autre la personnalité règne, et rien que la personnalité ; on peut dire que cette plume crache la personnalité à tout propos. Ce n’est ni l’amour de la vérité et de la vertu, ni la passion d’une cause, ni la haine de l’hypocrisie et du charlatanisme, ni la verve du bon sens et du bon goût qui l’anime, qui le transporte et lui fait vider son carquois : c’est un besoin de revanche et de représailles toutes personnelles. Un de nos amis les plus maltraités, les plus insultés dans ce volume12, recevait, en mai 1853, une lettre de M. de Pontmartin, datée du journal l’Assemblée nationale, et ainsi conçue :
« Monsieur et ancien collaborateur,
Pendant que nos rédacteurs en chef se fusillent et s’exterminent du haut de leur premier-Paris, ne serait-ce pas chose agréable et piquante de nous tendre la main à travers les fenêtres de notre rez-de-chaussée ? Voici un petit livre que je vous offre ; abonné à la Presse pendant cette saison d’été, j’y lisais vos articles, et le charme de ces lectures augmentait mon désir de devenir un jour votre justiciable. Le prix extrême que j’attache à votre suffrage vous prouvera mieux que toutes les phrases ce que je pense de vous, etc. »
Mais apparemment, le spirituel écrivain qu’on caressait de la sorte et qu’on espérait amadouer, ne répondit pas à l’appel ou n’y répondit que par quelques coups de plume sincères : inde iræ.
Certes, quand on s’est avancé ainsi envers un confrère, on n’a plus ensuite le droit de venir récriminer contre lui avec injure et acrimonie, ou bien on s’expose à s’entendre dire, tout gentilhomme qu’on est, qu’on est atteint et convaincu de trissotinisme. On tombe dans le personnage de Molière.
Un jour, M. de Pontmartin rencontre M. Legouvé qui cause avec lui affectueusement ; vite il rentre chez lui et adoucit le portrait de M. Legouvé ; si M. Legouvé s’était montré froid, il rentrait et ajoutait au portrait une malignité de plus.
Tout cela est assez misérable, on l’avouera, et quand la littérature en est réduite à ces questions, elle en est fort rabaissée. Quelques jolies pages ne couvrent pas le procédé. Ce livre, est plus un acte qu’un livre. J’ai cherché à m’expliquer une pareille erreur chez un écrivain auparavant réputé de bonne compagnie ; tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne suffirait pas encore. On me fait remarquer chez lui un coin très prononcé et auquel je n’avais pas d’abord pris garde. Sans cesse tiraillé entre Paris et la province, l’auteur se raille de tous deux, et de la province comme de Paris ; il abuse même étrangement du nom de Gigondas, lequel lieu, des mieux habités, me dit-on, n’est pas celui de sa commune, et qui aurait droit de réclamer, pour être ainsi sans raison livré au ridicule ; mais enfin c’est à Paris qu’il en veut surtout, c’est Paris qu’il dénigre, contre lequel il a à exercer ses plus amères rancunes ; c’est à Paris qu’il disait tous les six mois en le quittant et en le menaçant du geste, comme Danton, ce grand auteur, ou comme le boudeur Jean-Jacques : Adieu, Paris, ville de fumée et de boue !… Eh bien ! cela me donne envie d’aimer d’autant plus Paris, quand je vois ceux qui le maudissent commettre de telles fautes de goût, de bienséance, et, boutade pour boutade, je m’écrie à l’encontre :
« Paris, ville de lumière, d’élégance et de facilité, c’est chez toi qu’il est doux de vivre, c’est chez toi que je veux mourir ! Ville heureuse où l’on est dispensé d’avoir du bonheur, où il suffit d’être et de se sentir habiter ; qui fait plaisir, comme on le disait autrefois d’Athènes, rien qu’à regarder ; où l’on voit juste plus naturellement qu’ailleurs, où l’on ne s’exagère rien, où l’on ne se fait des monstres de rien ; où l’on respire, pour ainsi dire, avec l’air, même ce qu’on ne sait pas, où l’on n’est pas étranger même à ce qu’on ignore ; centre unique de ressources et de liberté, où la solitude est possible, où la société est commode et toujours voisine, où l’on est à cent lieues ou à deux pas ; où une seule matinée embrasse et satisfait toutes les curiosités, toutes les variétés de désirs ; où le plus sauvage, s’il est repris du besoin des hommes, n’a qu’à traverser les ponts, à parcourir cette zone brillante qui s’étend de la Madeleine au Gymnase ; et là, en quelques instants, il a tout retrouvé, il a tout vu, il s’est retrempé en plein courant, il a ressenti les plus vifs stimulants de la vie, il a compris la vraie philosophie parisienne, cette facilité, cette grâce à vivre, même au milieu du travail, cette sagesse rapide qui consiste à savoir profiter d’une heure de soleil ! Combien de fois, après des journées et des semaines de retraite et d’étude, me trouvant là vers trois heures sur ces boulevards fourmillants, j’ai rencontré de ces hommes que M. de Pontmartin décrit si affreux, si terribles, qui sont de la littérature active, ou des théâtres ou des journaux grands et petits ! Je ne sais pourquoi, peut-être est-ce parce qu’elles sont rares, mais ces rencontres me plaisent toujours ; j’y gagne, j’y apprends de ces gaies et folles nouvelles qui autrement courraient risque de ne m’arriver jamais, j’entends de ces mots spirituels que toute la méditation ne donnerait pas, je m’y aiguise ; je crois même voir, sauf quelques rares exceptions, une bienveillance réelle à mon égard sur ces visages fins et travaillés. Ce sont des camarades de guerre qui servent dans des armes différentes et plus légères ; de ce qu’on fait chacun de son côté ce que l’autre ne ferait pas, est-ce une raison pour se détester ? Je suis bien sûr que de ces hommes qui viennent de me serrer la main, aucun ne me trahira, n’ira écrire incontinent contre moi (entendez-vous, Monsieur le gentilhomme-propriétaire du Comtal ?) et ne parodiera en malice cette conversation que j’ai eue avec bonhomie. Et puis, quand je rentre dans mes quartiers non lettrés et tout populaires, quand je m’y replonge dans la foule comme cela me plaît surtout les soirs de fête, j’y vois ce que n’offrent pas à beaucoup près, dit-on, toutes les autres grandes villes, une population facile, sociable et encore polie ; et s’il m’arrive d’avoir à fendre un groupe un peu trop épais, j’entends parfois sortir ces mots d’une lèvre en gaieté : Respect à l’âge ! ou : Place à l’ancien ! Je suis averti alors et assez désagréablement, je l’avoue, de ce qu’on est toujours si tenté d’oublier, mais je le suis avec égard, avec politesse ; de quoi me plaindrais-je ? Oh ! Paris, Paris de tous les temps, Paris ancien et nouveau, toujours maudit, toujours regretté et toujours le même, oh ! que Montaigne déjà te connaissait bien ! C’est chez toi qu’il est doux de vivre, c’est chez toi que je veux mourir ! »
Un provincial, au contraire (je suis étonné d’avoir à employer ce mot avec M. de Pontmartin, et j’espérais même que ni le mot ni la chose n’existaient presque plus), est prompt à s’ébahir ou à se scandaliser ; il se pique ou se mortifie aisément ; il se bourre de trop de choses en trop peu de temps, et a peine ensuite à les digérer. J’ai peur que M. le soi-disant maire de Gigondas, malgré tout son esprit, n’ait suivi ce procédé d’une détestable hygiène morale. Dans ses six mois de Paris, il veut en mettre trop ; de là un étourdissement, une sorte de griserie et d’ivresse de tête qu’il va cuver en province, et il se venge en médisant de ce qui la lui a donnée. Ce n’est pas ainsi qu’il faut prendre Paris ; demandez plutôt à l’aimable et heureux Auber qui n’en sort pas. Prenez Paris comme le café, tous les jours et à petites doses. C’est ainsi que Paris est attique.
Monsieur de Pontmartin, — je reviens à mon dire, et ce sera mon dernier mot, — je vous avais cru plus Parisien que cela.