Chateaubriand
jugé par un ami intime en 1803
(suite et fin)
II.
Il est donc convenu que, pour aujourd’hui, on m’accorde d’entrer dans quelques détails touchant la marche et la méthode que j’ai cru la meilleure à suivre dans l’examen des livres et des talents.
La littérature, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire me mène, ainsi tout naturellement à l’étude morale.
Avec les Anciens, on n’a pas les moyens suffisants d’observation. Revenir à l’homme, l’œuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n’avons la statue qu’à demi brisée. On est donc réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permet l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l’Antiquité. Saluons-les d’un rivage à l’autre.
Avec les modernes, c’est tout différent ; et la critique, qui règle sa méthode sur les moyens, a ici d’autres devoirs. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner.
L’observation morale des caractères en est encore au détail, aux éléments, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces : Théophraste et La Bruyère ne vont pas au-delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprits et leurs principales divisions seront déterminées et connues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres3. Pour l’homme, sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles4. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de détail ; mais j’entrevois des liens, des rapports, et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprits.
Mais même, quand la science des esprits serait organisée comme on peut de loin le concevoir, elle serait toujours si délicate et si mobile qu’elle n’existerait que pour ceux qui ont une vocation naturelle et un talent d’observer : ce serait toujours un art qui demanderait un artiste habile, comme la médecine exige le tact médical dans celui qui l’exerce, comme la philosophie devrait exiger le tact philosophique chez ceux qui se prétendent philosophes, comme la poésie ne veut être touchée que par un poète.
Je suppose donc quelqu’un qui ait ce genre de talent et de facilité pour entendre les groupes, les familles littéraires (puisqu’il s’agit dans ce moment de littérature) ; qui les distingue presque à première vue ; qui en saisisse l’esprit et la vie ; dont ce soit véritablement la vocation ; quelqu’un de propre à être un bon naturaliste dans ce champ si vaste des esprits.
S’agit-il d’étudier un homme supérieur ou simplement distingué par ses productions, un écrivain, dont on a lu les ouvrages et qui vaille la peine d’un examen approfondi ? comment s’y prendre, si l’on veut ne rien omettre d’important et d’essentiel à son sujet, si l’on veut sortir des jugements de l’ancienne rhétorique, être le moins dupe possible des phrases, des mots ; des beaux sentiments convenus, et atteindre au vrai comme dans une étude naturelle ?
Il est très-utile d’abord de commencer par le commencement, et, quand on en a les moyens, de prendre l’écrivain supérieur ou distingué dans son pays natal, dans sa race. Si l’on connaissait bien la race physiologiquement, les ascendants et ancêtres, on aurait un grand jour sur la qualité secrète et essentielle des esprits ; mais le plus souvent cette racine profonde reste obscure et se dérobe. Dans les cas où elle ne se dérobe pas tout entière, on gagne beaucoup à l’observer.
On reconnaît, on retrouve à coup sûr l’homme supérieur, au moins en partie, dans ses parents, dans sa mère surtout, cette parente la plus directe et la plus certaine ; dans ses sœurs aussi, dans ses frères, dans ses enfants mêmes. Il s’y rencontre des linéaments essentiels qui sont souvent masqués, pour être trop condensés ou trop joints ensemble, dans le grand individu ; le fond se retrouve, chez les autres de son sang plus à nu et à l’état simple : la nature toute seule a fait les frais de l’analyse. Cela est très-délicat et demanderait à être éclairci par des noms propres, par quantité de faits particuliers ; j’en indiquerai quelques-uns.
Prenez les sœurs par exemple. Ce Chateaubriand dont nous parlions avait une sœur, qui avait de l’imagination, disait-il lui-même, sur un fonds de bêtise, ce qui devait approcher de l’extravagance pure ; — une autre, au contraire, divine (Lucile, l’Amélie de René), qui avait la sensibilité exquise, une sorte d’imagination tendre, mélancolique, sans rien de ce qui la corrigeait ou la distrayait chez lui : elle mourut folle et se tua. Les éléments qu’il unissait et associait, au moins dans son talent, et qui gardaient une sorte d’équilibre, étaient distinctement et disproportionnément répartis entre elles.
Je n’ai point connu les sœurs de M. de Lamartine, mais je me suis toujours souvenu d’un mot échappé à M. Royer-Collard qui les avait connues, et qui parlait d’elles dans leur première jeunesse comme de quelque chose de charmant et de mélodieux, comme d’un nid de rossignols. La sœur de Balzac, Mme Surville, dont la ressemblance physique avec son frère saute aux yeux, est faite en même temps pour donner à ceux qui, comme moi, ont le tort peut-être de n’admirer qu’incomplètement le célèbre romancier, une idée plus avantageuse qui les éclaire, les rassure et les ramène. La sœur de Beaumarchais, Julie, que M. de Loménie nous a fait connaître, représente bien son frère par son tour de gaieté et de raillerie, son humeur libre et piquante, son irrésistible esprit de saillie ; elle le poussait jusqu’à l’extrême limite de la décence, quand elle n’allait pas au-delà ; cette aimable et gaillarde fille mourut presque la chanson à la bouche : c’était bien la sœur de Figaro, le même jet et la même sève5.
De même pour les frères. Despréaux le satirique avait un frère aîné, satirique également, mais un peu plat, un peu vulgaire ; un autre frère chanoine, très gai, plein de riposte ; riche en belle humeur, mais un peu grotesque, un peu trop chargé et trop enluminé ; la nature avait combiné en Despréaux les traits de l’un et de l’autre, mais avec finesse, avec distinction, et avait aspergé le tout d’un sel digne d’Horace. À ceux pourtant qui voudraient douter de la fertilité et du naturel du fonds chez Despréaux, qui voudraient nier sa verve de source et ne voir en lui que la culture, il n’est pas inutile d’avoir à montrer les alentours évidents et le voisinage de la race.
Mme de Sévigné, je l’ai dit plus d’une fois, semble s’être dédoublée dans ses deux enfants ; le chevalier léger, étourdi, ayant la grâce, et Mme de Grignan, intelligente, mais un peu froide, ayant pris pour elle la raison. Leur mère avait tout ; on ne lui conteste pas la grâce, mais à ceux qui voudraient lui refuser le sérieux et la raison, il n’est pas mal d’avoir à montrer Mme de Grignan, c’est-à-dire la raison toute seule sur le grand pied et dans toute sa pompe. Avec ce qu’on trouve dans les écrits, cela aide et cela guide.
Et n’est-ce pas ainsi, de nos jours, que certaines filles de poètes, morts il y a des années déjà, m’ont aidé à mieux comprendre et à mieux me représenter le poète leur père ? Par moments je croyais revoir en elles l’enthousiasme, la chaleur d’âme, quelques-unes des qualités paternelles premières à l’état pur et intègre, et, pour ainsi dire, conservées dans de la vertu6.
C’est assez indiquer ma pensée, et je n’abuserai pas. Quand on s’est bien édifié autant qu’on le peut sur les origines, sur la parenté immédiate et prochaine d’un écrivain éminent, un point essentiel est à déterminer, après le chapitre de ses études et de son éducation ; c’est le premier milieu, le premier groupe d’amis et de contemporains dans lequel il s’est trouvé au moment où son talent a éclaté, a pris corps et est devenu adulte. Le talent, en effet, en demeure marqué, et quoi qu’il fasse ensuite, il s’en ressent toujours.
Entendons-nous bien sur ce mot de groupe qu’il m’arrive d’employer
volontiers. Je définis le groupe, non pas l’assemblage fortuit et artificiel de gens
d’esprit qui se concertent dans un but, mais l’association naturelle et comme spontanée de
jeunes esprits et de jeunes talents, non pas précisément semblables et de la même famille,
mais de la même volée et du même printemps, éclos sous le même astre, et
qui se sentent nés, avec des variétés de goût et de vocation, pour une œuvre commune.
Ainsi la petite société de Boileau, Racine, La Fontaine et Molière vers 1664, à
l’ouverture du
grand siècle : voilà le groupe par excellence, — tous génies !
Ainsi, en 1802, à l’ouverture du xixe
siècle, la réunion de
Chateaubriand, Fontanes, Joubert… Ce groupe-là, à s’en tenir à la qualité des esprits,
n’était pas trop chétif non plus ni à mépriser. Ainsi encore, pour ne pas nous borner à
nos seuls exemples domestiques, ainsi à Gœttingue, en 1770, le groupe de jeunes étudiants
et de jeunes poètes qui publient l’Almanach des Muses, Bürger, Voss, Hœlty,
Stolberg, etc. ; ainsi, en 1800, à Édimbourg, le cercle critique dont Jeffrey est le chef,
et d’où sort la célèbre Revue à laquelle il préside. À propos d’une de ces associations
dont faisait partie Thomas Moore dans sa jeunesse, à l’université de Dublin, un critique
judicieux a dit : « Toutes les fois qu’une association de jeunes gens est animée
d’un généreux souffle et se sent appelée aux grandes vocations, c’est par des
associations particulières qu’elle s’excite et se féconde. Le professeur, dans sa
chaire, ne distribue guère que la science morte ; l’esprit vivant, celui qui va
constituer la vie intellectuelle d’un peuple et d’une époque, il est plutôt dans ces
jeunes enthousiastes qui se réunissent pour échanger leurs découvertes, leurs
pressentiments, leurs espérances7. »
Je laisse les applications à faire en ce qui est de notre temps. On connaît de reste le cercle critique du Globe vers 1827, le groupe tout poétique de la Muse française en 1824, le Cénacle en 1828. Aucun des talents, jeunes alors, qui ont séjourné et vécu dans l’un de ces groupes, n’y a passé impunément. Je dis donc que, pour bien connaître un talent, il convient de déterminer le premier centre poétique ou critique au sein duquel il s’est formé, le groupe naturel littéraire auquel il appartient, et de l’y rapporter exactement. C’est sa vraie date originelle.
Les très grands individus se passent de groupe : ils font centre eux-mêmes, et l’on se rassemble autour d’eux. Mais c’est le groupe, l’association, l’alliance et l’échange actif des idées, une émulation perpétuelle en vue de ses égaux et de ses pairs, qui donne à l’homme de talent toute sa mise en dehors, tout son développement et toute sa valeur. Il y a des talents qui participent de plusieurs groupes à la fois et qui en cessent de voyager à travers des milieux successifs, en se perfectionnant, en se transformant ou en se déformant. Il importe alors de noter, jusque dans ces variations et ces conversions lentes ou brusques, le ressort caché et toujours le même, le mobile persistant.
Chaque ouvrage d’un auteur vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre et entouré de toutes les circonstances qui l’ont vu naître, acquiert tout son sens, — son sens historique, son sens littéraire, — reprend son degré juste d’originalité, de nouveauté ou d’imitation, et l’on ne court pas risque, en le jugeant, d’inventer des beautés à faux et d’admirer à côté, comme cela est inévitable quand on s’en tient à la pure rhétorique.
Sous ce nom de rhétorique, qui n’implique pas dans ma pensée une défaveur absolue, je suis bien loin de blâmer d’ailleurs et d’exclure les jugements du goût, les impressions immédiates et vives ; je ne renonce pas à Quintilien, je le circonscris8. Être en histoire littéraire et en critique un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de sûreté.
Une très-large part appartiendra toujours à la critique de première lecture et de première vue, à la critique mondaine, aux formes démonstratives, académiques. Qu’on ne s’alarme pas trop de cette ardeur de connaître à fond et de pénétrer : il y a lieu et moment pour l’employer, et aussi pour la suspendre. On n’ira pas appliquer les procédés du laboratoire dans les solennités et devant tous les publics. Les académies, les chaires oratoires sont plutôt destinées à montrer la société et la littérature par les côtés spécieux et par l’endroit ; il n’est pas indispensable ni peut-être même très-utile que ceux qui ont pour fonction de déployer et de faire valoir éloquemment les belles tentures et les tapisseries, les regardent et les connaissent trop par le dessous et par l’envers : cela les gênerait.
L’analyse pourtant a son genre d’émotion aussi et pourrait revendiquer sa poésie, sinon son éloquence. Qui n’a connu un talent que tard et ne l’a apprécié que dans son plein ou dans ses œuvres dernières ; qui ne l’a vu jeune, à son premier moment d’éclat et d’essor, ne s’en fera jamais une parfaite et naturelle idée, la seule vivante. Vauvenargues, voulant exprimer le charme qu’a pour le talent un premier succès et un début heureux dans la jeunesse, a dit avec bien de la grâce : « Les feux de l’aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire. » De même pour le critique qui étudie un talent, il n’est rien de tel que de le surprendre dans son premier feu, dans son premier jet, de le respirer à son heure matinale, dans sa fleur d’âme et de jeunesse. Le portrait vu dans sa première épreuve a pour l’amateur et pour l’homme de goût un prix que rien dans la suite ne peut rendre. Je ne sais pas de jouissance plus douce pour le critique que de comprendre et de décrire un talent jeune, dans sa fraîcheur, dans ce qu’il a de franc et de primitif, avant tout ce qui pourra s’y mêler d’acquis et peut-être de fabriqué.
Heure première et féconde de laquelle tout date ! moment ineffable ! C’est entre les
hommes du même âge et de la même heure, ou à peu près, que le talent volontiers se choisit
pour le reste de sa carrière ou pour la plus longue moitié, ses compagnons, ses témoins,
ses émules, ses rivaux aussi et ses adversaires. On se fait chacun son vis-à-vis et son
point de mire. Il y a de ces rivalités, de ces défis et de ces piques,
entre égaux ou presque égaux, qui durent toute la vie. Mais fussions-nous un peu primés,
ne désirons jamais qu’un homme de notre génération tombe et disparaisse, même quand ce
serait un rival et quand il passerait pour un ennemi ; car si nous avons une vraie valeur,
c’est encore lui qui, au besoin et à l’occasion, avertira
les
nouvelles générations ignorantes et les jeunes insolents, qu’ils ont affaire en nous à un
vieil athlète qu’on ne saurait mépriser et qu’il ne faut point traiter à la légère son
amour-propre à lui-même y est intéressé : il s’est mesuré avec nous dans le bon temps, il
nous a connus dans nos meilleurs jours. Je revêtirai ma pensée de noms illustres. C’est
encore Cicéron qui rend le plus noble hommage à Hortensius. Un mot d’Eschine est resté le
plus bel éloge de Démosthène. Et le héros grec Diomède, parlant d’Énée dans Virgile, et
voulant donner de lui une haute idée : « Croyez-en, dit-il, celui qui s’est mesuré
avec lui ! »
Rien en juge un esprit pour la portée et le degré d’élévation, comme de voir quel antagoniste et quel rival il s’est choisi de bonne heure. L’un est la mesure de l’autre. Calpé est égal à Abyla.
Il n’importe pas seulement de bien saisir un talent au moment du coup d’essai et du premier éclat, quand il apparaît tout formé et plus qu’adolescent, quand il se fait adulte ; il est un second temps non moins décisif à noter, si l’on veut l’embrasser dans son ensemble : c’est le moment où il se gâte, où il se corrompt, où il déchoit, où il dévie. Prenez les mots les moins choquants, les plus doux que vous voudrez, la chose arrive à presque tous. Je supprime les exemples ; mais il est, dans la plupart des vies littéraires qui nous sont soumises, un tel moment où la maturité qu’on espérait est manquée, ou bien, si elle est atteinte, est dépassée, et où l’excès même de la qualité devient le défaut ; où les uns se roidissent se dessèchent, les autres se lâchent et s’abandonnent, les autres s’endurcissent, s’alourdissent, quelques-uns s’aigrissent ; où le sourire devient une ride. Après le premier moment où le talent, dans sa floraison brillante s’est fait homme et jeune homme éclatant et superbe, il faut bien marquer ce second et triste moment, où il se déforme et se fait autre en vieillissant.
Une des façons laudatives très-ordinaires à notre temps est de dire à quelqu’un qui vieillit : « Jamais votre talent n’a été plus jeune. » Ne les écoutez pas trop, ces flatteurs ; il vient toujours un moment où l’âge qu’on a au dedans se trahit.au dehors. Cependant il est, à cet égard, il faut le reconnaître, de grandes diversités entre les talents et selon les genres. En poésie, au théâtre, en tout comme à la guerre, les uns n’ont qu’un jour, une heure brillante, une victoire qui reste attachée à leur nom et à quoi le reste ne répond pas : c’est comme Augereau, qui aurait mieux fait de mourir le soir de Castiglione. D’autres ont bien des succès qui se varient et se renouvellent avec les saisons. Quinze ans d’ordinaire font une carrière ; il est donné à quelques-uns de la doubler, d’en recommencer ou même d’en remplir une seconde. Il est des genres modérés auxquels la vieillesse est surtout propre, les mémoires, les souvenirs, la critique, une poésie qui côtoie la prose ; si la vieillesse est sage, elle s’y tiendra. Sans prendre trop à la lettre le précepte, Solve senescentem…, sans mettre précisément son cheval à l’écurie, ce qu’elle ne doit faire que le plus tard possible, elle le mènera doucement par la bride à la descente : cela en laisse pas d’avoir très bon air encore. On a vu par exception des esprits, des talents, longtemps incomplets ou épars, paraître valoir mieux dans leur vieillesse et n’avoir jamais été plus à leur avantage : ainsi cet aimable Voltaire suisse, Bonstetten, ainsi ce quart d’hommes de génie Ducis. Ces exemples ne font pas loi.
On ne saurait s’y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fut-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits : — Que pensait-il en religion ? — Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? — Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? sur l’article de l’argent ? — Était-il riche, était-il pauvre ? — Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ? etc. — Enfin, quel était son vice ou son faible ? Tout homme en a un. Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout.
Très souvent un auteur, en écrivant, se jette dans l’excès ou dans l’affectation opposée à son vice, à son penchant secret, pour le dissimuler et le couvrir ; mais c’en est encore là un effet sensible et reconnaissable, quoique indirect et masqué. Il est trop aisé de prendre le contre-pied en toute chose ; on ne fait que retourner son défaut. Rien ne ressemble à un creux comme une bouffissure.
Quoi de plus ordinaire en public que la profession et l’affiche de tous les sentiments nobles, généreux, élevés, désintéressés, chrétiens, philanthropiques ? Est-ce à dire que je vais prendre au pied de la lettre et louer pour leur générosité, comme je vois qu’on le fait tous les jours, les plumes de cygne ou les langues dorées qui me prodiguent et me versent ces merveilles morales et sonores ? J’écoute, et je ne suis pas ému. Je ne sais qui faste ou quelle froideur m’avertit ; la sincérité ne se fait pas sentir. Ils ont des talents royaux, j’en conviens ; mais là-dessous, au lieu de ces âmes pleines et entières comme les voudrait Montaigne, est-ce ma faute si j’entends raisonner des âmes vaines ? — Vous le savez bien, vous qui, en écrivant, dites poliment le contraire ; et quand nous causons d’eux entre nous, vous en pensez tout comme moi.
On n’évite pas certains mots dans une définition exacte des esprits et des talents ; on
peut tourner autour, vouloir éluder, périphraser, les mots qu’on chassait et qui nomment
reviennent toujours. Tel, quoi qu’il fasse d’excellent ou de spécieux en divers genres,
est et restera toujours un rhéteur. Tel, quoi qu’il veuille conquérir ou peindre, gardera
toujours de la chaire, de l’école et du professeur. Tel autre, poète, historien, orateur,
quelque forme brillante ou enchantée qu’il revête, ne sera jamais que ce que la nature l’a
fait en le créant, un improvisateur de génie. Ces appellations vraies et nécessaires, ces
qualifications décisives ne sont cependant
pas toujours si aisées à trouver,
et bien souvent elles ne se présentent d’elles-mêmes qu’à un moment plus ou moins avancé
de l’étude. Chateaubriand s’est défini un jour à mes yeux « un épicurien, qui avait
l’imagination catholique »
, et je ne crois pas m’être trompé. Tâchons de trouver
ce nom caractéristique d’un chacun et qu’il porte gravé moitié au front, moitié au dedans
du cœur, mais ne nous hâtons pas de le lui donner.
De même qu’on peut changer d’opinion bien des fois dans sa vie, mais qu’on garde son caractère, de même on peut changer de genre sans modifier essentiellement sa manière. La plupart des talents n’ont qu’un seul et même procédé qu’ils me font que transposer, en changeant de sujet et même de genre. Les esprits supérieurs ont plutôt un cachet qui se marque à un coin ; chez les autres, c’est tout un moule qui s’applique indifféremment et se répète.
On peut jusqu’à un certain point étudier les talents dans leur postérité morale, dans leurs disciples et leurs admirateurs naturels. C’est un dernier moyen d’observation facile et commode. Les affinités se déclarent librement ou se trahissent. Le génie est un roi qui crée son peuple. Appliquez cela à Lamartine, à Hugo, à Michelet, à Balzac, à Musset. Les admirateurs enthousiastes sont un peu des complices : ils s’adorent eux-mêmes, qualités et défauts, dans leur grand représentant. Dis-moi qui t’admire et qui t’aime, et je te dirai qui tu es. Mais il importe de discerner pour chaque auteur célèbre son vrai public naturel, et de séparer ce noyau original qui porte la marque du maître, d’avec le public banal et la foule des admirateurs vulgaires qui vont répétant ce que dit le voisin.
Les disciples qui imitent le genre et le goût de leur modèle en écrivant sont très-curieux à suivre et des plus propres, à leur tour, à jeter sur lui de la lumière. Le disciple, d’ordinaire, charge, ou parodie le maître sans s’en douter : dans les écoles élégantes, il l’affaiblit ; dans les écoles pittoresques, et crues, il le force, il l’accuse à l’excès et l’exagère : c’est un miroir grossissant. Il y a des jours, quand le disciple est chaud et sincère, où l’on s’y tromperait vraiment, et l’on serait tenté de s’écrier, en parodiant l’épigramme antique : « Ô Chateaubriand ! Ô Salvandy ! lequel des deux a imité l’autre ? ». Changez les noms, et mettez-en de plus modernes, si vous le voulez : l’épigramme est éternelle.
Quand le maître se néglige et quand le disciple se soigne et s’endimanche, ils se ressemblent ; les jours où Chateaubriand fait mal, et où Marchangy fait de son mieux, ils ont un faux air l’un de l’autre ; d’un peu loin, par derrière, et au clair de lune, c’est à s’y méprendre.
Tous les disciples ne sont pas nécessairement des copies et des contre-façons ; tous ne sont pas compromettants : il y en a, au contraire, qui rassurent et qui semblent faits tout exprès pour cautionner le maître. N’est-ce pas ainsi que M. Littré a élucidé et perfectionné Auguste Comte ? Je connais, même dans la pure littérature, des admirateurs et des disciples de tel ou tel talent hasardeux qui m’avertissent à son sujet, et qui m’apprennent à respecter celui que, sans eux, j’aurais peut-être traité plus à la légère.
S’il est juste de juger un talent par ses amis et ses clients naturels, il n’est pas moins légitime de le juger et contre-juger (car c’est bien une contre-épreuve en effet) par les ennemis qu’il soulève et qu’il s’attire sans le vouloir, par ses contraires et ses antipathiques, par ceux qui ne le peuvent instinctivement souffrir. Rien ne sert mieux à marquer les limites d’un talent, à circonscrire sa sphère et son domaine, que de savoir les points justes où la révolte contre lui commence. Cela même, dans le détail, devient piquant à observer ; on se déteste quelquefois toute sa vie dans les Lettres sans s’être jamais vus. L’antagonisme des familles d’esprits achève ainsi de se dessiner. Que voulez-vous ? c’est dans le sang, dans le tempérament, dans les premiers partis pris qui souvent ne dépendaient pas de vous. Quand ce n’est pas de la basse envie, ce sont des haines de race. Comment voulez-vous obliger Boileau à goûter Quinault ; et Fontenelle à estimer grandement Boileau ? et Joseph de Maistre ou Montalembert à aimer Voltaire ?
C’est assez longuement parler pour aujourd’hui de la méthode naturelle en littérature. Elle trouve son application à peu près complète dans l’étude de Chateaubriand. On peut, en effet, répondre avec certitude à presque toutes les questions qu’on se pose sur son compte. On connaît ses origines bretonnes, sa famille, sa race ; on le suit dans les divers groupes littéraires qu’il a traversés dès sa jeunesse, dans ce monde du xviiie siècle qu’il n’a fait que côtoyer et reconnaître en 89, et plus tard dans son cercle intime de 1802, où il s’est épanoui avec toute sa fleur. Les sympathies et les antipathies, de tout temps si vives, qu’il devait susciter, se prononcent et font cercle dès ce moment autour de lui. On le retrouve, ardent écrivain de guerre, dans les factions politiques en 1815 et au-delà, puis au premier rang du parti libéral quand il y eut porté sa tente, sa vengeance et ses pavillons. Il est de ceux qui ont eu non pas une, mais au moins deux carrières. Jeune ou vieux, il n’a cessé de se peindre, et, ce qui vaut mieux, de se montrer, de se laisser voir, et, en posant solennellement d’un côté, de se livrer nonchalamment de l’autre, à son insu et avec une sorte de distraction. Si, après toutes ces facilités d’observation auxquelles il prête plus que personne, on pouvait craindre de s’être formé de lui comme homme et comme caractère une idée trop mêlée de restrictions et trop sévère, on devrait être rassuré aujourd’hui qu’il nous est bien prouvé que ses amis les plus intimes et les plus indulgents n’ont pas pensé de lui dans l’intimité autrement que nous, dans notre coin, nous n’étions arrivé à le concevoir, d’après nos observations ou nos conjectures.
Son Éloge reste à faire, un Éloge littéraire, éloquent, élevé, brillant comme lui-même, animé d’un rayon qui lui a manqué depuis sa tombe, mais un Éloge qui, pour être juste et solide, devra pourtant supposer en dessous ce qui est dorénavant acquis et démontré