Bossuet.
Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits
originaux, par M. Lachat
(suite et fin)
Il y aurait maintenant à suivre dans l’un ou l’autre des anciens Sermons de Bossuet, et des tout premiers en date, la formation de ce talent, à bien marquer, dès ses débuts, la marche et les progrès de cette grande éloquence, pour la considérer bientôt (car elle y arriva promptement) dans sa plénitude. Mais cet essai de travail, je l’ai fait ailleurs55, et je n’y saurais revenir ici. Je donnerai seulement le résultat de cette étude en quelques mots.
Bossuet, comme tous les talents, et surtout les talents d’orateur, a eu un apprentissage à faire. Il n’a jamais eu de tâtonnements, mais des rudesses premières, des hasards, des inexpériences de diction, des archaïsmes. Il y a tel de ses plus anciens sermons où on le surprend comme en flagrant délit de sa première manière, quand il a en lui du novateur (en langage), du téméraire éloquent, un peu de Lacordaire, si j’ose m’exprimer ainsi.
J’indiquerai tel sermon, celui, par exemple, qu’il prêcha à Metz en 1652 pour le neuvième dimanche après la Pentecôte, dont la première partie est si profondément, si ingénument chrétienne, la seconde si hébraïque encore, et par endroits si cruelle d’images, d’expressions. Vous avez là et ailleurs d’admirables élans, des sauts brusques, des secousses étranges. L’orateur vous enlève avec lui, il vous transporte avec lui à travers les rochers, sur les cimes escarpées : on est comme au bord du précipice… va-t-on y tomber ? on frémit… le péril a passé. Tel est l’effet que vous font certaines de ces premières hardiesses de Bossuet, avant qu’on soit fait et aguerri à sa manière, et avant que lui-même il ait acquis toute sa gravité et son autorité.
Cette autorité, il l’acquit en peu de temps ; il la possédait dans sa seconde carrière de sermonnaire quand il venait de Metz à Paris pour y prêcher, et pendant ces huit ou dix années (à partir de 1657) dans lesquelles il fit retentir de sa parole déjà célèbre les principales chaires de la capitale. Je ne connais à Bossuet orateur que deux manières : celle de Metz où il s’essaye, celle de Paris où il excelle. Dans cette seconde, presque d’emblée, il nous apparaît armé au complet, puissamment et pleinement éloquent. Dans sa troisième manière, qui date de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre (1669), ce sont les sujets qui sont plus en vue et plus glorieux ; mais, lui, il ne fera qu’y appliquer les puissances qu’il possédait déjà, et les magnificences dont bien souvent jusqu’alors il ne savait que faire.
Cependant, entre tous les miracles oratoires de Bossuet, il n’en est aucun qui surpasse le Panégyrique de saint Paul, prêché par lui en juin 1657 (il avait trente ans) dans l’intérêt de l’Hôpital général, la Salpêtrière, qui venait d’être fondé et qui avait besoin d’être soutenu par la charité publique.
Bossuet avait déjà traité ce sujet de saint Paul ailleurs et dans un tout autre ton, si
l’on en juge par ce mot du texte qui est resté et qui avait servi à désigner ce premier
panégyrique :
Surrexit Saulus
ou Paulus… On disait, en parlant de ce sermon, le Surrexit Paulus
de l’abbé Bossuet. Ici dans ce lieu nouveau et d’une destination toute spéciale, devant
cet auditoire, cette audience (comme il dit) toute de souffrance et de
charité, en présence ou dans le voisinage de ces 5000 indigents, il prend un texte et un
point de vue appropriés : il veut non seulement consoler, mais glorifier, exalter
l’infirmité dans saint Paul lui-même, et, de toutes ces infirmités de l’apôtre, il va
tirer précisément et déduire toutes ses forces invincibles et ses grandeurs. Les glorieuses bassesses du christianisme, tel est son sujet ; il est, en
parlant ainsi, dans le plus vrai sens et dans le plus vif du christianisme ; il nous en
dit le secret, il nous en fait toucher du doigt la clef de voûte au
moral, au sens divin. Jamais Bossuet n’a été plus tendre, plus persuasif, plus invitant à
entrer, jamais plus facile et plus large dans l’explication d’une parole qui est un
scandale pour la nature, jamais d’une expansion plus charitable, ni d’une plus belle et
plus désirable catholicité de doctrine.
On a peine, malgré tout, à croire que ce Panégyrique de saint Paul, tel que nous l’avons, soit précisément celui qu’il a prononcé dès 1657 à l’âge de trente ans, et qu’il ne l’ait pas retouché plus tard : dans ce cas il aurait été dès cet âge le grand orateur qu’il a paru depuis, et il n’aurait fait dans la suite que s’égaler, sans jamais se surpasser.
Chose étonnante que toute cette première période de la carrière oratoire de Bossuet ait été éclipsée tout entière et comme éteinte aux yeux de la postérité par l’éclat de la seconde période, et que des historiens de Bossuet eux-mêmes, tels que M. de Bausset, se soient figuré qu’elle avait été peu comprise, peu appréciée par les contemporains de la jeunesse du grand orateur ! Il a fallu que de nos jours M. Floquet, dans son zèle si méritoire, la redécouvrît en quelque sorte, l’exhumât laborieusement avec les preuves, les témoignages sans nombre, et de manière à nous prouver sans réplique que Bossuet avait précédé les autres grands prédicateurs de son siècle par le talent comme par la renommée, et qu’il s’était précédé lui-même, à ne considérer que la portion restée la plus glorieuse de sa carrière. L’abbé Maury l’avait dit, mais, selon son habitude, il l’avait affirmé plus qu’il ne l’avait su ; il ne l’avait nullement démontré.
On a même poussé un peu loin la revendication, je l’avoue, et l’esprit de conquête dans un autre sens, lorsqu’on est allé, pour quelque ressemblance de pensée entre Pascal et Bossuet, jusqu’à prétendre que Bossuet avait pu et dû avoir Pascal pour auditeur de tel ou tel de ses sermons. Ce serait Bossuet alors, et non Pascal, qui aurait la priorité en effet pour des passages remarquables et souvent cités. C’est trop de soin vraiment : je crois qu’aucun de ces deux génies, pour trouver sa pensée, ou son expression, n’avait besoin de l’autre, et j’aime mieux m’en remettre à l’adage vulgaire : les beaux génies se rencontrent.
La restitution de Bossuet grand sermonnaire, et l’un des plus célèbres, le plus célèbre même, dans les chaires de Paris avant Bourdaloue, est assez considérable en soi ; c’est une assez belle conquête de la critique historique : qu’elle sache s’en contenter et se tenir pour satisfaite sans trop exiger.
Ignorant en partie ces choses et ne songeant qu’aux tout premiers sermons de Bossuet à Metz, Chateaubriand disait en 1819 :
« Bossuet fut, dans sa jeunesse, un des beaux esprits de l’hôtel de Rambouillet. Les premiers sermons de ce premier des orateurs sont pleins d’antithèses, d’images incohérentes, de battologie, d’exagération, d’enflure de style. Ici il s’écrie : Vive l’Éternel ! là il appelle les enfants la recrue continuelle du genre humain ; il dit que Dieu nous donne (par la mort) un appartement dans son palais, en attendant la réparation de notre ancien édifice ; tantôt cette mort est un souffle languissant ; tantôt une rature qui doit tout effacer, etc., etc.56. Si la critique, trop choquée de ces phrases bizarres, eût harcelé un homme aussi ardent que l’évêque de Meaux, croit-on qu’elle l’eût corrigé ? Non, sans doute. Mais ce génie impétueux, ne trouvant d’abord que bienveillance et admiration, se soumit comme de lui-même à cette raison qu’amènent les années. Il s’épura par degrés et ne tarda pas à paraître dans toute sa magnificence : semblable à un fleuve qui en s’éloignant de sa source dépose peu à peu le limon qui troublait son eau, et devient aussi limpide vers le milieu de son cours qu’il est profond et majestueux.
Chateaubriand, dans ce jugement, d’ailleurs si bien exprimé, a trop pensé d’abord à lui, selon son usage, et aux critiques qu’on avait faites d’Atala ; et aussi il n’a pas assez regardé les sermons de Bossuet en eux-mêmes, tels qu’on les avait dans les éditions d’alors, très suffisantes. S’il les avait lus, il les aurait appréciés plus largement. Il n’en parlait guère en cet endroit que d’après le timide Dussault.
Que si maintenant nous nous transportons brusquement à l’autre extrémité de la carrière
de Bossuet, après qu’il a renoncé si solennellement à l’oraison funèbre et qu’il a déclaré
réserver pour son peuple de Meaux « les restes d’une voix qui tombe, et d’une
ardeur qui s’éteint »
, on peut se poser une question, et je la soumets par
avance à M. Floquet qui n’a pas encore traité cette partie dernière de la vie du grand
Évêque. Est-il vrai que Bossuet, qui n’eut presque point d’aurore comme orateur, n’eut
point non plus de déclin ; qu’il continua jusqu’à la fin d’édifier et de charmer son
peuple dans des homélies presque improvisées, et qui n’en étaient pas moins touchantes ?
On le croirait volontiers en lisant les Mémoires de l’abbé Ledieu. Et pourtant voici un
témoignage assez différent qui nous a été transmis :
« Bossuet, nous dit l’abbé de Vauxcelles, avait soixante ans quand il prononça l’oraison funèbre du grand Condé, et ce fut son dernier discours de ce genre. Il se dévoua tout entier à l’instruction de ses diocésains, prêchant fréquemment dans sa cathédrale, où j’ai été étonné d’apprendre que son peuple finit par négliger de l’entendre, soit que son admirable talent eût diminué, ou que l’habitude trop répétée en eût affaibli l’impression ; soit, ce qui est plus probable, que Bossuet ayant pris celle des considérations les plus élevées, et traitant des matières au-dessus de la portée du vulgaire, ses auditeurs fussent dans le cas de lui adresser le reproche que faisait à saint Chrysostome une bonne femme d’Antioche : Père, nom t’admirons, mais nous ne te comprenons pas. C’est à M. le cardinal de Luynes que l’on a entendu plusieurs fois attester ce fait : il l’avait appris à Meaux des contemporains de ce grand homme, tandis qu’il était grand vicaire de son successeur. Bossuet, déserté dans sa chaire, me paraît une des plus grandes injures qu’on ait faites à l’éloquence. »
Je ne crois pas que Bossuet ait jamais oublié de se représenter devant qui il parlait, ce qui est la première condition et, pour ainsi dire, le premier tact de l’orateur. Qu’il y ait eu des jours où Bossuet ait paru fatigué en voulant prêcher ; que les gens de Meaux, accoutumés à leur évêque, n’aient pas assez senti le prix de chacune de ses paroles, c’est possible, c’est même probable, et je croirais volontiers qu’il y a quelque chose de vrai dans le dire du cardinal de Luynes. Mais ce Bossuet déserté dans sa chaire est une invention, une exagération du commentateur, l’abbé de Vauxcelles ; et voici, au contraire, comment l’abbé Ledieu nous montre Bossuet en chaire, une des dernières fois qu’il prêcha dans sa cathédrale :
« Le 2 d’avril (1702), dimanche de la Passion, M. de Meaux a assisté à la grand’messe pour commencer le jubilé, et sur les deux heures il a fait un grand sermon dans sa cathédrale, qui n’a été que l’abrégé de la doctrine de ses deux Méditations, et il a tout réduit à ce principe : Cui minus dimittitur minus diligit ; que plus l’Église était indulgente, plus on devait s’exciter à l’amour pour mériter ses grâces et parvenir à la vraie conversion. Ce discours était très tendre et très édifiant, et M. de Meaux l’a prononcé avec toutes ses grâces, et aussi avec une voix nette, forte, sans tousser ni cracher d’un bout à l’autre du sermon : en sorte qu’on l’a très aisément entendu jusqu’aux portes de l’église, chacun se réjouissant de lui voir reprendre sa première vigueur. Il est en effet sorti de chaire sans aucune fatigue, et néanmoins, par précaution, il s’est mis au lit jusqu’au soir pour se reposer, et chacun l’est venu voir dans son lit. »
Voilà Bossuet au naturel deux ans avant sa mort et à l’âge de soixante-quinze ans, édifiant encore ses diocésains et visité d’eux sans façon dans son lit après sa journée dominicale et pastorale. Telle était cette grande domination oratoire à son couchant.