(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Madame de Staël. Coppet et Weimar, par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier (suite et fin.) »
/ 5837
(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Madame de Staël. Coppet et Weimar, par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier (suite et fin.) »

Madame de Staël. Coppet et Weimar,
par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier
(suite et fin.)

Mme de Staël, rentrée en France en 1814, y trouva un gouvernement d’accord avec ses opinions et ses espérances ; mais elle ne tarda pas à être déçue, et elle gémit sur les fautes commises. La nouvelle du débarquement de Napoléon à Cannes la terrifia, et elle en comprit à l’instant la portée, elle en prévit les suites. Elle occupait alors un appartement dans l’hôtel où M. de Lavalette habitait aussi ; le rencontrant dans le premier moment où la nouvelle éclatait, elle lui exprima énergiquement ses craintes. Elle l’a raconté elle-même dans une page de son livre des Considérations : « C’en est fait, s’écria-t-elle, de la liberté si Bonaparte triomphe, et de l’indépendance nationale s’il succombe. » M. de  La Valette a également noté dans ses Mémoires cette rencontre de Mme de Staël, et avec quelques variantes. Si elle ne s’est souvenue après coup que de ce qu’elle avait dit de Napoléon, lui, il s’est plutôt souvenu de ce qu’elle lui avait dit des Bourbons : « Hélas ! s’écriait-elle à ce sujet, quand je les vis, ces princes, en Angleterre, ils écoutaient la vérité ; je leur peignais l’état de la France, ce qu’elle demandait, ce qu’il était si facile de lui donner. Je croyais les avoir convaincus, et ici, pendant onze mois, croiriez-vous que je n’ai pu leur parler une seule fois ? Je les voyais s’avancer vers l’abîme, et ma voix a été repoussée… » Les deux récits se complètent. Mme de Staël prit dès lors la résolution de quitter Paris et de ne pas attendre le retour de l’Empereur : « Elle partit, dit M. de Lavalette, peu avant le 20 mars, et l’Empereur, à qui j’en parlai, parut contrarié de son éloignement. J’ai même entendu dire, à cette époque, que quelques démarches avaient été faites pour la rappeler. »

Mais de ce que Mme de Staël n’est pas restée à Paris dans les Cent-Jours, s’ensuit-il, comme prétend l’établir dans une longue et assez âpre discussion l’auteur de Coppet et Weimar, que M. Thiers s’est trompé, absolument trompé, en lui attribuant une lettre écrite au mois d’avril en faveur de la France et de la paix ? Examinons le fait sans aucune prévention et en nous gardant d’y mêler aucune arrière-pensée politique étrangère. N’oublions pas que les hommes, y compris les femmes, ne sont pas tout d’une pièce, qu’il y a des temps d’émotion générale où une démarche, un mouvement qui ne sera pas entièrement d’accord avec l’ensemble de la ligne suivie, peut paraître la chose la plus naturelle ; et, dans ce cas-ci, le mouvement qui aurait porté Mme de Staël à écrire la lettre en question, serait infiniment honorable, et, par conséquent, digne d’elle.

Voici de quoi il s’agit.

Napoléon revenu de l’île d’Elbe inaugure ce nouvel empire si rapide et si court qui peut s’intituler l’Empire constitutionnel : il change de système, il modifie profondément sa manière de gouverner, il introduit dans les Constitutions de l’Empire ce fameux Acte additionnel dont Benjamin Constant est le principal rédacteur, reconnaissable à la parfaite clarté et à l’élégance ; dont Sismondi, alors à Paris, se fait l’avocat et le défenseur officieux dans le Moniteur, et qui est destiné à donner satisfaction au parti libéral, à tous les patriotes ralliés. Quelle fut, dans le premier moment, l’impression de Mme de Staël à la nouvelle de ce changement de système et de cette complète adhésion qu’y donnaient plusieurs de ses amis ? Il ne s’agit pas de savoir si, un an après, résumant dans son livre des Considérations les événements accomplis, elle a écrit « que c’était une niaiserie de vouloir masquer un tel homme que Napoléon en roi constitutionnel » ; il s’agit de savoir ce qu’elle a pu écrire dans les premiers instants, quand l’avenir était encore incertain, et en apprenant ces concessions inattendues et si entières que faisait l’Empereur à la force des choses et aux exigences de l’opinion. Voilà le point unique de la discussion. Or, il est certain que, dans ces premiers temps, non seulement Benjamin Constant, mais des libéraux puritains tels que Lafayette, tout en se tenant sur leurs gardes et en ne procédant qu’avec réserve, approuvaient ce qui se faisait. Le prince Joseph, qui avait longtemps conservé des relations affectueuses avec ses anciens amis du temps du Consulat, lui dont Mme de Staël écrivait en 1808, en lui pardonnant sa royauté : « Le pauvre Joseph est un véritable conscrit parmi les rois, tant sa situation lui fait de peine ! » ce personnage conciliateur et bienveillant était tout occupé alors à renouer des relations, à opérer des rapprochements ; ce fut son rôle dans cette crise. Mme de Staël ne pouvait être oubliée ; elle ne le fut pas. Je lis dans les Mémoires du duc de Rovigo, lequel ne s’attendait guère à la discussion soulevée aujourd’hui et qui vient y apporter son contingent, — je lis :

« Les publicistes en étaient satisfaits (de l’Acte additionnel) ; Mme de Staël elle-même applaudissait aux garanties qu’il renfermait. “Les articles additionnels, écrivait-elle au prince *** (au prince Joseph ?) sont tout ce qu’il faut à la France, rien que ce qu’il faut, pas plus qu’il ne faut.” Et comme il faut qu’il y ait toujours quelque chose d’individuel dans ce qui paraît le plus indépendant, elle ajoutait : “Le retour de l’Empereur est prodigieux et surpasse toute imagination ; je vous recommande mon fils.” »

Je ne laisse cette mesquine et malicieuse insinuation de la fin que pour montrer que le souvenir est précis, et qu’une lettre d’elle aura été vue, en effet, par le duc de Rovigo.

Or, c’est dans ces circonstances que Mme de Staël, sollicitée sans doute par ses amis de Paris, adressa un certain nombre de lettres à M. Craufurd, ministre des États-Unis à Paris, qui, en ce moment, quittait ce poste pour aller occuper celui de secrétaire d’État de la guerre dans le cabinet de Washington. M. Craufurd devait passer par Londres, et il avait les communications libres avec les ministres anglais ; lui écrire, c’était donc s’adresser par son intermédiaire aux hommes d’État qui dirigeaient la politique de l’Angleterre, et percer sur un point le blocus diplomatique exact que la Coalition formait autour de la France. M. Craufurd quitta le continent dans les derniers jours d’avril, environ un mois après le retour de Napoléon. Arrivé en Angleterre, il adressait la lettre suivante à lord Castlereagh à la date du 29 avril 1815 ; — je ne donne que le passage qui nous intéresse :

« Milord, j’ai eu l’honneur, il y a quelque temps, d’envoyer à Votre Seigneurie des lettres que j’avais reçues de Mme de Staël. Depuis lors, j’en ai reçu d’autres, mais au sujet desquelles je n’ai pas cru utile d’importuner Votre Seigneurie, parce qu’à peu de chose près, elles disaient ce que contenaient les précédentes, parlant de la crainte qu’inspirent les Jacobins, leur nombre et leur influence ; du danger, s’ils l’emportent, de voir se renouveler les scènes révolutionnaires à l’intérieur, et leurs efforts employés à exciter des commotions au dehors. La lettre que j’envoie aujourd’hui est d’une autre espèce : elle parle de Bonaparte comme s’il était en train de recouvrer son ancienne importance, et de la probabilité qu’il réussira à rendre la guerre nationale. Je n’ai répondu à aucune des lettres de Mme de Staël, et j’ai simplement prié Mme Craufurd de la remercier de son souvenir. »

Et à la suite de cette lettre si nettement indicative, dans le recueil de la Correspondance de lord Castlereagh46, on lit l’incluse annoncée, portant pour suscription : « Mme de Staël à M. Craufurd », et visant tout entière à conjurer l’intervention de l’Angleterre dans la Coalition réengagée contre la France ; la voici :

« 23 avril.

« J’ai lu hier le mot que vous avez écrit pour votre voisine. Mon Dieu ! my dear sir, que je voudrais être près de vous pour quelques heures, et vous bien peindre l’état de la France !

« Si la paix continue, les têtes se calmeront, et il y aura ici liberté et repos. Si ces deux biens nous manquaient, ce serait par l’effet de nos agitations intérieures, et seuls nous en souffririons : mais les nations étrangères seraient tranquilles et dans la prospérité.

« S’il y a la guerre, au contraire, toute la France se réunira contre l’invasion étrangère, et si l’Empereur a un premier succès, comme il l’aura, l’orgueil national fournira à son vengeur toutes les ressources d’hommes et d’argent qui lui seront nécessaires.

« Je dis qu’il aura le premier succès, et bientôt je vous en donnerai les raisons.

« Vous me direz que la Coalition a bien su arriver jusqu’à Paris, l’année dernière. Oui, mais la position des puissances et la nôtre sont bien changées. L’année dernière, il y avait ici dans les premières places des gens qui voulaient un bouleversement. Pendant le règne des Bourbons, tous ces hommes se sont vantés de leurs trahisons, qui étaient devenues des titres aux récompenses, des motifs d’orgueilleuse indiscrétion. Ils sont donc connus aujourd’hui, ne sont plus employés, et la Coalition ne les aura plus pour l’appeler et l’instruire de l’état de la France.

« L’année dernière, l’armée, presque anéantie par les glaces du Nord, par une campagne malheureuse, — l’armée, étonnée de ses revers, était découragée : aujourd’hui elle s’est reformée de toutes les vieilles troupes qu’on avait laissées dans les places fortes. Vous connaissez mon exactitude, ma vérité, my dear sir ; que l’Angleterre ne se laisse pas tromper par les émigrés. Il est positif que, depuis son retour, l’Empereur a rappelé toutes ses vieilles bandes, qu’elles arrivent de tous les coins de la France, amenant avec elles des jeunes gens que leur exaltation a électrisés ; que l’Empereur a aujourd’hui tout équipés 250,000 hommes de troupes, dont chaque soldat croit valoir quatre hommes ; qu’à la fin de ce mois, il aura 50,000 hommes de plus, et à la fin de mai, 400,000 encore ; ils sont là, on les équipe.

« D’ailleurs l’esprit du paysan est monté à tel point que, si l’ennemi entre, l’Empereur doit déclarer tous les hommes de France soldats, et ce pays sera pour vous ce qu’a été l’Espagne pour nous. Déjà l’année dernière les Alliés craignaient fort le paysan et les partisans ; cette année, ce sera bien autre chose ; ce sera comme nous étions en Espagne, où le soldat aimait mieux mourir de faim que de s’éloigner de dix pas de leurs troupes. Ne croyez pas les émigrés : ils se flattent et se trompent depuis vingt ans. Soyez certain que l’état que je vous donne des forces de l’armée et de l’exaltation du pays est absolument, exactement vrai ; et si l’Empereur avait une victoire, le Brabant deviendrait aussi pour les Alliés une Espagne.

« Le Prince-Régent peut empêcher tous ces malheurs. Oh ! qu’il soit grand, magnanime, qu’il se porte en médiateur, qu’il attache son nom, sa force, sa gloire, à dire à toutes les nations : Je veux la paix, et vous resterez en paix ! L’Angleterre peut ainsi être la maîtresse du monde. Avec la guerre elle ne sera qu’une partie d’un tout déjà divisé. Puisque le Prince-Régent ne peut marcher à la tête des Anglais, il ne peut commander aux nations qu’en leur dictant à tous la paix. S’ils courent à la guerre, c’est l’empereur de Russie qui devient le maître, lui que ses troupes appelaient dès l’année dernière l’Agamemnon, le Roi des Rois 47 ; c’est l’empereur de Russie qui veut la guerre, parce qu’à son arrivée à Paris, M. de Talleyrand, se trouvant compromis, voulant l’enchaîner à lui, fit déclarer qu’il ne traiterait pas avec Bonaparte ; mais, quinze jours auparavant, toutes les puissances n’ont-elles pas traité avec lui à Châtillon ? Qu’y a-t-il de changé ? Un traité avec Napoléon qu’on n’a pas tenu, une année de malheur pour Napoléon dont il a profité. Il désire, il veut la Paix de Paris ; quoiqu’il ne l’eût jamais signée, il n’y changera pas une virgule, afin qu’elle soit toujours la paix des Bourbons. C’est aussi la paix reçue par la nation française, et dont elle se contentera.

« Je vous dirai même qu’il faut la main de fer de l’Empereur pour retenir son armée, qui veut regagner ses trophées et sa gloire. Si une fois cette armée entre en Brabant, que les Belges (se) prononcent pour les Français, Napoléon ne pourra plus les abandonner ; et nous voilà, pour la vanité de l’empereur de Russie, dans une guerre de vingt années avec l’Angleterre.

« Oh ! que le Prince-Régent veuille être le dieu de la paix, ou qu’il laisse (avec des chances bien douteuses) l’empereur de Russie être le roi de cette guerre ! La question est entre ces deux ; le reste leur obéira.

« Brûlez ma lettre, my dear sir, et God bless you !

« J’ai encore bien des choses curieuses à vous dire sur notre état, mais ce sera pour demain : aujourd’hui, j’ai mal à la tête. »

Qu’en dites-vous ? Pour moi, cette lettre lue, et avant toute question à son sujet, je ne puis m’empêcher de m’écrier : « Bien, très bien ! et qui que tu sois qui l’as écrite, tu es un brave cœur ! »

Telle est la lettre que M. Thiers, sur la foi de M. Craufurd, s’est cru autorisé à citer ou à analyser (tome XIX, page 466, de son Histoire) comme étant effectivement de Mme de Staël, et en lui en faisant honneur ; elle est, au contraire, désavouée par l’auteur de Coppet et Weimar ou, pour mieux dire, par la famille de Mme de Staël, comme indigne d’elle et comme n’ayant pu absolument sortir ni de son cœur ni de sa plume. On allègue quantité de raisons pour preuves de cette impossibilité.

Les dates. — Mme de Staël devant être alors à Coppet ou à Genève, les courriers n’arrivaient pas assez vite, dit-on, pour qu’une lettre du 23 avril pût être lue à Londres le 29. Le raisonnement me paraît peu probant. D’après les calculs même qu’on oppose, il me semble que M. Craufurd qui avait dû, en quittant Paris, prendre des mesures pour que les lettres, à lui adressées, lui parvinssent sans retard, a pu fort bien recevoir celle-ci juste au moment où il partait pour Londres, ou même après y être arrivé ; et, cette lettre reçue, il dut écrire immédiatement à lord Castlereagh pour la lui envoyer.

Le style. — On dit qu’il y a dans cette lettre des locutions non françaises. On pourrait ajouter qu’il n’y a pas d’orthographe ; car la pièce, telle qu’elle est imprimée, renferme bien des fautes (vielles troupes, les Alliées…) ; mais il est difficile de tirer argument de telles incorrections qui peuvent et doivent être le fait des typographes anglais imprimant une lettre française et d’après une copie telle quelle : l’écriture de Mme de Staël n’était point des plus lisibles quand elle était pressée. Venir dire que la locution : « si les Belges prononcent pour les Français », au lieu de : « se prononcent », est d’une personne qui a dû longtemps séjourner en Espagne et qui en a pris le langage jusqu’à oublier le français, est une chicane aussi invraisemblable qu’ingénieusement trouvée. Il est plus naturel d’admettre une faute d’impression, quand déjà il y en a plusieurs qui sautent aux yeux.

La plus grave des objections est le mot ici qui semble supposer quelqu’un de présent en France : Mme de Staël n’y était que par ses amis, et elle s’y sera transportée d’imagination en écrivant.

À toutes ces invraisemblances de détail qu’on fait valoir, j’opposerai un petit signe qui fait plus, à mon sens, que les compenser, et qui est bien propre à Mme de Staël ; je crois qu’aucun de ceux qui ont vu beaucoup de ses lettres ne me démentira ; ce sont ces quelques mots anglais, my dear sir, jetés dans une lettre écrite en français : Mme de Staël, avec les gens avec qui elle n’était pas entièrement familière, aimait à faire cela, et à mettre sur le compte d’une autre langue cette sorte d’anticipation de tendresse.

Restent les sentiments. J’avoue qu’ils me paraissent très dignes de Mme de Staël : ils portent tous sur le désir de la paix, sur les forces et les ressources que la France peut trouver en elle pour soutenir une guerre, pour maintenir son indépendance. Que Mme de Staël, au fond et dans son for intérieur, ait cru ou non alors à cette possibilité, elle pouvait honorablement affecter devant l’étranger plus d’espérance même qu’elle n’en nourrissait au dedans..

Enfin, il paraît bien certain, d’après la lettre de M. Craufurd, et à moins que cet honorable ministre américain n’ait rêvé les yeux ouverts, qu’il recevait de Mme de Staël des lettres, que ces lettres avaient leur intention, étaient faites pour être montrées au ministre anglais ; et dans ce cas, je ne conçois pas ce qu’auraient pu être de pareilles communications, si elles n’avaient été dans le sens de la lettre même que nous venons de voir.

« Vous n’y reconnaissez pas, dites-vous, les sentiments habituels de Mme de Staël. » Encore un coup, vous m’étonnez ! Aimeriez-vous donc mieux qu’en écrivant à M. Craufurd dans l’espoir d’être lue par lord Castlereagh ou par le Prince-Régent, Mme de Staël, que sans doute ses amis de Paris avaient poussée à faire cette tentative, et qui n’avait pu recevoir que d’eux ces divers chiffres et ces informations, lui eût dit : « Napoléon est faible, son armée est désaffectionnée, il est vulnérable sur tel ou point, il n’a que peu de chances de résister, s’il est vigoureusement attaqué. Que le Prince-Régent fasse cause commune avec la Russie, et il est perdu ! Une première victoire elle-même, s’il la remportait, ne le sauverait pas. » Mais vraiment, vous ne pouvez entrer un seul instant dans une pareille supposition, vous ne pouvez retourner ni presque modifier aucun des sentiments exprimés dans cette lettre sans imaginer un rôle odieux, et devant lequel vous reculez tout le premier. Je parle à n’importe quel adversaire.

La neutralité, à coup sûr, et le silence seraient bien permis : mais, après la lettre de M. Craufurd, il est impossible d’admettre qu’il n’ait pas reçu de Mme de Staël nombre de missives et de communications qui passaient au moins par elle, et que de loin elle n’ait pas été un moment active, à l’instigation de je ne sais quel de ses amis, ou de Benjamin Constant qui avait bien gardé quelque prise sur elle, ou du prince Joseph, ou de ce diable de Fouché que de tout temps elle connaissait.

Cette lettre, ou telle autre pareille, ne nous forcez pas à le dire, nous les amis de Mme de Staël, et qui comprenons ses premiers mouvements en plus d’un sens, c’est la compensation peut-être d’avoir écrit un jour au général Moreau de revenir d’Amérique pour nous combattre, d’avoir appelé Bernadotte le véritable héros du siècle, celui qui joint la vertu au génie ; elle a pu, dans des moments de révolte et d’irritation trop motivée, s’emporter à ces vivacités extra-françaises ; elle était femme après tout, nous ne l’en blâmons pas ; mais concevez donc aussi qu’elle a pu écrire à un autre moment cette lettre toute française en simple brave femme qu’elle était ce jour-là, et en bonne patriote. N’ayez donc pas tant peur, Messieurs les doctrinaires, qu’elle ait été patriote une fois comme le peuple : savez-vous bien qu’elle avait plus d’imagination que vous, je n’ose dire de cœur, et qu’elle n’était des vôtres qu’à demi ?

M. Thiers, en se servant d’un document publié dans un recueil de lettres et de dépêches authentiques, n’a donc fait qu’user du droit de l’historien. S’il a supposé à tort que Mme de Staël était restée à Paris pendant au moins une partie des Cent-Jours, ce n’est là qu’un point tout secondaire et de médiocre importance ; l’essentiel est dans l’assentiment, ne fût-ce que d’un quart d’heure, arraché à cette femme généreuse et vive. Jusqu’à démonstration contraire, encore plus convaincante que celle qu’on a essayée et qu’on a presque élevée à la hauteur d’une question de parti, car les légitimistes et M. Nettement s’en sont emparés48, je tiens donc qu’il n’est pas du tout évident que M. Thiers se soit mépris. On s’en était réjoui jusqu’à Gand et à Coblentz ; il faut rabattre de la fanfare.

Mme Lenormant, si ce chapitre est d’elle (et elle a bien assez d’esprit, — assez de finesse et de précision dans l’esprit, — pour avoir mené cette discussion comme on l’a fait), l’a pris vraiment sur un ton un peu trop haut. Parlons sérieusement. Elle traite M. Thiers d’une manière un peu leste et comme de haut en bas ; elle montre l’illustre historien préoccupé avant tout de chercher « des croyants à la conversion de Napoléon aux idées libérales » ; elle le rappelle à l’ordre pour n’avoir pas eu présents certains passages du livre des Considérations : « Lorsqu’il s’agit, dit-elle, d’un écrivain de l’ordre de Mme de Staël, il ne peut être permis de lui prêter des opinions autres que celles qu’elle a elle-même exprimées. Il suffît d’ouvrir le livre admirable où elle apprécie d’un jugement si ferme les principaux événements de la Révolution française, pour être pleinement édifié sur le peu de foi qu’elle accordait au libéralisme de celui, etc., etc. »

Mais, Madame, il ne s’agit pas, encore une fois, du livre de Mme de Staël rédigé plus tard et d’après une impression totale et résumée où l’on supprime et l’on abolit tout ce qui a pu s’en écarter un moment ; il s’agit de lettres écrites dans les cinq premières semaines des Cent-Jours, sous le coup des événements les plus menaçants, de conseils d’amis sans doute très pressants, et sous l’inspiration aussi d’un sentiment national honorable, dont la suggestion a pu être plus forte que les règles et les principes. Mme de Staël n’était pas de ceux qui à l’étincelle et à l’éclair préfèrent et substituent en toute occasion la règle. Elle a eu, elle a pu avoir un de ces élans que des esprits logiques et argutieux taxent d’inconséquence, et qui ont la générosité pour principe.

1815 a été une crise, et la plus terrible des crises ; qui donc osera répondre de la succession d’impressions qu’un autre a pu avoir en 1815 ? Qui répondra, s’il est sincère, de ce qu’il aurait ressenti lui-même ? On avait alors des impressions à la semaine, à la minute. N’oubliez pas que Mme de Staël n’avait pas eu tant à se louer des Bourbons en 1814 ; qu’elle n’avait point été admise à parler une seule fois aux princes dans cette année de la première Restauration… Il est téméraire de prétendre dire d’une personne qui vous ressemble si peu, qu’elle a senti exactement d’une façon et non d’une autre, pendant toute la durée de ce rapide et violent orage.

On est vraiment curieux aussi sur cette question des Cent-Jours, et on voudrait faire de M. Thiers un tout autre homme pour la crédulité que ne saurait l’être un esprit si sagace et si clairvoyant.

Napoléon, en 4 815, était-il converti aux idées libérales ? M. Thiers est-il croyant à cette conversion ? Je n’accepte pas la question posée en ces termes.

Laissons ces mots mystiques de conversion et de croyant qui ne sont pas à l’usage des esprits vraiment politiques, ni même tout uniment des esprits sensés. Ceux-ci n’ont que le moins possible de croyances proprement dites, ils ont des convictions ou des opinions résultant de l’examen. De même pour les conversions, je les laisse aux hommes religieux et dans l’ordre mystique également. Des esprits sages et honnêtes qui, dans les temps habituels, préféreraient les procédés de liberté, ont reconnu, en de certaines crises publiques, la nécessité d’en passer par des dictatures temporaires, et ils s’y sont ralliés, non parce qu’ils se sont convertis, mais par pur bon sens et par le sentiment impérieux de la situation. Cela est constant. En revanche, un esprit supérieur comme Napoléon ne put-il pas reconnaître, à sa rentrée en France dans les Cent-Jours, que l’état de l’opinion exigeait désormais des procédés libéraux, des garanties constitutionnelles permanentes, et qu’on ne pouvait s’empêcher d’en accorder ? Toute la question est là. Qu’il eût mieux aimé gouverner autrement, cela ne saurait faire un doute ; mais son souverain bon sens, supérieur à ses goûts et à ses passions même, reconnut-il alors l’empire des faits et résolut-il de s’y soumettre ? C’est là-dessus que roule tout l’examen et la conjecture. Même au plus fort de sa puissance, de l’usage exorbitant qu’il en faisait et qu’il proclamait nécessaire, il avait toujours dit que dans cinquante, ou soixante ans on pourrait gouverner autrement, mais que le temps n’était pas venu : jugea-t-il que ce temps, beaucoup plus rapproché qu’il ne l’avait pensé d’abord, était venu en 1815 ? Voilà le point unique, une question non de sentiment, mais de fait et d’application. Demander aux hommes de sa trempe d’être des libéraux par goût, par penchant et préférence, c’est trop exiger de l’humaine nature : c’est bien assez s’ils le deviennent à une certaine heure par une juste appréciation de la nécessité et par raison d’État. Or, dans les Cent-Jours, et pendant tout le temps qu’on discuta la Constitution, Napoléon eut du moins ce genre de sincérité qui consistait à empêcher ses nouveaux collaborateurs de pécher par excès et de compromettre leur œuvre en la rendant impraticable à l’usage ; il ne leur tendit aucun piège, et quand on voulait trop, il se montrait prêt aussitôt à se cabrer. Il demandait qu’on se tînt dans l’ordre du possible, et qu’on n’exagérât point dans le nouveau sens. C’était la seule manière d’assurer la durée. Que s’il avait été vainqueur, dit-on, et s’il avait eu raison de l’Europe par les armes, il n’aurait point supporté longtemps une Constitution, même ainsi corrigée et mitigée. Soyons francs ; vous faites là une supposition, mais il n’est pas besoin d’en faire : vous avez eu deux souverains depuis, qui n’avaient ni dans le génie ni dans la gloire les mêmes excuses qu’aurait pu avoir Napoléon pour sortir de la Constitution et vouloir s’en affranchir. Ces deux souverains, je ne crains pas de les nommer, Charles X et Louis-Philippe, sont-ils donc restés si fidèles à l’esprit de la Constitution qu’ils avaient solennellement jurée et acceptée ? Cette première et cette seconde Charte, ne l’ont-ils pas, l’un violée, l’autre éludée et faussée tant qu’il a pu, et ne sont-ils pas tombés pour cela ?

Les fautes, il y en a eu assez en fait et dans le passé, sans aller en imaginer encore dans des hypothèses qui ne se sont point réalisées. M. Thiers, qui cherche avant tout la vérité, mais qui la cherche sans froideur, avec vivacité, avec prédilection, s’est posé la question au sujet du Napoléon des Cent-Jours, et il a singulièrement animé la conclusion qui lui a paru la plus probable. De ce qu’il a jeté comme un rayon d’espérance et de consolation à travers une époque morne et sombre, ce n’est pas une raison pour faire de lui un esprit entraîné et dupe de ses propres illusions, comme le voudraient bien d’autres historiens de rencontre, qui, pareils à l’orateur Drancès dans Virgile, se plaisent à exagérer les torts de Turnus et à retourner le fer dans les blessures de la patrie.

Je reviens à Mme de Staël. Elle n’est pas responsable de ce puritanisme posthume qui ne veut qu’à aucun prix elle ait pu se mettre en avant et intervenir alors dans une intention généreuse. Une spirituelle étrangère, la comtesse d’Albany, en correspondance avec elle, était très hostile, en 1815, à tout ce qui se tentait en France ; elle blâmait fortement Sismondi d’y adhérer avec cette ardeur et d’y participer. Mme de Staël, prise à témoin peu de temps après, répondait à la comtesse : « Je suis de votre avis sur Sismondi ; c’est un homme de la meilleure foi du monde. Nous avons eu des querelles terribles par lettres sur Bonaparte : il a vu la liberté là où elle était impossible ; mais il faut convenir aussi que pour la France tout valait mieux que l’état où elle est réduite actuellement. » Cette parole écrite à la date du 8 décembre 1815, et en partie à la décharge de Sismondi, montre que si Mme de Staël avait pu, sans partager ses espérances de liberté, paraître approuver pourtant l’Acte additionnel, elle avait bien pu, à plus forte raison, faire une tentative auprès du Prince-Régent en faveur de la paix, c’est-à-dire de l’indépendance nationale dont elle déplorait si amèrement la violation et la perte. C’était un coup d’épée dans l’eau, mais elle a pu le donner. Si la Correspondance de Sismondi avec Mme de Staël durant les Cent-Jours s’est conservée dans toute sa suite, on y trouvera peut-être le secret de la difficulté qui nous occupe aujourd’hui49.

Grand esprit plutôt que grand écrivain, Mme de Staël vivra-t-elle ? Je m’explique : vivra-t-elle autrement que comme un grand témoin historique, que comme l’expression de la plus haute littérature de société et comme un nom à jamais mémorable ? Vivra-t-elle de cette vie personnelle et perpétuelle qui réside et se fixe dans les écrits, et se transmet de la main à la main comme un flambeau ? Un des hommes qui ont le mieux parlé de Mme de Staël et que l’auteur de Coppet et Weimar n’a pas même nommé, un éminent critique, encore plus chrétien que protestant, M. Vinet, après une étude approfondie, a conclu en disant que les écrits de Mme de Staël vivront, parce qu’ils sont animés de cette flamme communicative, de ce souffle divin qui ne périt pas, et dans sa prophétie hardie il est allé jusqu’à leur promettre cette immortalité qui s’est attachée à de simples fragments de Sapho :

………… Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi calores
Æoliæ fidibus puellæ50.

J’aimerais à accepter l’augure, mais il n’y a que l’avenir pour savoir ces choses : je me borne à observer, non sans crainte, que le moment actuel est périlleux et critique pour cette gloire qui nous est chère. Les souvenirs qui l’avaient accompagnée jusqu’ici cessent et expirent ; les écrits seuls sont là désormais, et ils ont besoin d’être complétés, d’être expliqués : le plus fort de leur charme et de leur puissance est dans l’ensemble, et on ne saurait presque en détacher une page entre toutes. Les phrases même tiennent peu, prises en détail ; elles ne se déplacent pas. J’ai en ce moment présente à l’esprit une épreuve à laquelle je les ai vues bien souvent soumises et dans fort peu de cas résister. À l’Académie, lorsqu’on produit, à l’occasion d’un mot, les exemples tirés des principaux écrivains témoins de la langue, il est rare que l’exemple emprunté à Mme de Staël ne soulève pas d’objections, et qu’une phrase d’elle passe couramment. On allègue tantôt le vague de l’expression, tantôt l’impropriété des termes ou le peu d’analogie des membres. À ce jeu de détail du Dictionnaire, elle a rarement un atout. Autant Bossuet, même ainsi démembré, gagne à tout coup et triomphe, autant Mme de Staël résiste peu. Elle a besoin plus qu’un autre écrivain d’être lue avec des yeux amis, intelligents. Je prendrai, par exemple, la plus célèbre de ses phrases s’il fallait en choisir une, celle dans laquelle on a résumé sa vie : « J’ai toujours été la même, vive et triste ; j’ai aimé Dieu, mon père et la liberté. » C’est ému, cela fait rêver, mais c’est elliptique. Que d’idées intermédiaires il y manque ! Elle a été toujours la même, vive et triste ; mais elle a été bien d’autres choses encore, et il y faut suppléer ; elle ne le dit pas. Dieu et la liberté, c’est grand, c’est le plus noble vœu, et qui rappelle le mot de Voltaire au petit-fils de Franklin ; mais mon père, mis là entre Dieu et la liberté, fait une sorte d’énigme ou du moins une singularité, et demande explication. Au moment où elle fut dite par elle, déjà mortellement atteinte et défaillante, une telle parole dut paraître admirable, et elle l’était ; mais c’est à la condition d’y mettre aussi l’éclair du regard, la physionomie, l’accent ; il faut tout cela à sa parole pour se compléter ; sa plume n’avait pas ce qui termine : il manque presque toujours à sa phrase écrite je ne sais que] accompagnement.

C’est peut-être un motif de plus, pour le lecteur distingué, de s’y plaire, en y remettant partout cet air et cet accent sous-entendus. Les délicats aiment à avoir de ces occasions de placer leur délicatesse.