Madame de Staël. Coppet et Weimar,
par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier
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J’ai aimé Mme de Staël et je l’aime toujours ; elle a été un des cultes de ma jeunesse, et ce culte, je ne l’ai pas abjuré. « Pourquoi voulez-vous vous occuper de ma mère ? me disait un jour la personne la plus respectable et la plus charmante, bien que si austère ; ce qu’on a écrit sur elle ne vous paraît-il donc pas suffisant ? » — « Je désire m’occuper de Mme de Staël, répondis-je alors, parce qu’il me semble que je la sens et la comprends autant que personne ; et bien que sorti de terre à un tout autre endroit et d’une tout autre génération qu’elle, un sentiment d’admiration me dit, ainsi qu’à ceux de mon âge, qu’elle nous appartient à tous. » Depuis des années, j’éprouve un regret fréquent à son sujet. Tandis que ces autres grandes renommées contemporaines et rivales de la sienne, celles de Chateaubriand, de Joseph de Maistre, se renouvellent, se maintiennent ou même gagnent par des publications posthumes, la sienne reste stationnaire et dès lors recule, s’affaiblit et s’efface un peu dans l’ombre. La postérité est comme une armée immense, une masse compacte et croissante qu’on n’entame qu’à grand’peine et dont on ne triomphe que par des victoires réitérées. Vous mourez plein d’éclat et de gloire ; vous vous croyez vainqueur, vous vous endormez heureux dans le triomphe ; comme Mithridate, vos derniers regards ont vu fuir les Romains. Erreur ! demain, après-demain, tout sera remis en question et à demi oublié par de nouveaux arrivants, par des recrues ignorantes et insolentes qui ne vous ont pas vu, qui ne vous ont pas connu, et qui sont disposées à douter de tous ces grands exploits dont on leur parle et dont ils demandent la preuve actuelle et présente. Ces preuves, ce sont sans doute les écrits durables et permanents ; mais le plus sûr est de ne pas s’en tenir uniquement aux écrits déjà anciens et qui ont jeté leur feu ; le meilleur coup de fortune pour une mémoire immortelle est d’avoir, du sein du tombeau, deux ou trois de ces retours et de ces réveils magnifiques qui étonnent les générations nouvelles, qui les convainquent qu’un mort puissant est là, redoutable encore jusque dans son ombre et son silence. Les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, tant de pages même si justement critiquées, mais marquées encore de la griffe du lion, n’ont fait que confirmer l’idée de son talent et de sa force dans l’esprit des jeunes groupes, toujours prêts à se révolter, et ses défauts même, qui sont les leurs, l’ont servi. Rien n’est tel que de revoir soudainement un grand mort et de se trouver avec lui face à face. Joseph de Maistre a certainement gagné aux deux ou trois recueils de lettres qu’on a publiées de lui, lettres hardies, mordantes, familières et même affectueuses, très libres toujours de vues et de ton, inconséquentes parfois à l’idée qu’on se faisait du théoricien, et qui, en définitive, si elles n’ont pas grandi le personnage, ont accentué de plus en plus l’individu. C’est bien là, se disait-on en lisant ces derniers recueils, c’est bien l’homme à la parole insolente, offensante ; il a besoin à tout prix de la placer. S’il n’en trouve pas sujet chez ses ennemis, il se dédommage sur ses amis mêmes. À défaut de Napoléon pour point de mire, il a le pape ; peu lui importe, pourvu qu’il frappe et que sa verve s’exerce ; les grands talents sont impérieux. La postérité ne respecte rien tant que ces jets imprévus d’outre-tombe. J’ai vu avec peine que la mémoire et la célébrité de Mme de Staël n’avait eu aucune de ces bonnes fortunes et aucun de ces rafraîchissements. Elle écrivait beaucoup, sans cesse ; il y a, — il y avait des suites de correspondances nombreuses d’elle avec ses principaux amis : que sont-elles devenues ? Je suppose qu’une ou deux de ces grandes séries aient paru, non pas arrangées, non pas triées et écourtées, mais telles quelles, par une de ces indiscrétions et de ces imprudences heureuses dont tout le monde profite ; que cette âme vive, émue, expansive, passionnée et généreuse, magnanime, pour tout dire, cette intelligence avide, empressée, ouverte de toutes parts, divinatrice et sympathique, touchant au génie, se soit montrée et comme versée devant tous dans une multitude de lettres familières, affectueuses, éloquentes, inachevées chacune, mais s’achevant l’une l’autre : les nouvelles générations auraient fait connaissance avec elle plus directement encore que par les livres ; elle ne serait pas restée une gloire aristocratique, la plus haute renommée de salon, mais s’y renfermant ; elle balancerait Chateaubriand non seulement de mérite et de nom, mais de fait ; elle serait lue et encore présente au milieu de nous ; on la discuterait. On aurait retrouvé, soi aussi, quelque chose de sa parole et de son éblouissement ; on aurait reçu le choc et l’étincelle. Je ne puis blâmer la vigilance et la surveillance jalouse d’une noble famille sur cette gloire domestique ; mais, au point de vue du public, et même à celui de l’illustre morte, je ne puis m’empêcher d’avoir un regret.
Ce regret doit être en partie consolé, me dira-t-on, par la publication même dont il s’agit en ce moment. L’auteur des Souvenirs de Madame Récamier, une personne de beaucoup d’esprit et d’exactitude, Mme Lenormant, vient de donner, en les combinant et en les liant par un récit, deux séries de correspondance de Mme de Staël, les lettres à la grande-duchesse Louise de Weimar et les lettres à Mme Récamier. C’est, en effet, une lecture agréable, intéressante, et qui fait pénétrer, une fois de plus, dans ce monde d’élite. Quoique le récit de Mme Lenormant soit net et spirituel, j’eusse préféré pourtant les lettres mêmes de Mme de Staël toutes seules, mises dans l’ordre des dates et complètes. Mme de Staël est une grande personne ; et le lecteur curieux, admis à l’entendre causer dans l’intimité, doit être un peu impatienté, ce me semble, de ne pouvoir l’aborder sans l’intervention continuelle d’une sorte de trucheman, d’un tuteur et d’un mentor qui l’explique, la commente, au risque de forcer parfois sa pensée, qui lui coupe peut-être la parole si elle est tentée d’en dire trop sur quelque point. La réticence, à tout instant, est à côté de la confidence. Le poète a dit des paroles qu’elles étaient ailées ; pourquoi leur rogner les ailes ? Je sais qu’il ne pouvait guère en être autrement dans la circonstance et du moment que tout se faisait sous les auspices et de concert avec la famille ; et cet accord ici était de stricte convenance, sinon de nécessité. Je ne blâme donc personne, et tout au contraire je remercie de ce qui nous est donné. On a là, dans cette biographie bien faite, mais un peu étroite, l’opinion tout à fait orthodoxe sur Mme de Staël.
Un peu plus de liberté à droite et à gauche aurait ajouté à la vivacité et à la vérité du portrait. Mme de Staël, qui a eu sa ligne droite et continue, ou du moins sa courbe d’un développement suivi et manifeste, s’en écartait parfois : elle avait des premiers mouvements irréguliers, irrésistibles, et elle ne perd pas à ce qu’on l’y surprenne. Ainsi, au lendemain du premier signal d’opposition donné par Benjamin Constant au sein du Tribunat, pourquoi n’avoir pas indiqué, puisqu’elle a été publiée ailleurs43, la lettre inquiète, tumultueuse, adressée par Mme de Staël à Rœderer (9 janvier 1800), pour s’expliquer, pour se justifier, pour offrir encore la trêve et la paix, pour dire que ce n’est pas la guerre qu’on a entendu déclarer. Elle se repent presque ; le premier pas fait, elle semble reculer aussitôt. Ce qui frappe, au milieu du rôle politique assumé par Mme de Staël et de tous les généreux sacrifices qu’elle a faits à ses sentiments et à ses convictions, c’est qu’elle reste femme, bien femme, ce qui n’est pas un trait désagréable, mais plutôt une expression intéressante de physionomie. Elle aime Paris, la société, la conversation, elle ne peut s’en passer ; comme à Mme Du Deffand, dès qu’elle est seule ou peu entourée, le fantôme de l’ennui se dresse à ses yeux et l’épouvante ; elle est vulnérable par là plus qu’on ne peut dire : Clorinde, même quand elle combat, se retrouve tout à coup plus faible qu’une Herminie. C’est ce qui explique bien des avances et même des soumissions qu’elle fit en plus d’une rencontre au souverain du monde, allant aussi loin qu’elle pouvait sans s’abaisser. Dans ce duel inégal qu’elle soutint et qui, même avec de légers torts, fait son éternel honneur, elle ne résiste pas à César comme un Caton ni comme la femme de Brutus, elle résiste comme une femme française et de la haute société ; on voit l’émotion, le sein palpitant ; on entend la plainte. Je l’aime mieux ainsi qu’à la Romaine et tout d’une pièce.
Quand elle alla, en 1803-1804, à Weimar et qu’elle noua avec la grande-duchesse régnante
cette relation d’enthousiasme et d’amitié, dont les témoignages subsistent, Mme de Staël était encore une femme du xviiie
siècle par les opinions, par le goût exclusif de la raison et de
l’analyse, par son aversion du mystique et du surnaturel. On voit très bien, dans la
Correspondance de Goethe et de Schiller, l’effet qu’elle produisit sur ce monde allemand
qu’elle allait découvrir avec une curiosité infinie et une admiration préconçue, mais qui
ne l’accepta, elle, qu’avec de certaines réserves et presque à son corps défendant. Les
Allemands, qui vont être amis particuliers de Mme de Staël, tels que
Guillaume Schlegel, sont d’une autre génération déjà que Goethe et Schiller, et ceux-ci
avaient une manière de penser antérieure et un peu différente. Et puis cette grande dame
française qui leur tombe là comme la foudre, brillante, causante, interrogeante,
représentant si bien de sa personne cette nation que William Cowper appelle « la
nation ingérante »
ou qui aime à se mêler de tout, cela les dérange dans leur
travail et les tire de leurs habitudes ; ils ne s’y prêtent d’abord qu’en rechignant ; ils
s’en inquiètent, jusqu’à ce qu’ils l’aient connue et qu’ils sortent de son entretien fixés
et rassurés. L’opinion de Schiller sur Mme de Staël est la plus
équitable, et les signes éclatants en même temps que les lacunes et les limites de cette
nature extraordinaire sont relevés par lui et marqués de main de maître :
« Mme de Staël, écrivait-il de Weimar à Goethe, resté d’abord à Iéna (21 décembre 1803), Mme de Staël justifiera pleinement l’idée que vous avez prise d’elle a priori ; elle est tout d’un jet ; point de mélange, rien de faux ni de pénible en elle. Cela fait qu’on est parfaitement à l’aise auprès d’elle en dépit de la différence immense des caractères et des façons de penser, au point que de sa part on peut tout supporter et qu’on se plaît à lui tout dire. Elle représente l’esprit français sous un jour vrai et très intéressant. Dans tout ce que nous appelons philosophie, par conséquent dans toutes les questions élevées et décisives, on se trouve en désaccord avec elle, et toutes les conversations n’y peuvent rien. Mais son naturel et son sentiment valent mieux que sa métaphysique, et sa belle intelligence touche à la puissance du génie. Elle veut tout éclaircir, tout comprendre, tout mesurer ; elle ne vous concède rien d’obscur, d’inaccessible, et tout ce qu’elle ne peut pas éclairer de son flambeau n’existe point pour elle ; aussi a-t-elle une peur affreuse de la philosophie idéaliste, qui, à son sens, mène au mysticisme et à la superstition, et c’est là l’atmosphère où elle s’anéantit. (C’est encore la première Mme de Staël, celle du xviiie siècle pur ; elle se modifia dans sa seconde phase.) Il n’y a pas en elle de sens pour ce que nous appelons poésie ; d’une œuvre de ce genre elle ne s’assimile que la passion, l’éloquence, l’esprit général ; mais si le bon lui échappe parfois, elle n’estimera jamais le mauvais. Vous voyez par ces quelques mots que la lucidité, la décision et la vivacité spirituelle de sa nature ne peuvent exercer qu’une influence heureuse. La seule chose qui ennuie, c’est la volubilité tout à fait extraordinaire de sa langue ; il faut se transformer tout entier en un appareil auditif pour pouvoir la suivre. Mais puisque j’ai pu moi-même me tirer d’affaire avec elle, malgré mon peu d’habileté à parler français, vous n’éprouverez nulle difficulté, grâce à votre plus grand usage de la langue. »
Besoin de raisons et d’explications à l’infini, subtilité de raisonnement, finesse et
promptitude d’analyse, côté oratoire, dramatique, intelligence générale, éloquence, lacune
poétique, tout cela est bien marqué dans ce jugement sur elle, et la sympathie, comme il
convient, domine. Quand elle partit de Weimar, il paraît toutefois, à quelques mots de la
Correspondance des deux illustres amis, qu’il était temps et qu’ils en avaient assez de
cette conversation ardente, inépuisable, qui les tenait en haleine et en travail
continuel, et qui leur soutirait leur poésie : « Elle éloigne de
moi toute poésie, disait Schiller, et je m’étonne de pouvoir faire encore quelque
chose. »
Goethe est encore celui des deux qui, à ses heures libres, s’en serait
le mieux accommodé.
C’est par Guillaume Schlegel que Mme de Staël communiqua
véritablement et sans discontinuité avec l’Allemagne, et il ne se pouvait en effet un
meilleur interprète, un critique mieux informé et plus consommé. Mme de Staël se l’était attaché à titre de précepteur de ses enfants ; mais Schlegel,
qui avait ses travers, affectait devant le monde de n’être auprès d’elle que sur le pied
d’un ami. « Schlegel, écrivait-elle dans un moment d’épanchement, a des défauts qui me
cachent quelquefois ses vertus. » Témoin journalier de l’humeur et même des ridicules de
Schlegel (car il en avait qui sautaient aux yeux), Bonstetten disait plus gaiement et en y
mettant moins de façon : « Les jours où Schlegel n’est pas gentil, il est
impitoyablement fouetté, et le plus joli, c’est que Mme de Staël se charge elle-même de
la punition ; alors elle a trois fois plus d’esprit. »
Quoi qu’il en ait pu être
de ces petites querelles amusantes, Schlegel lui fut, pendant des années, du plus grand
usage par ses qualités, par son savoir ingénieux et profond. Il l’accompagna à Rome, la
guida dans l’étude des arts, et l’assista pour ses jugements dans ce beau livre de
l’Allemagne qui, depuis un demi-siècle, n’a pas été surpassé. Après les
persécutions qui marquèrent l’essai de publication de cet ouvrage en 1810, on trouve Mme de Staël légèrement atteinte par les idées religieuses qui ne la
quitteront plus, et Schlegel lui-même, qui avait été forcé de se séparer d’elle et de
sortir de Coppet, nous apparaît en proie dans l’isolement à une sorte d’exaltation morale
et mystique, mais qui ne fut chez lui que passagère. C’est dans une lettre datée de Berne
et adressée à Mathieu de Montmorency, le doux et patient sermonneur, que Schlegel se
découvre à nous par ce côté assez inattendu de sa nature. Ce grand voyageur intellectuel
(comme lui-même il s’appelait), qu’une douleur de cœur, la perte d’une jeune fille qu’il
aimait d’un amour paternel, venait de frapper sensiblement, était alors sous l’influence
mystique, sous la magie des écrits du théosophe Saint-Martin, tandis que Mme de Staël se sentait plutôt attirée vers Fénelon. Il répudiait la sécheresse des
formes protestantes ; il paraissait croire à une réunion future, et à l’amiable, de toutes
les communions chrétiennes ; en un mot, comme tous les vrais critiques que travaille une
grande activité d’esprit et d’imagination, il était en train, sans s’en douter, de passer
en réalité par la disposition et l’état moral qui lui avait manqué jusqu’alors, afin
d’être ensuite tout à fait en mesure de s’en rendre compte et de le comprendre. Mme Lenormant, en citant cette lettre, en use et en abuse un peu, ce me
semble, quand elle en conclut que Schlegel a dû, sous peine d’inconséquence, mourir
catholique, et en donnant à entendre que le soin seul de sa position comme professeur à
l’université de Bonn le rejeta ensuite dans la profession extérieure du protestantisme.
Pourquoi, sitôt qu’on touche cette corde religieuse, prendre un ton d’aigreur et donner
dans la partialité ? Croit-on mettre la charité à couvert en ajoutant d’un air contenu :
« Le secret de ses convictions intimes est resté entre Dieu et lui. »
Non, c’était le cas de citer, si l’on voulait être complet, une autre lettre très
explicite de Schlegel, qui ne saurait se séparer de la précédente, une lettre fort belle
qu’il adressa plus de vingt-cinq ans après (le 13 août 1838) à la duchesse de Broglie qui
ne cessait de le presser sur l’article de la foi, et dans laquelle il expose ses
variations de sentiments, ses aspirations, sa crise morale et sa solution philosophique,
ou, comme il le dit poétiquement, « ses erreurs d’Ulysse et son Ithaque »
.
Je ne puis que renvoyer les curieux de ces sortes de questions à cette profession de foi
finale du philosophe et du critique éminent, laquelle est à mettre pour la portée bien
au-dessus de la page tant vantée de Jouffroy, et qui est plus vraie ou du moins plus
largement religieuse que la solution de Pascal44.
Un voyage et un séjour que Mme de Staël fit aux eaux d’Aix en 1811, et dans lequel elle rencontra Mme la comtesse de Boigne, me rappelle une anecdote qui a été souvent racontée devant moi, et qui donne bien l’idée de ce qu’était cette improvisation prodigieuse d’esprit, cette conversation à la fois naturelle et extraordinaire. Toute cette brillante société s’en était allée passer une journée à Chambéry, et l’on s’en revenait à Aix vers le soir, en deux carrosses. Un orage éclata pendant le retour, un tonnerre épouvantable. Dans l’un des carrosses, les dames avaient eu peur ; on avait fait arrêter, et l’on était descendu au moment où les coups étaient le plus forts ; il y avait eu maint incident qu’on se racontait avec agitation. Dans l’autre carrosse, à l’arrivée, il se trouva qu’on avait fait peu d’attention au temps ; on n’avait presque rien entendu ; de tonnerre et d’éclairs on n’avait qu’une vague idée ; un autre éblouissement avait tout rempli : Mme de Staël y était, et pendant tout le trajet elle avait causé. La conversation avait eu, je crois, pour point de départ les Lettres passionnées de Mlle de Lespinasse. Mme de Staël n’avait pas parlé seule, car elle admettait bien la réplique, mais elle avait tout animé, tout élevé et monté à son propre ton, à son degré d’enthousiasme : une électricité avait fait oublier l’autre.
N’est-ce pas ainsi que Lamartine, un jour, pendant une pluie d’orage, sut tenir en suspens tout un banquet à Mâcon, par le charme et les chaînes d’or de sa parole ? et l’on était en plein air, tout au plus sous une tente ! C’est la différence de l’éloquence publique à la plus belle conversation, qui n’est que de l’éloquence à huis clos.
Avant de chercher à rendre l’impression qui m’est venue (par simple ouï-dire, hélas !) de cette conversation merveilleuse de Mme de Staël, dont aucune des lettres publiées ici, trop courtes, ou coupées et morcelées comme elles sont, ne saurait donner idée, je veux rassembler encore quelques témoignages qui tous s’accordent, mais qui sont cependant un peu plus variés de ton que ceux que je trouve réunis dans le livre de Coppet et Weimar. Ces derniers, parfaitement choisis d’ailleurs, et dont nous aurions bien mauvaise grâce à nous plaindre, sont un peu uniformes et sur une gamme exclusivement flatteuse. Tenons bon pour l’éloge, mais en nous rendant compte des légers défauts.
Bonstetten, par exemple, un véritable homme d’esprit et un fin juge, disait de la
critique impartiale qu’il trouvait à Coppet, et en particulier de celle dont il était
redevable à Mme de Staël : « Elle est si libre de préjugés, si
claire, que je vois mes tableaux dans son âme comme dans un miroir. »
Il disait
encore, dans une lettre à une poétique amie qu’il avait en Danemark :
« Je vois Mme de Staël très souvent, et si je ne dîne chez elle qu’une fois par semaine, j’ai la guerre. Elle est d’une extrême bonté ; personne n’a plus d’esprit ; mais ce que vous avez de meilleur est fermé chez elle. Le sentiment de l’art lui manque ; et le beau qui n’est pas esprit et éloquence n’existe pas pour elle. Personne n’a autant de sagesse pratique, moins pour elle, il est vrai, que pour ses amis. Mais Schlegel m’est insupportable. »
Sur l’absence du sentiment de l’art, on peut toutefois remarquer que ce jugement de Bonstetten est antérieur au voyage de Mme de Staël en Italie ; sur le manque du sens poétique, on voit qu’il est tout à fait d’accord avec Schiller.
Sismondi, un autre habitué de Coppet, moins vif que Bonstetten quoique bien plus jeune, et plus tout d’une pièce, Sismondi n’était pas satisfait tous les jours de ce que plus tard il regrettera avec larmes. Il lui arrivait d’écrire en 1809 :
« Je me trouve parfaitement d’accord sur les principes politiques avec Mme de Staël, passablement sur les sentiments qui les accompagnent, excepté que dans tous ses jugements elle est trop souvent haineuse et méprisante. La puissance semble donner à tout le monde le même travers d’esprit. Celle de sa réputation, qui s’est toujours plus confirmée, lui a fait contracter plusieurs des défauts de Bonaparte. Elle est comme lui intolérante de toute opposition, insultante dans la dispute, et très disposée à dire aux gens des choses piquantes, sans colère et seulement pour jouir de sa supériorité. »
Ce n’est pas juste, et cela jure avec l’idée de bonté qui se trouvait dominer, en définitive, dans les jugements comme dans les actions de Mme de Staël ; mais enfin l’opinion d’un tel témoin n’est pas à négliger, sauf à être expliquée. Et le 7 septembre 1811 il écrivait encore, et de Coppet même :
« Il n’arrive jamais à Mme de Staël de se mettre à la place des autres, et tout son esprit ne lui suffit pas pour comprendre ce qui n’est pas elle ; et puis, si l’on voulait bien entendre les riches, il n’y aurait de malheur que pour eux. C’est une étrange manière que de faire des accaparements de tout, même d’infortune. »
Ceci se rapporte à ce malheur exagéré sans doute, mais si réel puisqu’il était moralement
ressenti, à ce mal de Paris et de l’exil qui agitait et torturait Mme de Staël, même dans un beau lieu et sous de magnifiques ombrages. Chateaubriand,
dans une visite qu’il fit à Coppet en 1805, avait été également frappé de cette idée
exaltée de malheur, qui lui parut disproportionnée et en contradiction avec la beauté du
séjour : « Elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes dans un exil dont
j’aurais été ravi. »
Mais la souffrance est là où on la ressent.
Le moment où Sismondi trouvait la conversation de Coppet moins agréable et trop personnelle était celui où Mme de Staël, dans le paroxysme de la souffrance, écrivait à Mme Récamier cette lettre éperdue et comme délirante qui révèle toute l’étendue et la singularité de son mal :
« Je suis plongée dans une espèce de désespoir qui me dévore ; ne faut-il pas que je tente d’y échapper ? Je ne crois pas que je me relève jamais de ce que j’éprouve ; rien ne m’intéresse plus ; je ne trouve de plaisir à rien ; la vie est pour moi comme un bal dont la musique a cessé, et tout, excepté ce qui m’est ravi, me paraît sans couleur. Je vous assure que si vous lisiez dans mon âme, je vous ferais pitié. Je suis bien convaincue que le plus grand service que je puisse rendre à vous, à Mathieu (de Montmorency), à ce qui m’entoure, c’est de m’éloigner. Il y a, je vous le dis, une fatalité dans mon sort ; je n’ai pas un hasard pour moi, tout ce que je redoute est ce qui m’arrive. Je me sens un obstacle à tout bien pour mes enfants et pour mes amis. Pardon de vous peindre un éclat (état ?) si maladif de l’âme quand vous êtes vous-même dans une situation où tout votre courage vous est nécessaire ; mais il faut avant tout que vous sachiez ce qui se passe en moi. Je me contiens à l’extérieur ; une sorte de fierté me conseille de ne pas trop montrer ce que j’éprouve. Les larmes des autres se sèchent si vite ! et, quand on leur demande ce qu’ils ne peuvent plus donner, on a l’air d’un créancier importun. Mais si je me laissais aller, j’offrirais le plus misérable spectacle. J’ai recours sans cesse à la prière… »
Sismondi, qui n’était pas dans le secret et qui, homme excellent et loyal, n’avait peut-être pas une certaine délicatesse qui devine ce qu’on ne dit pas, se plaignait de son côté de ne pas retrouver auprès d’elle le même agrément, les mêmes attentions que dans les anciennes années moins éprouvées. Dans une lettre à sa mère, du 16 janvier 1812, il disait avec une naïveté parfaite et en livrant le fond de son cœur :
« Genève est devenue chaque année plus triste et plus déserte pour Mme de Staël ; elle en a de l’humeur ; elle juge avec une extrême sévérité, et elle ne met presque rien de son cru pour réparer tout cela : il m’arrive très souvent de m’ennuyer chez elle, et cela arrivait aussi l’année passée, et cependant elle parle de l’ennui des autres d’une manière qui me met souvent en hostilité avec elle. Et puis, la vanité qui la blessait me blesse aussi ; elle répète avec complaisance les mots flatteurs qu’on a dits sur elle, comme si elle ne devait pas être blasée là-dessus, et lorsque l’on parle de la réputation d’un autre, elle a toujours soin de ramener la sienne avec un empressement tout à fait maladroit. J’ai infiniment plus de jouissances de société parmi les Genevois. Hier, j’ai passé une moitié de la soirée chez M. Pictet avec Mme Vernet et Mme Prévost, une autre moitié chez Mme Eynard avec les deux dames Beaumont et Lullin, et chez toutes deux je m’amusai parfaitement. J’avais une part beaucoup plus active dans la conversation que je n’ai chez Mme de Staël ; j’animais les autres, je les faisais parler, et sentant qu’on était content de moi, je l’étais aussi. »
Rien n’est plus naïf ; on voit jouer le fil de l’amour-propre, on saisit à nu le motif du jugement. Il arrivait pourtant à Sismondi, dans le beau temps de Coppet, et quand la conversation, à certains jours, était des plus vivement engagées entre Jean de Muller, Benjamin Constant et Schlegel, d’être si fort émerveillé de tout ce qui se disait d’étonnant, qu’il en était comme abasourdi ; c’est Bonstetten qui nous l’apprend, et qui l’en raillait avec bien de la légèreté et de la grâce :
« Le bon Sismondi est complètement abasourdi ; il m’avouait hier que tout lui semblait maintenant d’une crasse ignorance ; je dus le consoler. Il voudrait aller en Allemagne pour voir lui-même les grands génies, mais je lui conseillai plutôt d’aller en Grèce. »
En ces journées de grande conversation, Sismondi craignait même tellement d’en rien perdre, qu’il allait jusqu’à en vouloir à Mme Récamier d’y apporter quelque distraction et de faire des a-parte à voix basse ; il le dit, et d’une plume assez peu légère :
« Ici (Coppet, 30 août 1811) notre société est des plus brillantes, rien moins que deux Montmorency et Mme Récamier ; mais c’est pour peu de temps : eux repartent demain, et elle après-demain. Elle n’a fait ici qu’une apparition. Elle est pleine de bonté et de grâces pour Mme de Staël ; elle n’est pas moins jolie qu’il y a deux ans, et cependant j’aime qu’elle reparte ; partout où elle se trouve, elle est la destruction de la vraie conversation. Elle entraîne toujours son voisin dans un tête-à-tête à voix basse ; elle a de petites minauderies qui me fatiguent, et son esprit, car elle en a, ne profite jamais au public. »
Il consentait donc, dans les grands jours, à être du public et s’en accommodait très bien.
Mais, pour être juste envers lui et envers Coppet, ajoutons bien vite que c’est le même
homme qui, lorsqu’en juillet 1817 on rapportait les dépouilles de celle qui avait tout
animé dans cette noble demeure, et qui, selon le mot de Byron, « l’avait rendue
aussi agréable que lieu sur terre puisse le devenir par la société et par le
talent »
, c’est le même Sismondi qui s’écriait dans sa douleur :
« C’en est donc fait de ce séjour où j’ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi ! c’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde, que j’ai vue s’éclairer là pour la première fois, et où j’ai tant appris de choses ! Ma vie est douloureusement changée ; personne peut-être à qui je dusse plus qu’à elle !… »
Telle est la vérité avec ses légères ombres. Et Byron lui-même, le moins dupe des hommes et le moins sujet aux engouements, accueilli en 1816 par la châtelaine de Coppet si près de sa fin, et annonçant à ses amis qu’il avait trouvé Madame aussi brillante que jamais, écrivait ensuite pour lui dans son Memorandum :
« Elle était la bonté même, et personne au fond n’était plus spirituel et plus aimable qu’elle ; mais elle était gâtée par son désir d’être… elle ne savait quoi. Chez elle, elle était charmante ; chez les autres, vous l’auriez souhaitée partout ailleurs, et surtout dans sa propre maison. »
Elle aurait désiré être… elle ne savait quoi ; et c’est Byron qui le demande ! Elle était
femme, et elle aurait désiré être belle ; elle était femme, et elle aurait voulu être
aimée ; elle était femme, et elle aurait voulu compter parmi les hommes comme une
puissance éloquente, Elle se sentait l’âme d’un orateur. Elle était une digne
accompagnatrice dès sa jeunesse, elle eût été une rivale des Mirabeau, des Vergniaud, des
Camille Jordan, et mieux même que d’un Constant. On a dit de Saint-Simon ou de Molière,
qu’il était le mâle de Mme de Sévigné ; mais c’était elle, Mme de Staël, qui par le talent et l’initiative était le mâle de Benjamin
Constant. Elle sentait en soi des puissances et des facultés supérieures à ce qu’elle
avait réalisé ; mais avec ces qualités élevées, tout à fait viriles par le choix des
sujets et par l’étendue des vues, elle était femme, je le répète, et comme telle elle
avait besoin de plaire, de réussir, de se sentir entourée de bienveillance ; même quand
elle s’élevait le plus et qu’elle planait, elle était de la nature des colombes : une
flèche pouvait l’atteindre jusque dans la nue et la blesser. Au dehors donc, comme l’a
remarqué Byron, elle était toujours inquiète et moins à sa place, un peu égarée ; elle
n’était proprement dans son milieu et dans son centre, dans sa pleine souveraineté, qu’en
conversant et en causant. Or, elle l’a dit, on ne cause véritablement qu’en France et en
français : « la conversation, comme talent, n’existe qu’en
France. »
En Angleterre on ignore cette nuance particulière et si charmante de
faire sentir l’éloquence dans la conversation ; si l’on a l’instinct et si l’on se donne
la peine d’être éloquent, on l’est pour les Chambres et pour la vie publique ; on passe
outre au salon, on ne s’amuse pas à ce prélude devant les dames. En Allemagne, on est trop
occupé du but et du résultat sérieux, et, dans toute discussion, de la conclusion même ;
on ignore l’art d’agir, de parler sans but et pourtant avec intérêt. Or, le maître et
l’oracle en telle matière l’a observé, « le genre de bien-être que fait éprouver
une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette
conversation ; les idées ni les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le
principal intérêt ; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se
faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir
à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans
toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard ; enfin, de produire à volonté
comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de
l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible »
.
C’est Mme de Staël qui définit ainsi la conversation, elle qui en
était le Génie même. En Italie, dans le voyage qu’elle y fit en 1805, elle plaisait
partout, mais elle ne s’y plaisait pas ; voilà le vrai. Je n’invente ni je n’approuve, je
ne suis qu’un écho : « Elle s’irritait contre cette langue sonore qui retentit pour
ne rien dire. Dans la poésie la plus vantée, elle ne retrouvait pas d’idée, et dans la
conversation point de sentiment. »
Car elle voulait du sentiment aussi et avant
tout, mêlé aux idées, avec des éclairs de gaieté fugitive, quantité de rapports fins,
subtils, déliés, des anecdotes d’une application spirituelle et imprévue, de soudains
essors et comme des flammes vers les plus hauts sommets ; mieux que des aperçus, des
considérations politiques et historiques, fortement exprimées, mais sans s’y appesantir ;
des images même, qui peut-être n’auraient point paru des images en plein soleil, mais qui
en faisaient l’effet dans un salon ; puis tout à coup (car c’était une femme toujours) un
soupir romanesque jeté en passant, et quelque perspective lointaine vaguement ouverte sur
la destinée, les peines du cœur, les mystères de la vie ; un coin mélancolique à
l’horizon. C’est dans cet ensemble qu’elle excellait ; c’est cette trame diverse et mobile
qu’elle agitait, qu’elle variait et recommençait sans cesse avec un art de magicienne ;
c’est au cœur de cet orchestre où elle ne jouait pas seule, où elle tirait parti de tous,
où elle devinait et occupait chacun, où elle associait les autres à son talent et se
faisait pardonner sa supériorité en créant l’harmonie et en marquant l’accord jusque dans
les dissonances, c’est là, dans son cercle à elle, qu’il fallait la voir ; et Byron, qui
avait senti et noté le défaut, a aussi reconnu le charme et le triomphe.
Peut-on s’étonner pourtant qu’il en ait été d’un tel talent comme de celui des improvisateurs et des orateurs ; que ce qu’on a d’elle par écrit ne la représente pas entièrement, et qu’il faille, pour être fidèle, y ajouter en idée un ensemble et une spontanéité d’impressions qui n’était que dans la personne et sur son théâtre ? La couleur, qui flottait brillante et diffuse dans sa parole et dans toute son action, n’a pas su se fixer sur le papier45.
Nous n’avons pas fini de ce volume ; une discussion assez inattendue, une querelle qui y est faite à M. Thiers nous appelle encore.