(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poème des champs, par M. Calemard de Lafayette (suite et fin) »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poème des champs, par M. Calemard de Lafayette (suite et fin) »

Le Poème des champs,
par M. Calemard de Lafayette (suite et fin)

M. Calemard de Lafayette était, il y a une quinzaine d’années, un jeune littérateur de Paris ; il s’occupait de poésie et de critique ; il était du groupe de l’Artiste et en train de se faire un nom, tout en se livrant à ses goûts préférés, lorsque, vers ce temps, des circonstances de famille et de fortune l’enlevèrent à la vie parisienne : il avait le bonheur et l’embarras d’être propriétaire foncier ; il se retira dans ses terres aux environs du Puy, dans la Haute-Loire, et se mit à les exploiter lui-même ; il prit goût à l’agriculture, à l’amélioration du sol et des colons ; l’amour de la poésie l’y suivit, et il combina ces deux amours, celui des champs et celui des vers : il en est résulté le poème dont j’ai à parler et qui a paru il y a quelques mois.

Le poème est divisé en huit livres ; il ne faut pas y chercher une composition bien exacte et bien méthodique : tel livre pourrait aussi bien et presque indifféremment précéder ou suivre l’autre ; c’est une suite de tableaux, de petits cadres, avec des effusions de sentiment et même des digressions morales. L’auteur a essayé aussi d’y introduire quelques épisodes et des légendes ; ce n’est pas ce que j’en préfère. L’intérêt réel est tout entier dans le sujet même, pleinement et sincèrement compris et aimé, et traité franchement et grassement, si je puis dire. C’est un poème des champs qui ne craint pas de sentir son foin et son fumier. L’exposition pourtant a de la beauté et de l’étendue :

………………………………………………………………………
Ces bois, ces lacs, ces monts, ces grands horizons bleus,
La grotte aux verts tapis sous les rocs anguleux,
Le flot qui dit sa plainte aux saules des rivages,
Et les torrents grondant sur des pentes sauvages ;
Tout ce qui, dans l’espace, a son bruit ou sa voix,
Ce qu’on entend gémir et chanter à la fois,
Ce qui verse un parfum, ce qui boit la rosée,
Ce qui flotte ou se pose en la nuit embrasée,
Fleurs, insectes, oiseaux, ensemble gracieux,
La luciole en flamme et l’astre errant aux cieux,
J’ai dans mon vaste amour compris toutes ces choses,
Ô nature ! et je sais les chênes et les roses.

Mais le poète se garde de tomber dans le panthéisme à la mode aujourd’hui ; il grave au seuil de son poème le nom du Seigneur et du Créateur, et dans le cours de ses récits et de ses peintures on le voit aimer à retracer le culte de la Vierge, toutes les croyances populaires et les chrétiennes espérances.

Je conçois pour un poème des champs et de la nature, comme source d’inspiration principale et propre à animer le tout, deux ou même trois façons générales de voir et de sentir, trois esprits différents, et je les définirai par des noms antiques et immortels : l’esprit d’Hésiode, celui de Lucrèce, celui de Virgile.

L’esprit d’Hésiode, on le connaît peut-être moins que les deux autres, et c’est pourquoi j’y veux insister. Il n’est pas flatteur pour l’homme en général ni pour l’homme des champs en particulier. Il n’est pas sentimental à première vue, ni admiratif de parti pris. Le poète n’est pas du tout enthousiaste de son bourg d’Ascré « où l’hiver, dit-il, est mauvais, où l’été n’est pas merveilleux, et qui n’est un bon séjour en aucune saison ». Son poème est placé sous l’invocation des Muses et de Jupiter ; mais il l’adresse à son frère Perse avec qui il avait été en procès pour l’héritage paternel, et à qui sa cupidité apparemment avait peu profité. Il lui donne des conseils sur la justice, l’économie, et contre la fureur de plaider. On y retrouve l’homme qui a prospéré à la sueur de son front, et qui ne craint pas de faire sentir le poids et même la dureté de ses conseils à celui qui, après l’avoir lésé, se voit forcé, de recourir à lui. C’est la nature humaine dans sa vérité et sa crudité. Il y a, en fait de jalousie, dit-il, la bonne et la mauvaise, celle qui engendre la zizanie et celle qui enfante l’émulation. Il loue la modération, la médiocrité, et cet âge antique, cet âge d’or antérieur à tous les maux que l’apparition de Pandore et sa malice sont venues verser sur la terre. Le bonhomme Hésiode, tout positif qu’il est, se plaît à ces fables ; il les raconte comme plus voisin de la source, avec redondance et crédulité. Il énumère et décrit les cinq âges fabuleux, car il en compte cinq (glissant un âge des héros entre l’âge d’airain et celui de fer), et le nôtre, l’âge de fer, est le cinquième. Il regrette de ne pas être mort avant, ou il souhaiterait d’être né après : la misérable race qui vit présentement est déjà jugée par Jupiter. Il règne dans ce poème un profond sentiment de la misère de l’homme qui, « à peine né, a déjà les tempes qui blanchissent ». La piété, la pudeur, la crainte de la justice se sont enfuies loin de la terre ; la tyrannie est plus forte. L’apologue de l’Épervier et du Rossignol, qui revient à la fable du Loup et de l’Agneau, le dit assez. Ce ne sont pas, chez Hésiode, ces rois pasteurs de peuples que l’on rencontre à chaque pas dans Homère ; il les appelle, au contraire, en tant que juges, « dévorateurs de présents ». Il les avertit et les menace pour leur cupidité et leur injustice ; il leur prédit la vengeance des dieux, lesquels, après tout, sont plus près des hommes qu’on ne croit, car il y a jusqu’à « trente mille dieux sur la terre féconde, qui sont comme les sentinelles de Jupiter, et qui, invisibles, errent çà et là ». Tous les animaux, les poissons, les bêtes des forêts, les oiseaux, se dévorent l’un l’autre, parce qu’il n’y a pas de justice parmi eux : Jupiter a donné la justice à l’homme comme attribut distinctif. Hésiode a le sentiment de la justice et de l’équité à un haut et souverain degré, et il l’exprime magnifiquement. Il abonde en préceptes moraux et pratiques. Le plus sûr est de marcher droit et d’être honnête homme. L’entrée du mal est aisée d’abord et facile, mais à la longue on n’arrive à rien. Les dieux ont placé la sueur avant la vertu : il faut gravir ; mais, une fois le sommet atteint, tout devient facile. Le meilleur des hommes est celui qui trouve en soi et de lui-même la sagesse ; vient ensuite celui qui est capable de l’entendre et de la recevoir d’autrui. Qui ne sait ni la trouver ni l’écouter, n’est bon à rien, ni à personne. Travaille, dit Hésiode à son frère, en changeant de ton avec lui et en l’encourageant après l’avoir invectivé ; la faim est toujours la compagne du lâche ; n’imite pas le frelon, mais l’abeille. Il y a deux sortes de honte et de pudeur ; c’est la mauvaise honte qui tient l’homme nécessiteux. Honte et pauvreté, c’est tout un ; richesse et hardiesse vont ensemble. Mais ce n’est pas une raison pour ravir les biens ; attendons qu’ils nous viennent des dieux : n’acquérons que légitimement. Le poème d’Hésiode est ainsi tout rempli de conseils sensés et prudents, comme les livres de Salomon ou du fils de Sirach. Les conseils économiques y sont tout à fait déjà dans le sens du Bonhomme Richard et à la Franklin, sur les fruits du travail, sur les petits profits accumulés, sur l’importance du bon voisinage à la campagne, sur le prêté rendu des services mutuels où l’intérêt trouve son compte en même temps que la morale : rien pour rien ; avarice ou générosité, selon l’occasion, en vertu d’un seul et même principe, l’intérêt bien entendu. La fourmi n’est pas prêteuse, ou ne prête qu’à bon escient ; c’est la moralité qui se tire du poète d’Ascré, moralité toute de calcul et d’expérience. Se méfier toujours et de tous : « Aie un témoin, même quand tu ris avec ton frère. » Si Hésiode a mal pensé et parlé des rois, il n’épargne guère les femmes. Dans cette belle fable de Pandore, par où il commence, il avait déjà fait dire par Jupiter à Prométhée : « Tu es tout joyeux de m’avoir volé le feu et de m’avoir attrapé, long sujet de repentir pour toi et pour les hommes à venir ! Eh bien ! moi, en revanche, je leur donnerai un mal auquel tous tant qu’ils sont prendront plaisir, en embrassant leur propre malheur. » Et ce mal, c’est la femme. « Celui qui se fie à la femme se fie aux voleurs », ajoute Hésiode ; il l’appelle enjôleuse et babillarde, et d’un autre mot encore qui revient à dire que, dans son ardeur de se parer, elle se met tout « sur le dos, sur les hanches ». Ne la laisse point pénétrer dans ton nid qu’elle guette et convoite. Suivent des observations physiques, hygiéniques, dignes d’un Hippocrate, sur la convenance des travaux selon les saisons, sur le corps plus léger en automne qu’en été ; des conseils techniques pour faire une charrue, de quel bois les différentes parties dont elle se compose ; de quel âge les bœufs qu’on y attelle ; le serviteur même n’aura pas moins de quarante ans, car plus jeune il s’égaye et quitte le travail pour aller courir avec ceux de son âge.

« Aie une servante qui n’ait ni mari ni enfant. » Aie toi-même un enfant, un fils unique pour héritier. C’est une stricte et âpre morale de ménage. Les conseils moraux y reviennent toujours, et dans le même sens de l’intérêt bien compris : s’acquérir une bonne renommée parmi les hommes, car la renommée est aussi une déesse, — nous dirions une puissance. Le poète croit aux pronostics comme les paysans ; il est superstitieux sur le choix des jours : « Il y a telle journée qui nous est une mère, et telle autre une marâtre. » On sent maintenant quel est l’esprit d’Hésiode, de ce précepteur des champs le plus dénué d’illusions, le moins porté à voir en beau l’avare et jalouse nature humaine. Mais, s’il est rude et peu souriant, s’il est tout à fait informe de composition, quel charme et quelle saveur de sincérité et de bonne foi dans l’antique poète ! Il y a des rayons de miel dans le creux du vieux chêne.

L’esprit de Lucrèce, on le connaît aussi : c’est le génie de la nature puisé à sa source, embrassé dans toute sa grandeur et dans sa puissance, et aussi adoré dans sa fleur et sa vénusté. Il ne s’attache pas au sol comme Hésiode, il ne borne dans aucun sens ses horizons ; le plus ferme et le plus affranchi des esprits, il pénètre dans les profondeurs et les origines des mondes ; il en saisit le principe, les métamorphoses, la succession éternelle ; il débarrasse la terre de ses trente mille dieux, et même (chose plus grave !) il prétend se passer d’un seul ; il ne veut qu’une force génératrice, partout la même, vague, diffuse, infinie, sacrée, féconde, enivrante, qui éclate dans le printemps :

It ver et Venus, et Veneris prænuntius ante
Pinnatus graditur Zephyrus…………… ;

une force qui se joue et se diversifie en toutes les saisons et jusque dans les destructions passagères qui ne font que déplacer et transférer la vie. Lucrèce n’a pas traité des champs en particulier ; mais, dans son tableau de l’origine du monde et des premiers âges des sociétés (au livre Ve), il a cueilli les plus vastes images, il a tracé les plus larges cadres de l’époque rurale primitive, du bonheur naturel et des ébats champêtres auxquels se livraient les innocents agriculteurs au retour des printemps :

Sæpe itaque inter se prostrati in gramme molli,
Propter aquæ rivum, sub ramis arboris altæ,
Non magnis opibus jucunde corpora habebant,
Præsertim cum tempestas ridebat, et anni
Tempora pingebant viridantes floribus herbas…

Quelle ampleur de peinture et de langage ! On croit sentir la fraîcheur qui circule, on voit le pré peint de fleurs qui rit et verdoie.

Virgile est dans toutes les mémoires et dans toutes les âmes : son seul nom le définit. Il a uni et fondu les deux esprits, et les a adoucis dans ses admirables Géorgiques. Il sait le détail des champs comme Hésiode, et ne recule devant aucun conseil, même technique et aride, sauf à l’orner et à l’embellir par une expression pittoresque ou sensible. Il embrasse la pensée des mondes comme Lucrèce, mais il se rabat par choix et par goût à une philosophie moindre et plus pratique, plus d’accord aussi avec les besoins et les désirs des humbles mortels. Il est pieux, il est peintre, il est rural et non rustique, il est l’ami des champs et des hommes ; il insiste plus sur les malheurs de ses semblables que sur leurs vices ; il sait le mal, mais il l’adoucit et veut être pour tous un consolateur.

Ayant à choisir entre les trois génies, c’est sous celui de Virgile que M. Calemard de Lafayette a placé d’abord son poème. L’esprit d’Hésiode, que le grand poète Léopardi qui le goûtait dans toute sa sincérité ( colla sua greca schiettezza ) estimait plus ancien qu’Homère lui-même comme étant encore plus simple et plus primitif, ne l’a pas tenté : Virgile est plus à notre portée, dans nos données à tous et selon nos goûts. Si amis des champs que nous soyons, nous sommes lettrés et amis des lettrés ; nous aimons à nous promener dans la campagne, un Virgile à la main :

Épris du doux Virgile et plein de ses leçons,
J’aime les prés touffus et les grasses moissons ;
J’aime toute culture, et tout ce que renferme,
Petit monde ignoré, le chalet ou la ferme ;
J’aime les bons semeurs, habiles aux labours,
Qui portent vaillamment le poids des plus longs jours,
Prodiguant sans relâche à la terre altérée
Le généreux ferment d’une sueur sacrée ;
Et ces pasteurs aussi qui, pour des mois entiers,
Des habitations désertant les sentiers,
Dirigent d’un pas lent vers la montagne en herbe
Et la chèvre au flanc creux et l’aumaille superbe,
Pasteurs et laboureurs ! peuple obscur des hameaux !
Et ces bons serviteurs, dociles animaux
Que la main d’un enfant, sans rigueur, sans sévices,
Incline, en se jouant, aux plus rudes services,
Je les aime et le dis sans phrase, — et le premier,
Nommant tout par son nom, je chante le fumier,
Le fer comme les bras qui font la moisson drue,
Et le labour profond et la grande charrue !

Ce n’est pas de M. C. de Lafayette que Buffon dirait ce qu’il disait des chantres des Jardins, des Saisons et des Mois son temps, qu’ils parlaient tous comme s’ils n’avaient jamais vu ni les mois, ni les jardins, ni les saisons : ici tout nous montre l’homme pratique qui habite au cœur de son sujet. Je n’ai que l’embarras du choix entre les tableaux et les frais paysages, entre les scènes de labourage, de semailles, de fauchaison et de fenaison, de récolte et de vendange, entre les charmants hasards du parc naturel, confinant au bois et à la forêt, et le monde bruyant de la basse-cour ; car tout cela est diversement peint, et presque toujours avec un rare bonheur dû à une extrême vérité.

Mais tout d’abord une critique. Pourquoi, après une invocation pieuse, cette attaque et cette sortie contre les rhéteurs, contre les utopistes, parmi lesquels je trouve de beaux noms ? Poète des champs, pourquoi se montrer agressif contre ceux que vous appelez de libres penseurs, et dont quelques-uns sont de grands talents ? Laissez faire cette attaque à d’autres, ils sont dans leur rôle ; mais vous, vous n’êtes point un homme de guerre. Invitez-les à passer quelques jours sous votre toit, ces utopistes féroces, offrez-leur de les promener sous vos ombrages : ce doit être là toute votre réfutation, encore amie et hospitalière. Il est beau et glorieux sans doute (et vous l’avez très bien raconté) d’avoir reçu et vu s’asseoir à son foyer un duc de Malakoff, mais il ne serait pas mal non plus d’avoir convié et vu venir un jour votre illustre voisine du Berri, — ou quasi voisine, — George Sand. Se peut-il qu’elle soit nommée ou désignée dans un Poème des Champs autrement que pour y être saluée !

Remarquez bien que ce Virgile que vous invoquez n’a point procédé ainsi contre les philosophes et théoriciens de son temps, contre le grand Lucrèce qui était bien le plus terrible des négateurs : il ne lui a point jeté la pierre ; il l’a honoré et respecté encore, même en s’en séparant. Vous savez aussi bien que moi ces beaux vers :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas…
Fortunatus et ille deos qui novit agrestes…,

ce qu’un de mes amis et qui l’est aussi des Littré, des Renan, et même de Proudhon, je crois, s’est amusé à paraphraser ainsi, à votre intention et presque à votre usage ; et c’est à peu près de la sorte, j’imagine, du moins pour le sens, qu’un Virgile, ou un parfait Virgilien par l’esprit, s’il était venu de nos jours, aurait parlé :

« Heureux le sage et le savant qui, vivant au sein de la nature, la comprend et l’embrasse dans son ensemble, dans son universalité ; qui se pose sans s’effrayer toutes ces questions, terribles seulement pour le vulgaire, de fin et de commencement, de destruction et de naissance, de mort et de vie ; qui sait les considérer en face, ces questions à jamais pendantes, sans les résoudre au sens étroit et en se contentant d’observer ; auquel il suffit, dans sa sérénité, de s’être dit une fois que “le mouvement plus que perpétuel de la nature, aidé de la perpétuité du temps, produit, amène à la longue tous les événements, toutes les combinaisons possibles ; que tout finalement s’opère, parce que, dans un temps suffisant et ici ou là, tout à la fin se rencontre, et que, dans la libre étendue des espaces et dans l’infinie succession des mouvements, toute matière est remuée, toute forme donnée, toute figure imprimée40” ; heureux le sage qui, curieux et calme, sans espérance ni crainte, en présence de cette scène immense et toujours nouvelle, observe, étudie et jouit !

« Mais heureux aussi celui qui, d’un esprit moins émancipé et d’un cœur plus humble, reconnaît dans la nature un Auteur visible, se manifestant par tous les signes ; qui croit l’entendre dans le tonnerre et dans l’orage ; qui le bénit dans la rosée du matin et dans la pluie du printemps ; qui l’admire et l’adore dans la splendeur du soleil, dans les magnificences d’une belle nuit, et qui ne cesse de le sentir encore à travers la douce et tiède nuaison d’un ciel voilé ! heureux qui l’invoque et le prie à chaque accident de la saison, qui compte sur lui seul comme aux jours de la manne dans le désert qui suit en fidèle ému, entre deux haies en fleur, la procession d’une Fête-Dieu champêtre, ou qui prend part avec foi et ferveur, le long des blés couchés ou desséchés, aux cantiques d’alarmes et aux pieux circuits des Rogations extraordinaires ; qui sait le chemin qui mène à la statue de la Vierge dressée au sommet du rocher ou logée au cœur du chêne antique où hantaient jadis les Fées ; qui ne méprise pas le Saint même du lieu et le miracle d’hier qu’on en raconte, toutes croyances et coutumes innocentes et charmantes, si, au lieu de devenir des affaires de parti, elles restaient ce qu’elles devraient être toujours, de touchantes religions locales et rurales ! »

Telle est ma réponse aux endroits polémiques du livre qui se ressentent trop des luttes de 1848, et que je voudrais voir disparaître de ce doux poème, à une prochaine édition. M. C. de Lafayette dit quelque part :

Moi, je rêve une France agricole et chrétienne ;

beau rêve et utopie aussi, je le crois. C’est d’ailleurs le droit du poète de rêver ; mais, en exprimant le vœu, qu’il supprime la dissertation.

Restons dans la vérité observée et dans la peinture. Le poète me conduit vers la ferme, à la bonne heure ! je traverse avec lui la basse-cour où j’admire la couveuse que j’effraye en passant, et le jeune poulet déjà coq qui se rengorge au soleil ; je longe la mare où flotte l’escadre criarde des canards, et j’arrive sans honte ni vergogne à l’étable aux pourceaux. Le traducteur et l’imitateur d’Hébel, M. Max Buchon, a déjà fait une petite pièce de vers grasse, rustique, bien alsacienne et flamande, intitulée tout bonnement le Cochon. M. C. de Lafayette rivalise avec lui sur le même sujet, mais il y a mis un peu plus de coquetterie peut-être, un sentiment de peintre plus encore que de fermier et de paysan. Et d’abord il dit porc et non cochon :

Ailleurs, un bon gros porc anglais, face gourmande,
Blanc et rose, et charmant pour l’école flamande,
De son petit groin, noyé dans son gros cou,
Flaire si la pâtée arrive vers son trou ;
Tandis que dame truie, amorçant de caresse
Ses petits yeux chinois clignotant dans leur graisse,
Des plus doux grognements qu’amour ait inventés
Rappelle ses gorets épars de tous côtés.
Gorets n’écoutent point : — l’un, courant en maraude,
Avec concupiscence autour des froments rôde ;
Un second, cachant mieux son tragique dessein,
Ressayerait volontiers à croquer un poussin,
Et, certes, n’en ferait qu’une mince bouchée,
Si, d’un bec menaçant, la poule effarouchée
Ne paraissait devoir, en ce cas hasardeux,
Au ravisseur sournois manger un œil ou deux.
Les autres, se faisant un idéal plus sage,
Dans les goûts de leur caste et les jeux de leur âge
Philosophiquement limitent leurs désirs,
Sur un mode amphibie alternent leurs plaisirs,
Et, dans le frais bourbier où se pavane une oie,
Clapotant, barbotant, s’en donnent à cœur-joie.

Nos propriétaires ruraux ont fort amélioré et réhabilité depuis quelques années la race porcine : j’ai entendu là-dessus, de la part de gens d’esprit qui vivent dans leurs terres, plus d’une dissertation piquante. Voilà un portrait qui est à joindre, comme illustration, aux pièces à l’appui. Il y a bien encore un peu de Delille dans tout cela ; mais il n’y a pas grand mal quand c’est du Delille revu et corrigé par la nature.

J’aime M. C. de Lafayette quand il nous dit heureusement en vers de ces choses qui ne semblaient pouvoir être dites qu’en prose, par les auteurs d’ouvrages d’agriculture, M. Léonce de Lavergne ou Arthur Young ; quand, par exemple, il étudie l’étable et le bétail ; quand il nous montre à l’œuvre et en ardeur de piocher, hiver comme été, le bon bêcheur à son compte ; quand il nous fait assister au premier essai de la nouvelle charrue, de l’instrument aratoire moderne qui a contre soi la routine et bien des jaloux ; quand il nous décrit la race des bœufs du mezenc (montagne du pays) qui, au labour, craignent peu de rivaux, et qui rendent au maître plus d’un office :

Le lait, le trait, la chair, c’est triple bénéfice.

Excellent vers rural et digne d’Hésiode. Voici le portrait du taureau, du mezenc pur-sang, et qui rappelle les portraits d’animaux au livre III des Géorgiques ( optima torvæ forma bovis… ) :

Portant haut, bien campé sur un jarret d’acier,
Trapu, tout près de terre, encore un peu grossier ;
Groupe longtemps étroite, et déjà suffisante ;
Le rein large et suivi, l’encolure puissante,
Le garrot s’évasant en un large plateau,
L’épaule nette, — et forte à porter un château ;
La poitrine, en sa cage, ample et si bien à l’aise
Qu’il faudrait l’admirer dans une bête anglaise ;
Sobre et fort, patient et dur, bon travailleur,
À ce point qu’un salers à peine fût meilleur,
Lent à croître, mais apte à la graisse à tout âge,
Tel est le pur mezenc, taureau demi-sauvage ;
Et tel voici Gaillard, roi de mes basses-cours,
Sultan de mon troupeau, connu dans les concours,
Lauréat de renom, vainqueur en deux batailles,
Et qui n’est pas plus fier ayant eu deux médailles.

Et la vache donc ! elle est plus distincte chez M. C. de Lafayette et plus personnelle, pour ainsi dire, que celle de Virgile. Depuis que ces animaux ont été vus à Bethléem dans la crèche du divin Enfant, il semble qu’ils se soient rapprochés et élevés d’un degré dans l’ordre de la domesticité et de la société humaine :

La vache ! pacifique et bonne créature !
Philtre mystérieux des dons de la nature ;
Alambic distillant l’herbe et les fleurs pour nous ;
Mamelle appétissante où boit la soif de tous ;
Flanc fécond, qui, donnant à la ferme ravie
Ou la crème ou le croît41, nous prodigue sa vie ;
La vache, ô doux enfants, qui lui refuserait
Un regard, un sourire, — et qui ne l’aimerait ?

Bonne bête aux yeux bleus, celle-ci, c’est la Blanche ;
Son lait intarissable en blanc ruisseau s’épanche,
Et le jet écumeux crépite, ruisselant,
Aux parois d’un seau neuf fait de bon bouleau blanc.
Pauvre Blanche ! elle est vieille, elle est maigre et point belle ;
Les bouchers n’ont ici de dédain que pour elle ;
Sa corne lisse et courte, et son cuir souple et fin
Ne les séduisent pas ; — elle mange à sa faim
Cependant ; — mais ses os meurtrissent sa litière.
Eh oui ! — mais c’est encor ma meilleure laitière ;
Elle donne par jour vingt litres de bon lait.
Que d’autres plus longtemps fassent mieux s’il leur plaît, D’autres n’auront point fait un plus noble service ;
Tout petit, mon Fernand la nommait sa nourrice ;
Et maintes fois, vraiment, la Blanche mérita
Ce titre qui la fit chérir et lui resta.

Fillette de quatre ans peut la traire à sa guise ;
Son regard bienveillant sourit à qui l’épuise :
Et de la sorte, enfants ! n’est-elle pas pour vous
De la maternité l’emblème obscur et doux ?
Donc, qu’elle soit moins belle et plus vieille, il m’agrée,
Doux amis, qu’elle soit toujours la préférée,
Puisqu’elle est toujours bonne et qu’ici, comme ailleurs,
Nous devons aux plus beaux préférer les meilleurs.

C’est ce sentiment d’affection et presque d’amitié, qui ne se borne pas aux animaux, mais qui se répand et s’épanche sur tout ce qui l’entoure, même les choses inanimées, qui est charmant chez M. C. de Lafayette et qui attache à mesure qu’on avance dans la lecture.

Le progrès est frappant sur tous les poèmes des champs et de l’agriculture qui ont précédé, soit dans le dernier siècle, soit au commencement de celui-ci : c’est un progrès analogue à celui de notre jeune école de paysagistes sur ses prédécesseurs au temps du premier Empire. La modestie de M. C. de Lafayette ne s’attribue en rien cette supériorité dont il ne peut s’empêcher cependant d’avoir conscience, et il n’en fait pas honneur à son propre talent ; il aime à la rapporter à des maîtres, à des devanciers qu’il nomme et que parfois même il exagère un peu (nous avons le droit de le remarquer). Mais, sans prétendre ici évaluer les mérites et faire la part exacte de chacun, une leçon de goût ressort, pour nous, de la comparaison avec les anciens peintres de l’école de la périphrase. Je prends l’un d’eux par exemple, Lalanne, dans son petit poème, les Oiseaux de la Ferme (1805). Ce n’est pas tant d’avoir évité de nommer les oiseaux qu’il décrit, d’avoir dit :

L’oiseau sur qui Junon sema les yeux d’Argus,

pour le paon, ou

L’aquatique animal, sauveur du Capitole,

pour l’oie ; ce n’est pas tant de n’avoir osé nommer la cage que comme un toit d’osier où pénètre le jour , et de ne s’être point résigné à appeler un chat un chat, mais

L’animal traître et doux, des souris destructeur ;

ce n’est pas tant de ces travers de détail et de tous ces méfaits de fausse élégance que je le blâme ; c’est surtout d’avoir mal observé et connu son sujet. C’est d’avoir dit d’une poule à qui le vautour a enlevé un de ses petits, un seul, et qu’on nous montre comme uniquement occupée de cet absent :

L’infortunée, hélas ! gémit, se désespère :
Que lui font les enfants qu’elle n’a point perdus ?
Elle n’avait de fils que celui qui n’est plus.

C’est là, et on l’a remarqué avant moi, un sentiment de femme, ce n’est pas un sentiment de poule. Les animaux qui gardent de leurs petits en bon nombre, après avoir crié, oublient vite celui qui leur manque et ne nourrissent pas de regret sentimental. La Fontaine, l’excellent observateur et qui a donné chez nous avant tout le monde le vrai poème des champs, dans sa fable de l’Aigle, la Laie et la Chatte, a grand soin de faire dire à celle-ci quand elle fait mine d’être en alarme pour la perte de ses petits :

S’il m’en restait un seul, j’adoucirais ma plainte.

C’est plus vrai. L’inexactitude chez les poètes de l’école descriptive n’est donc pas seulement dans les mots ; elle est plus au fond, et dans l’observation même. Tout cela se tient. S’ils avaient bien observé et avec une entière bonne foi, ils seraient nécessairement, forcément arrivés à bien dire et à peindre, en dépit de toutes les rhétoriques ou plutôt en vertu de la seule et vraie rhétorique :

Scribendi recte sapere est et principium et fons.

Pour bien peindre, il faut commencer par bien voir ; car voilà comment je traduis le vers d’Horace en l’appliquant à la poésie de la campagne.

Tel est le mérite principal du poème de M. C. de Lafayette : observation et vérité, jointes à ce qui en est presque inséparable, l’amour de son sujet. Au moment même où je loue le poète et où je le goûte, suis-je bien en position de lui donner un conseil un peu vif, celui de remettre son poème sur le métier pour le perfectionner, de le resserrer et d’y retrancher en plus d’un endroit ? Des deux premiers livres, il pourrait n’en faire qu’un. Le dernier et huitième livre me paraît traînant et trop raisonné. Bien entendu que les sacrifices que je demande à l’auteur seraient plus que compensés par de nouveaux tableaux qui lui viendraient et lui souriraient dans l’intervalle. Il ne saurait trop faire de tableaux ; il ne saurait trop éviter les digressions économiques, antisocialistes, et même religieuses : la vraie religion d’un poème est dans l’esprit même qui y est répandu partout. Quelques années consacrées à cette seconde et véritable édition seraient bien employées : l’ouvrage le mérite ; ce n’est pas simplement un livre, c’est toute une existence.

Que je ne paraisse point, je vous prie, m’être trop longuement arrêté sur un poème excellent dans certaines parties, imparfait dans son ensemble. Tout a son prix aux yeux de la critique qui sent l’art comme l’expression presque directe de la nature et de la vie. Il est des œuvres qui sont faites pour orner les voies sacrées, les voies triomphales, pour décorer les avenues et les degrés des Panthéons et des Capitoles, pour devenir à leur tour les exemplaires classiques de l’avenir. Ce sont celles-là, je le conçois, que l’on prise avant tout, et les seules même que l’on appelle et que l’on commande, quand on est Auguste ou Louis XIV. Le temps n’est plus où Mécène, au nom du maître du monde, demandait à Virgile des Géorgiques ; aussi n’avons-nous que des fragments. Mais il est de ces fragments, de ces accidents heureux d’art et d’étude, qui, n’ayant rien à démêler avec les œuvres triomphales, n’en existent pas moins sous le soleil : — un rien, un rêve, une histoire de cœur et d’amour, une vue de nature, une promenade près de la mare où se baignent des canards et qu’illumine un rayon charmant, — et ce que je voyais l’autre jour encore à l’exposition du boulevard des Italiens, une vue de Blanchisserie hollandaise, par Ruisdaël, le Moulin d’Hobbema, ou un simple chemin de campagne regardé et rendu à une certaine heure du soir par un pauvre diable de paysagiste français nommé Michel, qui avait le sentiment et l’amour des choses simples.

M. C. de Lafayette n’est pas un pauvre diable comme Michel, mais il a fait en poésie quelques toiles qui le rappellent, et qui le classent lui-même parmi nos meilleurs paysagistes.