Halévy, secrétaire perpétuel29.
Après tout ce qui a été dit sur Halévy, compositeur, je n’aurais rien, je le crois bien, à ajouter pour mon propre compte, quand bien même je m’y connaîtrais. J’ai là devant moi un choix d’excellents articles entre tous ceux que la presse lui a consacrés ; j’ai notamment ce qu’ont écrit M. Jouvin, M. de Rovray30, notre ami Nestor Roqueplan, et hier encore M. d’Ortigue ; j'ai causé de plus avec des amis de l’illustre et aimable maître : il me semble maintenant que je le comprends dans sa manière de poëte musical, et que j’embrasse d’un coup d’œil toute sa carrière d’artiste. Une grande et belle victoire (la Juive), beaucoup de combats heureux, s’il en eut de contestés, nombre d’affaires distinguées, semées d’actions et de parties brillantes : voilà pour la carrière. Placé aux confins de l’école française, un des représentants de cette école, non plus chez elle et dans les douceurs du chez-soi, dans les grâces légères de l’insouciance et du loisir, mais en marche et comme en voie de conquête, lorsque, chargée déjà de butin étranger, elle a un pied par-delà le Rhin, il fait la chaîne d’Auber à Meyerbeer ; d’un genre un peu mixte sans doute, mais non pas hybride ; élevé, savant, harmonique, très-soigneux de bien écrire musicalement parlant, sachant plaire toutefois, ne négligeant pas la grâce, cherchant et trouvant agréablement ce qu’Auber trouve sans le chercher, mais enclin surtout et habile à exprimer dramatiquement la tendresse et la passion. Je comprends que la place qu’il occupe, si belle qu’elle soit, aurait pu être plus haute encore si les choses s’y étaient prêtées, si les grands cadres s’étaient ouverts pour lui plus souvent. Moi profane, à le rencontrer dans la société, je l’aurais cru des plus heureux comme artiste et tout à fait comblé : je sens aujourd’hui pourquoi il ne l’était pas. Je m’explique pourquoi cette physionomie, prise au repos et fixée par la photographie, est plutôt grave et triste, et si fortement travaillée ; je ne l’avais vu que dans le monde, c’est-à-dire causant, animé et charmant.
Il avait cela de l’honnête homme de La Bruyère qu’il pouvait causer avec vous pendant tout un dîner, toute une soirée, en vous parlant de tout avec agrément, avec intérêt, et cependant sans vous dire un seul mot de musique, sans mettre sur le tapis les choses de son métier.
Je le prendrai surtout par ses côtés accessoires et où il aurait pu exceller très-vite,
pour peu qu’il s’y fût adonné : il y avait en lui l’étoffe d’un savant littérateur autant
peut-être que d’un grand musicien ; et il le montra bien lorsque, dans ses dernières
années, il eut si peu d’efforts à faire pour être aussitôt un secrétaire perpétuel tout
formé, un orateur académique des plus spirituels et des plus avenants Ce n’est pas de lui,
certes, qu’on aurait dit, comme d’un autre compositeur célèbre en son temps :
« C’est une bête, il n’a que du génie. »
Il était un beau talent servi
par un habile esprit. Organisation flexible, ouverte et disposée à tout, avec une
multiplicité de goûts, d’appétits et d’aptitudes, ses dons divers purent se combattre
quelquefois, mais aussi ils s’entr’aidèrent. Il eut, dès sa première jeunesse, le
sentiment de l’union et de la fraternité des arts et même des lettres. Je trouve dans les
Mémoires d’un Bourgeois de Paris, où il y a sur les grands compositeurs
de notre époque bien des anecdotes authentiques, et que l’auteur a sues d’original, le
récit d’un certain dîner dans lequel Halévy jeune, avant la gloire, avant le renom,
entouré d’amis éloquents et doctes, tient bien sa place et a déjà son rôle. Ce devait être
vers 1819, sinon plus tôt : on avait tout au plus vingt ans ; on en était aux projets, aux
rêves d’avenir, à la poursuite de tous les beaux songes. Les convives, c’étaient
M. Cousin, Charles Loyson, M. Patin, un autre camarade d’études fort spirituel du nom
d’Arnould, M. Viguier, l’helléniste délicat de l’École normale ; et c’était chez le père
de ce dernier, je le crois bien, que le dîner avait lieu. M. Cousin, de tout temps poëte
par l’imagination, entendant le dramatique à merveille, et qui alors aimait assez le
théâtre, refaisait volontiers, en conversation du moins, les pièces qu’il avait vues, et
ce jour-là au dessert, se sentant plus en verve encore que de coutume, il s’écria (je ne
réponds que du sens et non des paroles) : « Je veux faire un drame, un opéra, j’en
inventerai l’action, j’en tracerai le plan : toi (s’adressant à l’un des convives), tu
l’écriras en vers ; vous, mon cher (se tournant vers un autre convive), vous en
composerez la musique, vous en ferez les chœurs et les chants ; et quand l’ouvrage sera
fini, nous le donnerons à Feydeau ou au Grand-Opéra. »
Le poëte ainsi désigné,
c’était Loyson ; le musicien, c’était Halévy ; le sujet de la pièce eût même été, dit-on,
tiré d’un conte de Marmontel, les Quatre Flacons. Deux autres convives,
Arnould et M. Patin, prenant au sérieux la gageure et se piquant d’émulation, se mirent de
leur côté à l’œuvre, et composèrent un petit opéra de Pygmalion, qui alla
jusqu’à être mis en répétition à je ne sais quel théâtre, mais que diverses circonstances
leur firent laisser là, puis oublier. Cette musique de Pygmalion paraît
avoir occupé quelque temps l’imagination d’Halévy.
Je prends cette historiette du dîner et ce serment dramatique des jeunes convives, sinon comme un fait précis, du moins comme une figure et un symbole. Halévy était bien digne d’être l’un des cinq, et je puis dire que ces cinq convives représentent très-bien le groupe des arts et de la poésie, comme il se plut toujours à le concevoir ; je les retrouve dans sa pensée sous d’autres noms et avec quelques variantes, à plus d’un moment. N’est-ce pas lui qui, dans son Éloge de l’architecte Abel Blouët, dira avec une sorte d’enthousiasme, à propos des cinq grands prix de Rome :
« Chaque année, l’Académie des Beaux-Arts distribue ses couronnes. Il semble alors qu’une noble et sainte alliance se forme entre cinq jeunes hommes, pleins de foi et de vaillance. — “Moi, je couvrirai ces toiles, ces murailles de mes peintures vivantes : graveur, prépare ton burin et répands mon œuvre dans le monde entier.” — “Je ferai respirer l’argile, dit le statuaire, et le marbre tremblera devant moi, comme il tremblait devant le Puget.” — “Moi, je saurai créer des mélodies sublimes, et mes chants inspirés se marieront aux belles harmonies de l’orchestre obéissant.” — L’architecte prend la parole et dit : “Moi, je construirai le temple où vivront tes peintures, où respireront tes statues ; je bâtirai le théâtre immense où frémira le public sous l’empire de tes chants !…” Accomplissez-vous, présages heureux. ! Parlez pleins de joie, jeunes soldats de l’Art !… »
Et dans son Éloge de Paul Delaroche, il se plaira à montrer, au sommet des Apennins, dans le saint ermitage des Camaldules, le peintre retiré pendant une saison, avec quatre autres amis, M. Édouard Bertin, M. Odier, peintres eux-mêmes ; M. Henri Delaborde, et pour cinquième compagnon, Ampère, qui, accomplissant son Voyage dantesque s’y était rencontré avec eux :
« On eut alors ce spectacle vraiment digne d’intérêt, de cinq jeunes hommes habitués à l’élégance de la vie parisienne, exilés de leur plein gré dans cette pauvreté, et vivant de la dure existence des anachorètes qui leur donnaient l’hospitalité. Une seule loi avait été cependant retranchée de la règle commune : Camaldules volontaires et temporaires, ils s’étaient réservé le droit illimité de la parole. Ils charmaient les travaux des longues journées par de doux entretiens, par les récits de la patrie absente. »
Voilà l’idéal heureux d’Halévy, son Décaméron de l’Art. C’est ce lien des esprits et de toutes les Muses qu’il sentait si bien, et dont il eut la satisfaction d’exprimer plus d’une fois la douceur quand il fut devenu l’organe aimable et sympathique de son Académie.
L’Académie des Beaux-Arts n’a eu jusqu’à présent que quatre secrétaires perpétuels : le premier de tous, qui date de l’origine et du temps du Consulat, Le Breton ; Quatremère de Quincy, depuis 1816 jusqu’en 1839 ; Raoul-Rochette jusqu’en 1854 ; et Halévy. Les trois premiers furent pris dans l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ou dans la classe de l’Institut qui y répondait : Halévy fut le premier que l’Académie des Beaux-Arts eut l’idée de se choisir dans son propre sein, et elle eut la main heureuse.
On a peu à dire du premier en date de ces secrétaires, Le Breton. Il s’acquitta de ses fonctions en conscience ; les notices que j’ai lues de lui sont simples, exactes, convenables, mais un peu sèches ; il y a peu de réflexions et de vues générales de l’Art. Cependant, quand il est porté par son sujet et soutenu par de bons documents originaux, dans la notice sur Grétry, par exemple, il a des parties intéressantes, des accents justes et touchants. Le récit qu’il a fait des émouvantes et magnifiques funérailles de Grétry, de cette sorte de pompe triomphale, nous a rappelé les funérailles d’Halévy lui-même.
C’est M. Quatremère de Quincy qui élève décidément le genre, qui le fonde et le
constitue. Je n’ai pas assez étudié les nombreuses notices consacrées, depuis le XVIIe siècle et durant tout le XVIIIe, aux membres de
l’ancienne Académie de Peinture et de Sculpture31, pour prétendre en mesurer
le mérite et en indiquer la valeur précise ; mais ce qui me paraît vrai et certain, c’est
que dans ce genre de notices dont les artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, etc., font
les frais, il n’y avait en France aucune de ces suites mémorables comme celle que
Fontenelle avait donnée sur la vie et les mœurs des Savants, et qui établissent un genre
littéraire nouveau. Caylus n’était qu’un amateur : Diderot ne fait point de notices
proprement dites, et il eût dépassé le but. M. Quatremère de Quincy me paraît avoir le
premier conçu ce genre dans toute son élévation et sa sévérité, sinon avec tout son
agrément. Cet esprit supérieur, que la France n’apprécia pas assez de son vivant, que la
jeunesse vers la fin insultait à plaisir, qui ne s’appliquait point en effet à plaire, et
qui ne craignait point du tout de choquer ou même de braver son public et son temps ;
espèce de Royer-Collard dans sa sphère, ennemi aussi de la démocratie dans l’art, mais non
point respecté comme l’autre, et qui semblait même jouir de son impopularité,
M. Quatremère de Quincy regagne à la lecture tout ce qu’il perdait à l’audition. Il
n’était pas orateur ; son débit, d’une extrême lenteur et sans grâce, impatientait
l’auditoire et donnait même le change aux moins mal disposés, sur la portée de ses
paroles. Lorsque dans les séances publiques de l’Académie des Beaux-Arts, mainteneur et
défenseur des doctrines classiques exclusives, il avait irrité les jeunes élèves par la
rigidité de ses conseils et de ses leçons, il semblait, lorsqu’il en venait ensuite à la
lecture de sa notice consacrée à un académicien mort, que cette lecture fût interminable.
Disait-il, par exemple, dans la notice sur l’architecte Hurtault, après avoir parlé
pendant une bonne demi-heure déjà : « Pour faire connaître, non ce que M. Hurtault
a fait, mais ce qu’il aurait su faire, il nous faudrait ouvrir ici les nombreux et
vastes portefeuilles qu’il a remplis des plus beaux projets… »
; à l’instant des
cris, des murmures, des exclamations éclataient du fond des tribunes, comme si l’on avait
craint qu’il ne sortît jamais en effet de ces vastes portefeuilles, s’il venait une fois à
s’y enfoncer. Disait-il dans la notice sur l’architecte Gondoin, après un exposé assez
détaillé de ses premiers travaux et une appréciation de son premier et si parfait
monument, l’École de Médecine : « Et pourtant il fut en quelque sorte le début et
le coup d’essai d’un jeune homme ; M. Gondoin n’avait pas trente-six ans lorsqu’il le
termina… »
; une partie de l’auditoire semblait saisie de crainte, comme si
l’orateur devait exposer le reste de la carrière à proportion, et avec une étendue sans
fin. Le souvenir même de ces séances, racontés par des témoins judicieux et délicats,
deviennent infidèles et se transforment, se dénaturent, tellement qu’on ne retrouve plus
dans la notice lue ce que les auditeurs croient y avoir entendu d’excessif et presque de
ridicule. Interrogez en effet : l’auditeur, même bienveillant, croyait et croit encore
avoir, après une heure de lecture, entendu au milieu du tumulte quelque chose comme ces
mots : « Il nous reste maintenant à parcourir les trente dernières
années de la vie de M. Hurtault… »
; ou bien : « M. Gondoin
n’avait encore que seize ans… »
L’orateur n’avait pas dit
cela ; mais un orateur, comme un acteur, est ce qu’il paraît être. M. Quatremère de Quincy
faisait illusion au rebours de bien d’autres, en sens inverse et défavorable ; on croyait
en avoir entendu plus et pis qu’il n’y en avait. On n’avait plus la mesure du temps. Il
prouvait que l’ennui lui-même a son prestige. Ces défauts de débit, cette longanimité de
parole et cette longueur de larynx (colli longitudo, a dit Phèdre),
auxquels se joignait un ton amer de misanthropie, paralysaient, chez M. de Quincy, l’effet
des plus éminentes qualités : ce fut un malheur. Je ne sais rien, pour mon compte, de plus
instructif que les deux volumes où sont recueillies ses Notices
historiques, à la fois exactes, simples (sauf quelques périphrases et tours
solennels qui tiennent au goût du temps), mais d’une grande hauteur de principes, et avec
des remarques morales d’une juste finesse. Quelles belles et judicieuses notices que
celles qu’il a données sur Visconti, Gérard, Girodet, Guérin et tant d’autres ! Il traite
son sujet et ne l’élude pas ; il introduit la discussion dans le récit : le sentiment du
haut style est toujours présent comme une image du dieu d’Olympie. On sent un juge né pour
l’autorité. Quel dommage, encore une fois, qu’ayant à parler parmi des gens aussi
susceptibles et légers que ceux d’Athènes, ce Grec de la grande époque, mais de mauvaise
humeur, ait non-seulement négligé de plaire, mais qu’il ait même affecté souvent de
mécontenter !
M. Raoul-Rochette ne fit point ainsi : il était bien de sa personne, et le sachant ; beau diseur ; il a de la pompe, de la dignité, du grandiose, et aussi des fleurs. Ses notices, qui réussissaient dans les séances publiques, et auxquelles on n’a pas rendu peut-être assez de justice à la lecture, me font l’effet d’appartenir à ce que j’appellerai l’éloquence décorative : comme dans la peinture de décoration, il y entre bien des draperies et de l’arrangement, pas assez de vérité. Pourtant, si je prends l’un de ses derniers Éloges, celui de Spontini, par exemple, il y a des endroits d’une belle et large critique ; les phases du talent de l’artiste y sont bien distinguées et déterminées ; tout cela a de l’ampleur et du mouvement, tout cela marche. Ajoutez que M. Raoul-Rochette avait beaucoup de mérite réel, beaucoup de savoir et plus solide qu’on ne l’a pensé (quelques légèretés à ses débuts, des fatuités lui avaient fait tort, il avait bien réparé cela depuis). Sa science d’archéologue était des plus étendues et des plus complètes. L’archéologue même, avec lui, empiétait un peu sur l’artiste et l’homme de goût.
Halévy, l’habile compositeur tout occupé de ses partitions dramatiques ou savantes,
semblait loin de prétendre à son héritage. Cependant quelques morceaux lus dans les
séances publiques des cinq Académies et fort goûtés du public avaient révélé en lui ce que
tous ses amis savaient bien qu’il était, un esprit riche, orné, facile, un écrivain
élégant, un orateur aisé, agréable ; aussi quand Raoul-Rochette manqua, l’Académie des
Beaux-Arts, après avoir pensé d’abord à M. Vitet, qui est depuis plus de trente ans une
sorte de secrétaire perpétuel extérieur, le plus brillant et le plus fin, mais à ses
heures et à ses moments, se dit : « Pourquoi nous conduire toujours comme une
Académie muette et dépendante, nous qui possédons par excellence toutes les autres
formes sensibles de l’expression ? Pourquoi aller toujours chercher en Crète des
législateurs ? nous n’avons besoin que d’interprètes. N’avons-nous donc parmi nous
personne qui sache pertinemment parler de nous et de nos travaux ? Essayons d’Halévy ;
il a déjà les suffrages du public. »
Halévy fut nommé et trouva son genre
aussitôt.
Nul embarras : un désir de plaire assez marqué, mais justifié à l’instant même et de la
meilleure grâce ; de la fertilité, de l’enjouement ; d’heureuses comparaisons prises dans
l’art qui lui était le plus cher, dans la musique, et qui piquaient par l’imprévu et par
l’ingénieux : — ainsi, dans la notice sur l’architecte Abel Blouët, la place de l’artiste
au cœur modeste, à la voix discrète, comparée au rôle que joue l’alto
dans un concert (« Un orchestre est un petit monde, etc. »
) ; — des
anecdotes bien placées, bien contées, des mots spirituels qui échappent en courant ;
— ainsi dans la notice sur Simart, à propos des rudes épreuves de sa jeunesse :
« Simart, après avoir été misérable, ne fut plus que pauvre et se trouva
riche »
; — savoir toujours où en est son auditoire et le tenir en main et en
haleine ; ne pas trop disserter, et glisser la critique sous l’éloge ; s’arrêter juste et
finir à temps.
Le seul défaut (et je le lui ai dit à lui-même) que me paraissaient avoir ces premières et tout d’abord agréables notices d’Halévy, c’était d’offrir un peu trop de fleurs, un peu trop de luxe dans l’élégance : il n’avait à se corriger que de cela. Il y serait peut-être arrivé en gagnant chaque jour en crédit et en autorité. Remarquez qu’Halévy, secrétaire perpétuel, se voyait obligé avant tout de justifier le choix de ses confrères devant le public ; il avait dû faire des frais pour plaire ; il avait réussi : désormais il avait acquis le droit d’être plus simple et plus sobre de fioriture et d’ornements.
Son éloge d’Onslow est piquant ; ceux de David (d’Angers) et de Paul Delaroche sont d’un intérêt élevé et soutenu. On ne pouvait lui demander comme à un Quatremère de Quincy de marquer plus expressément les degrés de mérite de chaque artiste dans son ordre ; il était lui-même trop artiste et trop intéressé dans un art voisin, trop collatéral en quelque sorte pour cela ; il ne pouvait guère juger ses pareils et ses confrères que de côté et comme de profil : il était en train de le faire avec bien de l’esprit et de la grâce.
Je n’ai pas du tout approuvé, dans l’Éloge du baron boucher-Desnoyers,
graveur, cet encadrement trop fleuri, cette scène de début dans un jardin :
« Plusieurs personnes se trouvaient réunies chez M. Desnoyers, dans le jardin de
sa maison de Saint-Germain. C’était par une douce journée de l’automne de 1856. La
vieillesse de M. Desnoyers était belle et sereine, etc. »
Tout l’Éloge est ainsi
mis en scène ; M. Desnoyers, assis sur un banc de charmille, va lui-même raconter sa vie :
c’est la un cadre par trop riant pour un artiste aussi appliqué et aussi sévère que doit
l’être un graveur en taille-douce : cela sent trop le conte à la Marmontel ou l’idylle à
la Florian.
Mais l’Éloge de Simart, le dernier de ceux qu’Halévy a eu à prononcer, est des meilleurs ; j’y noterais à peine un ou deux endroits pour le trop de mise en scène ou la fausse élégance de l’expression ; l’analyse des travaux de l’artiste y occupe une juste place, et toute cette partie est traitée avec bien du sérieux, et cependant avec animation et vie :
« Simart, au reste, ne courait pas après la popularité ; il l’attendait, non comme l’homme de la fable attendait la Fortune, mais debout et laborieux. On raconte qu’un noble Génois, visitant Florence, disait à un artiste célèbre de cette ville qui lui servait de guide : “Nous sommes fils de deux belles cités, et, si je n’étais Génois, je voudrais être Florentin.”
— “Et moi, répondit l’artiste, si je n’étais pas Florentin…”
— “Vous voudriez être Génois ?” — “Non, je voudrais être Florentin.” Simart aimait la sculpture comme ce Florentin aimait sa patrie. »
De tels petits à-propos bien jetés sont comme des roues qui marchent d’elles-mêmes et qui font courir le discours.
J’interroge sur Halévy ceux qui l’ont connu de plus près : l’un d’eux (un gentil esprit et une plume des mieux taillées) non-seulement veut bien répondre à mes questions, mais y ajoute quelques mots à mon usage. Rien n’égale, à cet égard, la sincérité du premier jet : je donnerai donc ici les notes mêmes ; c’est tout un portrait d’Halévy, pris sur le vif, saisi dans l’intérieur et dans la familiarité :
« Il avait un don naturel d’écrire, cultivé, perfectionné par l’étude, par un goût de lecture qu’il satisfaisait partout, dans son cabinet, pendant l’intervalle des travaux, des conversations d’affaires, dans les voitures publiques, dans les réunions d’amis, dans le monde même.
« Il avait le pouvoir de s’isoler complètement au milieu du bruit de la famille ou des entretiens du salon, s’il n’y prenait pas part. Il écrivait de la musique, de la prose ou des vers, il lisait avec une attention imperturbable, lorsque l’on causait autour de lui.
« Il possédait l’instinct des langues. Il savait l’allemand, l’italien, l’anglais, le latin ; une teinture de grec, un peu d’hébreu. Il donnait une foule d’étymologies. — Il avait une passion pour les dictionnaires. Il lui était souvent difficile d’y chercher un mot : comme on ouvre un dictionnaire à une page quelconque dans les environs du mot qu’on cherche, son œil tombait d’abord sur n’importe quel mot ; il le lisait, puis le suivant, puis un autre et un autre encore, tant qu’il oubliait quelquefois le mot qu’il voulait chercher.
« Ces lectures à bâtons rompus et au hasard lui profitaient toutes, car il avait une grande mémoire, faisant à tout une grande attention.
« Il savait beaucoup de choses, même dans les sciences, en histoire naturelle, en médecine. Sa curiosité était inépuisable ; tout l’intéressait, l’attachait, lui inspirait un désir ou plutôt un regret, celui de n’avoir pas fait de ce dont il était question l’occupation de sa vie.
« S’il lisait de l’histoire, il aurait voulu être historien ; si des relations militaires, général d’armée ; si de la géologie, géologue ; si de la politique, homme mêlé aux grandes affaires.
« Quand il s’élevait chez lui une discussion sur un fait, sur une date, sur une question quelconque, il fallait qu’il en eût la solution. Alors il cherchait l’autorité dans ses livres ; il envoyait demander tel ouvrage, puis tel autre, il faisait remuer sa bibliothèque, il allait chercher lui-même ; il y mettait une impatience à impatienter les autres : il fallait que le problème fût résolu.
« Quelquefois on n’y pensait plus, et il reparaissait triomphant avec le mot de l’énigme ; — et il riait de toutes ces originalités de studieux et de curieux avec une naïveté charmante.
« Il écrivait tout, musique et littérature, avec grand soin, et était difficile pour lui-même : il raturait, il émondait ; il voulait la clarté, l’expression juste.
« Ses notices académiques, tous ses morceaux révélaient un grand art de composition. Il les disposait à la manière d’un petit drame scénique ou d’un opéra ; il faisait venir avec adresse un épisode, une description, ce qu’on appelle un air de bravoure, et presque toujours il enlevait par là les applaudissements, comme fait une cantatrice.
« Il avait la variété des tons, et passait du plaisant à l’accent élevé et poétique. »
A ce portrait d’Halévy, tracé par M. Boilay, que puis-je ajouter encore ? Cet aimable
esprit, si curieux, si vacant, quoique possédé par un art spécial, et comme toujours aux
regrets, nourrissait une tristesse intime, une plaie cachée. Il ne le disait pas ; si près
qu’on fût de lui, on n’aurait jamais entendu une plainte ; il avait sa pudeur d’auteur,
mais il avait aussi sa conscience d’homme de talent. « La Juive, a
dit un critique, a été jouée entre Robert-le-Diable et les
Huguenots : la postérité lui gardera cette place. »
Mais pourquoi les
contemporains ne la lui ont-ils pas mieux gardée ? Pourquoi cette interruption si longue,
cet étouffement et comme cet étranglement entre deux chefs-d’œuvre, comme si elle-même
n’en était pas un ? Pourquoi n’avoir pas rendu plus souvent à l’auteur la plénitude de
joie qui suit une grande victoire, et qui inspire le désir, et qui donne la force d’en
remporter une nouvelle, au moins égale, sinon supérieure ? Le sort, à la fin, sembla s’en
mêler : on sait que, dans l’incendie d’un magasin de l’Opéra, les décors de la
Juive brûlèrent. Halévy, dans une de ses Notices et sous le couvert d’un autre
nom d’artiste, a laissé échapper quelque chose de sa douleur personnelle et de son
secret :
« Il y a, dit-il à propos de l’organiste Frohberger, il y a des artistes d’un caractère heureux, pour qui le souvenir des succès d’autrefois est si plein de douceur, qu’ils ne s’en séparent jamais, et qu’ils trouvent dans ce souvenir, quelque ancien qu’il soit, du bonheur pour toute leur vie. Parés de leurs propres mains d’un laurier toujours vert, ils chantent le cantique de leur gloire et s’en enivrent à petit bruit. D’autres, au contraire, ne peuvent penser sans une douleur poignante à ces succès auxquels ils ont survécu, et qui chaque jour s’enfoncent plus profondément dans l’oubli. Ils voudraient ressusciter des fantômes, rendre la vie à des ombres, et le souvenir des triomphes qui ne sont plus est pour eux si amer et si plein de regrets, qu’il semble les poursuivre comme un remords. Frohberger était de ces artistes malheureux… »
Adoucissons cependant les tons : Halévy était une nature trop riche, trop multiple, trop ouverte et communicative, il était trop bien organisé par tous les sens, il était trop accessible aux douceurs de la sociabilité et aux joies de la famille, il était trop le contraire en tout d’un homme blasé, et avait, comme on dit, trop de cordes à son arc, pour être longtemps ou profondément malheureux.
A le définir poétiquement, je dirais : c’était une abeille qui n’avait pas trouvé à se loger complètement dans sa ruche, et qui était en quête de faire son miel quelque part encore ailleurs.
Sa conversation était semée de mots agréables et vifs. Un jour, après une séance des cinq
Académies, à laquelle M. Lebrun avait présidé, et où il s’était fait plusieurs lectures, à
commencer par le discours du président, M. Lebrun félicitait Halévy, qui avait pris part à
la séance, de ce qu’il y avait lu : « Quel joli morceau vous nous avez fait
entendre ! » — « Oui, mais aussi quelle ouverture ! »
Déjà bien las et bien épuisé de santé, et revenant du Tréport où il avait passé d’assez
bonnes semaines : « Allons, disait-il à un ami, je me sens mieux, je suis content ;
il faut décidément que je prenne un congé sérieux de deux ou trois mois ; je reviendrai
en ce petit lieu, j’y apporterai un opéra que je finirai : il faut que je fasse cela
avant ma mort. »
Et sur ce qu’une de ses chères enfants présente se récriait sur
ce mot : « Aimes-tu mieux, reprit-il, que je dise que je le ferai après ma
mort ? »
Halévy, pour peu qu’il eût vécu, eût sans doute été nommé de l’Académie française. L’homme éminent qui représente et personnifie le mieux cette Académie, M. Villemain, lui en touchait un jour quelque chose : un vif sentiment de joie brilla sur son visage, mais ne fit que passer et disparut presque à l’instant : il craignait déjà de porter préjudice ou ombrage à un frère méritant et bien aimé.
Quel sera le successeur d’Halévy, comme secrétaire perpétuel ? Je me le demande un peu tard ; car la question est, à l’heure qu’il est, résolue. Entre le frère d’Halévy, porté par insigne et spéciale faveur sur la liste des candidats, quoiqu’il n’appartienne pas à l’Institut ; M. Ravaisson, si ingénieux, si original, si profondément philosophe en toutes ses vues ; Berlioz, artiste et penseur élevé, mais solitaire et un peu sombre ; Beulé, l’heureux Beulé, que la Victoire de Phidias a pris dès le début sous son aile, et qui obtient, à heure fixe et comme à point nommé, tout ce qu’il mérite, le choix est déjà fait. Je parlerai comme s’il ne l’était pas. Le portrait d’un parfait secrétaire de l’Académie des Beaux-Arts, tel que je le conçois, serait à peu près celui-ci :
Avoir une parole grave et agréable, sévère et ornée, même gracieuse : les beaux-arts ne se séparent jamais des grâces ; — être l’homme d’un art peut-être, mais surtout et plus encore de tous les arts ; être visité et non possédé par tous les génies :
Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme ! si l’on est d’un art particulier, tout en restant le confrère et l’ami des artistes, savoir s’élever cependant peu à peu jusqu’à devenir un juge ; si l’on a commencé, au contraire, par être un théoricien pur, un critique, un esthéticien, comme ils disent là-bas, de l’autre côté du Rhin, et si l’on n’est l’homme d’aucun art en particulier, arriver pourtant à comprendre tous les arts dont on est devenu l’organe, non-seulement dans leur lien et leur ensemble, mais de près, un à un, les toucher, les manier jusque dans leurs procédés et leurs moyens, les pratiquer même, en amateur du moins, tellement qu’on semble ensuite par l’intelligence et la sympathie un vrai confrère ; en un mot, conquérir l’autorité sur ses égaux, si l’on a commencé par être confrère et camarade ; ou bien justifier cette autorité, si l’on vient de loin, en montrant bientôt dans le juge un connaisseur initié et familier ; — tout en restant l’homme de la tradition et des grands principes posés dans les œuvres premières des maîtres immortels, tenir compte des changements de mœurs et d’habitudes sociales qui influent profondément sur les formes de l’art lui-même ; unir l’élévation et la souplesse ; avoir en soi la haute mesure et le type toujours présent du grand et du beau, sans prétendre l’immobiliser ; graduer la bienveillance dans l’éloge ; ne pas surfaire, ne jamais laisser indécise la portée vraie et la juste limite des talents ; ne pas seulement écouter et suivre son Académie, la devancer quelquefois (ceci est plus délicat, mais les artistes arrivés aux honneurs académiques et au sommet de leurs vœux, tout occupés qu’ils sont d’ailleurs, et penchés tout le long du jour sur leur toile ou autour de leur marbre, ont besoin parfois d’être avertis) ; être donc l’un des premiers à sentir venir l’air du dehors ; deviner l’innovation féconde, celle qui sera demain le fait avoué et’reconnu ; ne pas chercher à lui complaire avant le temps et avant l’épreuve, mais se bien garder, du haut du pupitre, de lui lancer annuellement l’anathème ; ne pas adorer l’antique jusqu’à repousser le moderne ; admettre ce dernier dans toutes ses variétés, si elles ont leur raison d’être et leur motif légitime ; se tenir dans un rapport continuel avec le vivant, qui monte, s’agite et se renouvelle sans cesse en regard des augustes, mais un peu froides images ; et sans faire fléchir le haut style ni abaisser les colonnes du temple, savoir reconnaître, goûter, nommer au besoin en public tout ce qui est dans le vestibule ou sur les degrés, les genres même et les hommes que l’Académie n’adoptera peut-être jamais pour siens, mais qu’elle n’a pas le droit d’ignorer et qu’elle peut même encourager utilement ou surveiller au dehors ; enfin, si l’on part invariablement des grands dieux, de Phidias et d’Apelle et de Beethoven, ne jamais s’arrêter et s’enchaîner à ce qui y ressemble le moins, qui est le faux noble et le convenu, et savoir atteindre, s’il le faut, sans croire descendre, jusqu’aux genres et aux talents les plus légers et les plus contemporains, pourvu qu’ils soient vrais et qu’un souffle sincère les anime. C’est le moyen de conserver pleinement à son Académie (et je dirai, à toute Académie), autorité, faveur, influence.