Mémoires de l’impératrice Catherine II.
Écrits par elle-même
(suite.)
Il y eut pour le grand-duc, dans les années qui précédèrent son avènement au trône (1745-1762), deux périodes distinctes : celle où il prenait sa femme pour confidente, où il la consultait et se laissait assez volonvtiers diriger par elle dans les affaires qui touchaient à la politique ; et un second temps durant lequel il s’émancipa, sîirrita et devint plus ennemi et plus menaçant de jour en jour : mais en fait de ridicule et de puérilité gnotesque et grossière, ilne varia jamais. J’ai dit qu’entre autres amusements favoris, ce prince, âgé pour lors de vingt et un ans (1749), avait, fait de ses chambres un chenil et qu’il y dressait une meutes en criant comme les chasseurs ; il n’interrompait cet exercice furieux que pour prendre son violon et en racler avec violence ; puis il revenait à ses chiens qu’il corrigeait. Un jour que Catherine était dans sa chambre à coucher, attenante à celle où se faisait ce vacarme, et qu’elle lisait peut-être du Bayle ou du Platon, elle entendit de tels cris qu’elle ouvrit la porte :
« Je vis qu’il tenait un de ses chiens en l’air par le collier, et qu’un garçon, Kalmouck de naissance, qu’il avait, tenait le même chien par la queue (c’était un pauvre petit Charlot de la race anglaise), et avec le gros manche d’un fouet, le grand-duc battait ce chien de toute sa force. Je me mis à intercéder pour cette pauvre bête, mais cela fit redoubler les coups. Ne pouvant supporter ce spectacle qui me parut cruel, je me retirai, les larmes aux yeux, dans ma chambre. En général, les larmes et les cris, au lieu de faire pitié au grand-duc, le mettaient en colère. La pitié était un sentiment pénible et même insupportable à son âme. »
Un autre jour, quatre ans plus tard, la Cour étant à Moscou, Catherine eut à entrer dans les appartements du grand-duc pour remettre la paix et le bon ordre parmi ses gens, avec qui il avait l’habitude de boire, qu’il traitait de pair à compagnon, et qu’ensuite il rossait à coups de bâton ou de plat de sabre sans pouvoir les réduire, tandis qu’elle, d’ordinaire, elle y réussissait avec une parole ; et il se voyait quelquefois obligé de recourir à elle pour se tirer d’aflaire. En entrant ce jour-là, elle fut frappée à la vue d’un gros rat qu’il avait fait pendre avec tout l’appareil du supplice. Étonnée, elle demanda ce que cela signifiait :
« Il me dit alors que ce rat avait fait une action criminelle et digne du dernier supplice, selon les lois militaires ; qu’il avait grimpé par-dessus les remparts d’une forteresse de carton qu’il avait sur la table dans ce cabinet, et avait mangé deux sentinelles, faites d’amadou, en faction sur un des bas-tions ; qu’il avait fait juger le criminel par les lois de la guerre ; que son chien couchant avait attrapé le rat, et que tout de suite il avait été pendu comme je le voyais, et qu’il resterait là exposé aux yeux du public pendant trois jours, pour l’exemple. Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire de l’extrême folie de la chose ; mais ceci lui déplut très-fort, vu l’importance qu’il y mettait. Je me retirai et me retranchai dans mon ignorance, comme femme, des lois militaires : cependant il ne laissa pas de me bouder sur mon éclat de rire, et au moins pouvait-on dire, pour la justification du rat, qu’il avait été pendu sans qu’on lui eût demandé ou entendu sa justification. »
En sa qualité de souverain du Holstein, le grand-duc aimait tout ce qui lui en venait,
les gens et les huîtres. Un soir de samedi saint, il lui était arrivé des huîtres toutes
fraîches : dans sa joie il courut vers la grande-duchesse pour la convier à en manger :
elle venait de se mettre au lit, harassée des exercices de dévotion de la semaine sainte,
et ayant à être debout à minuit pour les matines de Pâques. C’eût été pourtant le
désobliger et s’exposer à une grosse querelle que de ne pas se lever pour faire fête à ces
bienheureusés huîtres qui venaient de son pays de prédilection. Elle en mangea donc une
douzaine, mais se garda bien d’en accepter davantage, car « c’était encore lui
faire la cour que de n’en pas trop manger, parce qu’il en restait plus pour lui, qui
était infiniment goulu en fait d’huîtres. »
Tel était l’homme de qui elle dépendait, dont elle avait à manier l’humeur fantasque et
brutale, et dont elle s’efforça assez longtemps de cacher le mieuxqu’elle put les folies
et les turpitudes aux yeux de tous. Elle lui donnait les meilleurs conseils pour son
Holstein ; c’est même par là qu’elle fit son premier apprentissage en politique, traitant
les affaires de ce petit État avec l’ambassadeur de Vienne qui était à Pétersbourg et qui
disait au grand-duc : « Votre femme a raison ; vous feriez bien de
l’écouter. »
Il suivit le conseil et n’eut pas à s’en repentir. Elle avait, à la
minute, des réponses et des solutions pour toutes les difficultés : « Le grand-duc,
depuis longtemps, an’appelait, nous dit-elle, madame la Ressource, et,
quelque fâché ou boudeur qu’il fût contre moi, s’il se trouvait en détresse sur quelque
point que ce fût, il venait courir à toutes jambes, comme il en avait l’habitude, chez
moi, pour attraper mon avis, et dès qu’il l’avait saisi, il se sauvait derechef à toutes
jambes. »
Un jour, poursuivi par son secrétaire, qui le relança jusque dans la
chambre de la grande-duchesse, elle sut, en moins d’un quart d’heure, avec cinq ou six
petits oui ou non, finir des affaires qui traînaient
depuis des mois. Il avait trouvé cela commode, et depuis ce jour il lui envoyait son
secrétaire toutes les fois qu’il avait des oui ou des non à demander ; il signait de confiance ce qu’elle avait réglé. « Si je ne
comprends pas les choses moi-même, disait-il, ma femme comprend tout. »
Chacun
était dans son rôle ; mais cela ne dura pas.
Quand, plus tard, elle eut à gouverner ce puissant Empire qu’elle agrandit dans tous les
sens, et qui embrassait le nord jusqu’au pôle, et l’orient jusque par-delà l’aurore, elle
ne paraissait pas y trouver plus de difficulté et y mettre plus de façon qu’à ce règlement
du Holstein. Elle dut en faire quelquefois la comparaison en elle-même en souriant, et
quand elle parlait avec ses amis, dans l’intimité, de ses actes et de ses occupations
comme souveraine de toutes les Russies : « Eh bien ! disait-elle, mon petit ménage va toujours son train »
; ou encore : « Il faut bien
arranger son petit ménage. »
Cependant le grand-duc n’eut pas même ce léger grain de bon sens qui aurait dû l’avertir de ne jamais se brouiller ni rompre avec sa femme et de la toujours consulter, du moins pour ses actions extérieures. Entouré de flatteurs de bas étage qui comptaient se servir de lui et l’exploiter, ivre la plupart du temps, se croyant un grand soldat et fier de son admiration servile, non pour le génie, mais pour les uniformes et les parades du grand Frédéric, il avait fait venir du Holstein tout un détachement, une troupe à lui (1,300 hommes), qu’il fit camper près d’Oranienbaum, et qu’il soignait comme la prunelle de ses yeux ; il s’en fit le colonel, n’en porta plus que l’uniforme et s’aliéna l’opinion russe par cette affectation tout allemande. Non content de ces soldats en chair et en os, de ces hochets militaires en grand, il en avait encore à domicile dans sa chambre, et d’une autre sorte, pour le temps qu’il passait en ville :
« Dans ce temps-là (1755), et longtemps après, le principal jouet du grand-duc, en ville, était une excessive quantité de petites poupées, de soldats de bois, de plomb, d’amadou et de cire, qu’il rangeait sur des tables fort étroites qui prenaient toute une chambre ; entre ces tables à peine pouvait-on passer. Il avait cloué des bandes étroites de laiton le long de ces tables ; à ces bandes de laiton étaient attachées des ficelles, et quand on tirait celles-ci, les bandes de laiton faisaient un bruit qui, selon lui, imitaient le feu roulant des fusils. Il célébrait les fêtes de la Cour avec beaucoup de régularité, en faisant faire le feu roulant à ces troupes-là ; outre cela, chaque jour on relevait la garde, c’est-à-dire que de chaque table on prenait les poupées qui étaient censées monter la garde ; il assistait à cette parade en uniforme, bottes, éperons, hausse-col et écharpe ; ceux de ses domestiques qui étaient admis à ce bel exercice étaient obligés d’y assister de même. »
Dans l’état d’ivresse qui lui était habituel, il lui arriva plus d’une fois, vers ce
temps, d’entrer chez la grande-duchesse et de tirer l’épée dans sa chambre, soit pour la
menacer, soit sous prétexte de la défendre contre de chimériques ennemis : sans
s’effrayer, elle le renvoyait cuver son vin et dormir. Il avait, d’ailleurs, des amours
publiques avec des femmes de la Cour, et il finit par entretenir une liaison affichée avec
une des frailes ou dames d’honneur (Élisabeth Woronzoff), qui prit sur
lui un empire absolu, et qui le poussait au divorce dès qu’il serait le maître. Ces
liaisons avaient pourtant des intermittences et comme des trêves forcées chaque été. Dans
cette atmosphère imprégnée de vin et de tabac où il vivait et qu’il portait avec lui, il
avait acquis (ce qui est désagréable à dire, mais ce qui était encore plus odieux à
éprouver) une odeur particulière, sui generis, qui le rendait
insupportable, inabordable en certaines saisons. Ce malheureux homme, au milieu de ses
extravagances, avait un vague instinct et un pressentiment de la destinée funeste qu’il se
tramait de ses propres mains : il répétait souvent, parlant à la grande-duchesse
elle-même, quand elle essayait encore de le ramener à l’idée du rôle qu’il aurait à
remplir, « qu’il sentait qu’il n’était pas né pour la Russie, que ni lui ne
convenait aux Russes, ni les Russes à lui, et qu’il était persuadé qu’il périrait en
Russie. »
Les Anciens avaient personnifié l’imprudence et l’aveuglement des hommes sous la figure d’une déesse aussi terrible que Némésis, aussi inévitable que la Destinée elle-même : Atè, c’était son nom. Quand je vois, depuis le commencement de ce récit, le grand-duc, le futur Pierre III, ne pas faire un seul pas qui ne l’achemine à l’abîme et à la ruine profonde, il me semble constamment voir dans le même temps, derrière lui et au-dessus de lui, debout et voltigeant, ce fantôme fatal qui, le pied sur la tête des mortels, les pousse aux actes insensés, et qu’Homère appelle l’Imprudence.
Catherine a lu dans l’avenir, et elle a pris son parti de bonne heure ; on l’entrevoit d’après son récit. Une fois mère d’un fils, d’un héritier du trône, et se sentant des droits, se voyant néanmoins toujours tenue en suspicion, en butte aux mauvais procédés et à l’espionnage des Schouvaloff, favoris de l’Impératrice, séparée de Soltikoff qu’elle aime (le premier qu’elle ait aimé), privée de voir son fils28, elle résolut de changer de méthode et de ne plus affecter tant de douceur, et de soumission :
« Comme dans ma solitude (après ses couches) j’avais fait mainte et mainte réflexion, je pris la résolulion de faire sentir à ceux qui m’avaient causé tant de divers chagrins, autant qu’il dépendait de moi, qu’on ne m’offensait pas impunément, et que ce n’était pas par de mauvais procédés qu’on gagnait mon affection ou mon approbation. En conséquence, je ne négligeais aucune occasion où je pouvais témoigner à MM. Schouvaloff comment ils m’avaient disposée en leur faveur ; je leur marquais un profond mépris ; je faisais remarquer aux autres leur méchanceté, leur bêtise… Comme il y avait grand nombre de gens qui les haïssaient, je ne manquai pas de chalands. Les comtes Razoumowsky, que j’avais toujours aimés, furent plus caressés que jamais ; je redoublai d’attention et de politesse envers tout le monde, excepté les Schouvaloff ; en un mot, je me tins fort droite : je marchais tête levée, plutôt en chef d’une très-grande faction qu’en personne humiliée et opprimée. »
Sa fierté n’a pas grand effort à faire pour se redresser : elle n’était pas née pour l’attitude et le rôle de victime. Vers ce même temps (1755), arriva à Pétersbourg, en qualité d’ambassadeur d’Angleterre, sir Charles Hanbury Williams, amenant à sa suite le jeune Poniatowsky : cet Anglais, homme d’esprit et de hardiesse, d’une conversation amusante, encouragea la grande-duchesse dans son esprit d’émancipation, et elle noua même avec lui, à ce début de la guerre de Sept Ans, une intrigue politique dans le sens de l’Angleterre et aussi de la Prusse contre la France. Les autres intrigues plus légères s’entre-croisent, et on les suit sans trop de peine à travers son récit. Poniatowsky, après un tour qu’il va faire en Pologne, revient plus autorisé et en qualité de ministre résident : le voilà donc en pied à Pétersbourg. Il a réussi d’emblée à la consoler de l’absence et des derniers procédés assez mauvais de Soltikoff. Un jour qu’il était allé avec un de ses amis, le comte de Horn, faire une visite au grand-duc à sa maison d’Oranienbaum, le grand-duc, qui avait la noce d’un de ses chasseurs en tête et qui voulait y aller boire, les planta là, et la grande-duchesse dut leur faire les honneurs de la maison :
« Après le dîner, je menai la compagnie qui m’était restée, et qui n’était pas fort nombreuse, voir les appartements intérieurs du grand-duc et de moi. Arrivés dans mon cabinet, un petit chien de Bologne, que j’avais, vint au-devant de nous et se mit à aboyer fortement contre le comte Horn ; mais, quand il aperçut le comte Poniatowsky, je crus que le chien allait devenir fou de joie. Comme le cabinet était fort petit, hormis Léon Narichkine, sa belle-soeur et moi, personne ne vit cela ; mais le comte Horn ne fut pas trompé, et tandis que je traversais les appartements pour revenir dans la salle, le comte Horn tira le compte Poniatowsky par l’habit et lui dit : “Mon ami, il n’y a rien d’aussi terrible qu’un petit chien de Bologne ; la première chose que j’ai toujours faite avec les femmes que j’ai aimées, c’est de leur en donner un, et c’est par eux que j’ai toujours reconnu s’il y avait quelqu’un de plus favorisé que moi”. »
Je passe sur bien des gaietés et des espiègleries. Un jour, impatientée du changement de conduite, à son égard, de Léon Nariohkine, tête légère et sans conséquence, qui, du nombre de ses intimes amis, avait tourné contre elle et lui faisait de petites trahisons au profit des Schouvaloff, quoiqu’il eût par-ci par-là des hoquets de repentir (que dites-vous de l’expression ?), elle résolut une bonne fois de l’en punir, et elle s’y prit pour cela comme les dames de la cour de Philippe le Bel s’y prirent, dit-on, avec le poëte Jean de Meung leur insulteur. Écoutons :
« Un jour, voulant entrer dans mon cabinet, je l’y trouvai (Léon Narichkine) impertinemment couché sur un canapé qui s’y trouvait, et chantant une chanson qui n’avait pas le sens commun. Voyant cela, je sortis, en fermant la porte après moi, et tout de suite je m’en allai trouver sa belle-sœur, à laquelle je dis qu’il fallait aller prendre une bonne poignée d’orties et en fouetter cet homme, qui se conduisait si insolemment depuis longtemps avec nous, afin de lui apprendre à nous respecter. La belle-sœur y consentit de bon cœur, et tout de suite nous nous fîmes apporter de bonnes verges entourées d’orties ; nous nous fîmes accompagner par une veuve qui était chez moi, parmi mes femmes, nommée Tatiana Jourievna, et nous entrâmes toutes les trois dans mon cabinet, où nous trouvâmes Léon Narichkine à la même place, chantant à gorge déployée sa chanson. Quand il nous vit, il voulut nous esquiver, mais nous lui donnâmes tant de coups avec nos verges et nos orties qu’il en eut les mains, les jambes et le visage enflés pendant deux ou trois jours, de telle façon qu’il ne put pas aller le lendemain à Péterhof avec nous au jour de Cour, mais fut obligé de rester dans sa chambre. Il n’eut garde non plus de se vanter de ce qui venait de lui arriver, parce que nous l’assurâmes qu’à la moindre impolitesse ou matière qu’il nous donnerait à nous plaindre de lui, nous renouvellerions la même opération, voyant qu’il n’y avait que ce moyen-là pour venir à bout de lui. Tout cela se traitait comme un pur badinage et sans colère, mais notre homme s’en ressentit assez pour s’en ressouvenir et ne s’y exposa plus. »
Cependant les choses sérieuses avaient leur tour ou plutôt ne cessaient de se poursuivre sous le couvert de ces jeux, et les grands desseins que la mort de l’Impératrice pouvait, d’un moment à l’autre, amener au jour et faire éclore, couvaient et mûrissaient en silence. Catherine, connaissant l’humeur et l’étourderie, le mélange de faiblesse et de violence du grand-duc, et voyant éclater les premiers symptômes graves de sa désaffection à l’occasion de sa seconde grossesse, où elle accoucha d’une fille (décembre 1758), s’était à l’avance posé tous les cas, toutes les chances, et elle les énumérait ainsi : ou bien, 1°, s’attacher à lui, lier sa fortune à la sienne, quelle qu’elle fût ; ou bien, 2°, rester exposée à toute heure à ce qu’il lui plairait de disposer pour ou contre elle ; ou enfin, 3°, prendre une route indépendante de tout événement ; mais laissons-la s’exprimer elle-même :
« Pour parler plus clair, il s’agissait de périr avec lui ou par lui, ou bien aussi de me sauver moi-même, mes enfants et peut-être l’État, du naufrage dont toutes les facultés morales et physiques de ce prince faisaient prévoir le danger. Ce dernier parti me parut le plus sûr. Je résolus donc, autant que je pourrais, de continuer à lui donner tous les conseils dont je pourrais m’aviser pour son bien, mais de ne jamais m’opiniâtrer jusqu’à le fâcher comme ci-devant, quand il ne les suivrait pas ; de lui ouvrir les yeux sur ses vrais intérêts, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, et le reste du temps de me renfermer dans un très-morne silence ; de ménager, d’un autre côté, dans le public, mes intérêts, de telle façon que celui-ci vît en moi le sauveur de la chose publique dans l’occasion. »
Le grand chancelier Bestoucheff, à la veille d’une chute et d’une entière disgrâce,
s’inquiétait également de l’avenir, comme si de rien n’était, et il avait préparé un plan
en prévision du décès de l’Impératrice : d’après ce projet, le grand-duc eut été proclamé
comme de droit empereur ; mais en même temps, la grande-duchesse eût été déclarée avec lui
« participante à l’administration.
» Sans vouloir contredire aux idées
d’un vieillard, et les regardant d’ailleurs comme un pur radotage, elle n’avait pas,
dit-elle, mordu à cette amorce, par la raison « qu’elle regardait le projet comme
nuisible à l’Empire, que chaque querelle entre un époux qui, ne l’aimait pas, et elle,
aurait, déchiré » :
— C’est qu’aussi elle ne marchandait point en fait de
puissance, et qu’elle voulait être Impératrice, comme elle l’a dit, de son
chef ; sinon, elle aimait mieux n’être rien : aut Cæsar, aut
nihil. La disgrâce de Bestoucheff, avec qui elle se trouvait, à quelque degré en
liaison et en intelligence, fit redoubler autour d’elle les précautions, les entraves, et
la porta un moment à un parti qui semblait désespéré : c’était de demander tout net à
l’Impératrice son renvoi de Russie et de mettre en quelque sorte le marché à la main à
ceux qui la persécutaient. Sans doute elle comptait bien ne pas réussir dans sa demande ;
elle se fiait sur un reste d’affection au cœur d’Élisabeth et sur le mépris souverain que
cette princesse avait pour son neveu : elle ne se trompait pas et il y eut à cette
occasion, et à la suite d’un d’ouble entretien, non pas un retour durable de confiance et
d’amitié de l’Impératrice à elle, mais un replâtrage. C’est là-dessus (avril 1759) que
nous en restons avec les Mémoires inachevés ; et les trois années qui précèdent
l’avénement à l’Empire et la grande usurpation de Catherine continuent de se dérober à
nous dans leur entière obscurité et leur mystère.
Il est constant néanmoins, à lire ce que nous avons sous les yeux que, dans, sa fermeté de pensée, Catherine avait prévu le cas extrême où elle aurait été prise au mot pour sa demande de renvoi, et elle exprime en cette circonstance les dispositions de son âme en des pages admirables et qui font le plus grand honneur en elle au philosophe et au moraliste : c’est là un autre portrait d’elle et qui, pour être tout intérieur, ne paraîtra pas moins digne d’être mis à côté et en regard de tous ceux que l’on possède déjà, soit du portrait de la grande-duchesse que nous avons découpé précédemment, soit de ceux de l’Impératrice que l’on doit à la plume des Rulhière, des prince de Ligne et des Ségur. J’intitulerais volontiers celui-ci : Empereur ou philosophe ! — Le style, non pas étranger, mais un peu vieux, en est encore plus gaulois que français :
« Du reste, mon parti était pris, et je regardais mon renvoi ou non-renvoi d’un œil très-philosophique ; je ne me serais trouvée, dans telle situation qu’il aurait plu à la Providence de me placer, jamais sans ces ressources que l’esprit et le talent donnent à chacun selon ses facultés naturelles, et je me sentais le courage de monter ou descendre, sans que par là mon cœur et mon âme en ressentissent de l’élévation ou ostentation, ou, en sens contraire, ni rabaissement, ni humiliation. Je savais que j’étais homme (elle parle comme Sulpicius à Cicéron dans cette lettre célèbre de consolation pour la mort de sa fille Tullia, quoniam homo nata fuerat), et par là un être borné, et par là incapable de la perfection ; mais mes intentions avaient toujours été pures et honnêtes. Si j’avais compris, dès le commencement, qu’aimer un mari qui n’était pas aimable, ni ne se donnait aucune peine pour l’être, était une chose difficile, sinon impossible, au moins lui avais-je, et à ses intérêts, voué l’attachement le plus sincère qu’un ami, et même un serviteur, peut vouer à son ami et son maître ; mes conseils avaient toujours été les meilleurs dont j’avais pu m’aviser pour son bien ; s’il ne les suivait pas, ce n’était pas ma faute, mais celle de son jugement qui n’était ni sain ni juste. Lorsque je vins en Russie, et les premières années de notre union, pour peu que ce prince eût voulu se rendre supportable, mon cœur aurait été ouvert pour lui ; il n’est pas du tout surnaturel que quand je vis que de tous les objets possibles j’étais celui auquel il prêtait le moins d’attention, précisément parce que j’étais sa femme, je ne trouvai pas cette situation ni agréable ni de mon goût, qu’elle m’ennuyait et peut-être me chagrinait. Ce dernier sentiment, celui du chagrin, je le réprimais infiniment plus que tous les autres ; la fierté de mon âme et sa trempe me rendaient insupportable l’idée d’être malheureuse ; je me disais : “Le bonheur et le malheur est dans le cœur et dans l’âme d’un chacun ; si tu sens du malheur, mets-toi au-dessus de ce malheur, et fais en sorte que ton bonheur ne dépende d’aucun événement.” Avec une pareille disposition d’esprit, j’étais née et douée d’une très-grande sensibilité, d’une figure au moins fort intéressante, qui plaisait dès le premier abord sans art ni recherche. Mon esprit était, de son naturel, tellement conciliant, que jamais personne ne s’est trouvé avec moi un quart d’heure sans qu’on ne fût dans la conversation à son aise, causant avec moi comme si l’on m’eût connue depuis longtemps. Naturellement indulgente, je m’attirais la confiance de ceux qui avaient affaire avec moi, parce que chacun sentait que la plus exacte probité et la bonne volonté étaient les mobiles que je suivais le plus volontiers. Si j’ose me servir de cette expression, je prends la liberté d’avancer sur mon compte que j’étais un franc et loyal chevalier, dont l’esprit était plus mâle que femelle ; mais je n’étais, avec cela, rien moins qu’hommasse, et on trouvait en moi, joints à l’esprit et au caractère d’un homme, les agréments d’une femme très-aimable : qu’on me pardonne cette expression en faveur de la vérité de l’aveu que fait mon amour-propre sans se couvrir d’une fausse modestie. Au reste, cet écrit même doit prouver ce que je dis de mon esprit, de mon cœur et de mon caractère. Je viens de dire que je plaisais, par conséquent la moitié du chemin de la tentation était faite, et il est en pareil cas de l’essence de l’humaine nature que l’autre ne saurait manquer ; car tenter et être tenté sont fort proches l’un de l’autre, et malgré les plus belles maximes de morale imprimées dans la tête, quand la sensibilité s’en mêle, dès que celle-ci apparaît, on est déjà infiniment plus loin qu’on ne croit, et j’ignore encore jusqu’ici comment on peut l’empêcher de venir. Peut-être la fuite seule pourrait y remédier ; mais il y a des cas, des situations, des circonstances, où la fuite est impossible ; car comment fuir, éviter, tourner le dos au milieu d’une Cour ? La chose même ferait jaser. Or, si vous ne fuyez pas, il n’y a rien de si difficile, selon moi, que d’échapper à ce qui vous plaît foncièrement. Tout ce qu’on vous dira à la place de ceci ne sera que des propos de pruderie non calqués sur le cœur humain, et personne ne tient son cœur dans sa main, et ne le resserre ou le relâche à poing fermé ou ouvert à volonté. »
On ne peut mieux indiquer, par cette digression même presque involontaire et où la femme revient et se trahit, que, tout en cédant volontiers de son côté à la tentation et à l’attrait, elle se prévalait aussi à son tour de cet attrait et de cet ascendant aimable, de sa séduction irrésistible et de sa certitude de plaire, pour se faire, à la Cour et dans tous les rangs, nombre d’amis dévoués, inféodés, résolue à tout pour la servir, et qui, le jour et le moment venus, la firent ce que de tout temps elle avait rêvé d’être, afin de pouvoir ensuite donner sa mesure au monde et marquer son rang dans l’histoire.
La philosophie pour elle n’était qu’un en cas qu’elle tenait en réserve pour une éventualité extrême. Tout d’ailleurs, jusque dans cette disgrâce où elle vivait, lui montrait du doigt et lui promettait l’Empire ; son vieux chirurgien Gyon, son jardinier d’Oranienbaum, Lamberti, le lui prédisaient au milieu de ses plantations et de ses amusements solitaires, la voix du peuple et des soldats, quand elle passait, le lui murmurait à ses oreilles ; son démon secret, le plus sûr oracle, lui disait, à toute heure : Tu régneras.
Parler de Catherine empereur serait une tâche difficile, mêlée, périlleuse et infinie, vaste champ de toutes parts ouvert aux polémistes, encore refusé à l’historien. Nous n’avons prétendu avoir affaire ici qu’a la Catherine antérieure, celle des Mémoires. Un seul mot pourtant nous reste à dire de son caractère, dès aujourd’hui pleinement connu.