Étienne de La Boétie.
L’ami de Montaigne.
La Boétie a été la passion de Montaigne ; il lui a inspiré son plus beau chapitre, ou du moins son plus touchant ; leurs deux noms sont à jamais inséparables, et sitôt qu’on parle d’amitié, on les rencontre des premiers, on les cite inévitablement, de même que lorsqu’on parle de l’amour d’une mère pour sa fille, on nomme Mme de Sévigné. La Boétie mérite donc l’intérêt non seulement des érudits, mais de tous ceux qui s’occupent des lettres au point de vue de la morale et des sentiments les plus chers à l’homme. Il a laissé peu d’écrits, et ces écrits, productions de première jeunesse, ne représentent que très imparfaitement sa forme intime et définitive, et cette supériorité qu’il faut bien lui reconnaître, puisque Montaigne l’a si hautement saluée en lui. Il est curieux pourtant de l’étudier et de chercher à le deviner et à le découvrir dans ce qu’il a laissé. Dans ces dernières années et depuis quelque temps, La Boétie a trouvé des investigateurs et des biographes qui se sont attachés particulièrement à le mettre en lumière. M. Léon Feugère, qui s’est fait si honorablement connaître par ses publications sur le xvie siècle, a donné en 1845 une Étude sur la vie et les ouvrages de La Boétie ; l’année suivante il publiait les Œuvres complètes de La Boétie (traités, traductions, poésies latines et françaises), recueillies et réunies pour la première fois36, et il mettait ainsi à la portée de tous ce qui n’était jusque-là que la curiosité et le partage de quelques-uns. Comme amateur des vieux livres, on peut souffrir de cette divulgation des choses rares ; comme partie du public et comme lecteur du commun, on ne saurait s’en plaindre. Un bibliophile des plus distingués, qui porte dans l’étude de Montaigne et de tout ce qui l’approche (et qui donc approche plus près de Montaigne que La Boétie ?) une passion noble et élevée, M. le docteur Payen a touché ce point dans un article inséré au Bulletin du bibliophile (août 1846). En annonçant la publication de M. Feugère et en y applaudissant volontiers dans son ensemble, il a laissé percer un regret :
Pourtant, bibliographiquement parlant, dit-il, je suis un peu blessé de cette sorte de profanation qui consiste à jeter à profusion à la multitude ce qui, jusque-là, avait été le partage de quelques lecteurs d’élite. Sans doute les grands génies dont s’honore l’intelligence humaine ont subi cette épreuve, et l’une de leurs gloires est d’y avoir résisté ; mais les Sonnets de La Boétie ne le classeront pas avec Pindare, Anacréon, Horace… J’accorde qu’il ne perdra pas à être envisagé de près ; mais je crois qu’il gagnerait à être entrevu à distance. Le demi-jour seyait bien à cette grave figure du xvie siècle ; j’aimais à apercevoir cette grande âme, avec la perspective de trois cents années. Ses œuvres d’ailleurs n’étaient point tellement rares qu’on ne pût les trouver en les cherchant, et la peine qu’on prend en ce cas est déjà du plaisir.
J’ai voulu citer cette expression fidèle d’un regret d’amateur, parce qu’elle se rattache à un sentiment plus général, à celui que porte tout antiquaire et tout ami des souvenirs dans l’objet favori de son culte, dans ce coin réservé du passé où l’on a mis son étude, son investigation sympathique et pieuse, une part de son imagination et de son cœur, et où l’on ne voudrait appeler que ceux qui sont dignes d’en tout apprécier et comprendre. Mais qu’y faire ? le siècle marche, les voies publiques s’étendent, les rues s’élargissent, le grand chemin est partout. Oui, tous bientôt vont passer devant cette ruine, devant cette chapelle et cet autel détourné, devant ce site sauvage et mystérieux dont on savait presque seul les sentiers et dont on avait, l’un des premiers, reconnu le caractère. Les indifférents vont en juger comme les autres. Il en est des vieux livres comme des vieux débris de cloître, comme de tout ce qui fut autrefois le domaine ou la religion d’un certain nombre. Sachons garder cette religion en nous, bien que désormais les profanes y soient de plus en plus admis pêle-mêle. Antiquaires, amateurs de tout genre, accoutumons-nous, jusque dans nos sujets de prédilection, à voir pénétrer et traverser les empressés et les indifférents. De quoi pourrait-on se plaindre à cet égard dans ce siècle de concours et de facilité universelle, lorsqu’on voit que ce ne sont plus seulement les pèlerins et les fervents, mais les simples curieux et les touristes qui chaque année s’en vont en foule même à Jérusalem ?
Aujourd’hui, en s’occupant tout spécialement de La Boétie, M. Payen est venu
payer tribut, à son tour, à cette noble mémoire, et lui convier des lecteurs.
Dans la Notice qu’il publie37, il est arrivé, à
force de recherches, à quelques résultats nouveaux sur la vie et sur les écrits de cet ami de Montaigne : il a trouvé surtout, à la
Bibliothèque impériale, un manuscrit du traité de La Servitude
volontaire, provenant de Henri de Mesmes,
manuscrit meilleur et plus correct que les imprimés, et qui lui a permis de
donner de ce traité une édition qu’on peut dire définitive. Avant de passer
moi-même à l’étude de La Boétie et de profiter du travail de mes guides et de
mes devanciers, de M. Payen et de M. Feugère, je tiens à faire équitablement
entre eux la part, telle que je la conçois. M. le docteur Payen, qui au milieu
des devoirs et de la pratique assidue de sa profession, a, depuis des années,
concentré sa pensée la plus chère sur Montaigne, en l’étendant à tout ce qui
intéresse cet objet principal de son admiration, est un de ces investigateurs
ardents, sagaces, infatigables, qui ne connaissent ni l’ennui ni le dégoût de la
plus ingrate recherche quand il s’agit d’arriver à un détail vrai, à un
éclaircissement nouveau, à un fait de plus. Il est, si j’en ose parler d’après
ceux qui le connaissent, de ces natures élevées, originales, qui ont besoin
d’admirer, d’aimer, et qui, même dans l’ordre intellectuel, n’ont de
satisfaction réelle que de se dévouer exclusivement à ce qu’ils aiment, à la
mémoire illustre en qui leur sentiment de vénération et d’idéal s’est une fois
logé. Tout ce qui y tient leur devient relique. « Je crains l’homme d’un
seul livre »
, a-t-on dit en plus d’un sens. On a lieu de le
craindre, en effet, si en présence de cet homme on parle inexactement et à la
légère de ce qu’il possède à fond et qu’il a étudié de longue main : il n’a
qu’un mot à dire pour dénoncer votre erreur et pour la révéler. Que d’autres
craignent cet homme d’un seul livre : pour moi, quand c’est M. le docteur Payen,
bien au contraire, je le cherche, j’aime à le voir d’abord et à le consulter ;
et ce respect affectueux qu’il ressent pour l’objet de son étude, aisément
lui-même il l’inspire. — M. Léon Feugère, cet autre éditeur qui a bien mérité de
La Boétie, n’est pas et ne prétend pas être un amateur aussi déclaré ni aussi
opiniâtrement en quête sur tel ou tel
point, un
défricheur ni un investigateur bibliographique du même genre : il ne s’adresse
qu’à ce qui peut intéresser plus généralement le public ; universitaire des plus
instruits, littérateur estimable, plein d’acquis, de culture, et utilement
laborieux, il a pris à tâche de faire connaître avec étendue et de mettre aux
mains de tout le monde des auteurs jusqu’ici peu répandus, et dont la lecture
courante ne peut se faire qu’à l’aide d’un introducteur aussi complaisant
qu’érudit. Sur Étienne Pasquier, sur Henri Estienne, sur La Boétie, sur Mlle de Gournay encore, M. Feugère a fait une suite d’études
consciencieuses et très recommandables, qu’il ne faut point séparer des
publications complètes ou partielles qu’il donne des œuvres de ces vieux
auteurs. Nul plus que lui n’aura contribué à vulgariser, dans le meilleur sens
du mot, nos bons prosateurs du xvie
siècle.
Ainsi, par des voies différentes, nous arrivons à connaître plus entièrement et
plus commodément La Boétie, et nous apprenons sur son compte tout ce qu’on en
peut savoir. Après cette justice rendue à des efforts et à des travaux qui me
semblent si bien concourir et s’accorder, j’en viens à mon sujet même.
Étienne de La Boétie38, né à Sarlat en Périgord le 1er novembre 1530, était de deux ans l’aîné de Montaigne. Il fit ses études au collège de Bordeaux et montra une précocité surprenante. Le traité de La Servitude volontaire, qui, bien lu, n’est à vrai dire qu’une déclamation classique et un chef-d’œuvre de seconde année de rhétorique, mais qui annonce bien de la fermeté de pensée et du talent d’écrire, fut composé par lui, à seize ans, disent les uns ; à dix-huit ans, disent les autres. Comme toute la jeunesse de son temps, et l’un des premiers, il prit feu au signal poétique donné par Du Bellay et par Ronsard, et il fit des sonnets dans leur genre. On a de lui également des vers latins, qui sont infiniment préférables. Il traduisit aussi en français un traité de Xénophon et un autre de Plutarque. Pourvu d’une charge de conseiller au parlement de Bordeaux à l’âge de vingt-trois ans (1553), il s’y trouva, quatre ans après environe, le collègue de Montaigne (1557), et tous deux à l’instant se lièrent. Cette intimité occupa les cinq ou six dernières années de la vie de La Boétie, car il mourut le 18 août 1563, d’une maladie contractée dans une tournée qu’il avait faite pour le service de sa charge : il n’avait pas accompli sa trente-troisième année39.
Montaigne, dans une lettre à son père, a raconté en détail les principales
circonstances de cette mort à la fois stoïque et chrétienne : surtout il nous a
tracé, dans son chapitre sur l’amitié, un admirable portrait
de sa liaison avec celui qu’il appelait presque dès le premier jour du nom de
frère. Ce qui nous frappe dans tous les endroits où
Montaigne parle de La Boétie, ce n’est pas seulement l’affection, c’est le
respect et l’admiration, sentiments que Montaigne, en général, ne prodiguait
pas, mais qu’il pousse jusqu’à l’apparence de l’illusion lorsqu’il parle de son
ami. Ainsi, il proclame hardiment cet homme de mérite mort à trente-deux ans, et
qui n’avait été promu qu’à des charges locales et aux dignités de
son quartier, il le proclame le plus grand
homme, à son avis, de tout le
siècle : il a connu, dit-il, bien des hommes qui ont de belles parties diverses,
l’un l’esprit, l’autre le cœur, tel la conscience, tel autre la parole, celui-ci
une science, celui-là une autre ; « mais de grand homme en général et
ayant tant de belles pièces ensemble, ou une en tel degré d’excellence qu’on
le doive admirer ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma
fortune ne m’en a fait voir nul40 ; et le plus grand que j’aie connu au vif, je dis
des parties naturelles de l’âme, et le mieux né, c’était Étienne de
La Boétie. C’était vraiment une âme pleine et qui montrait un beau visage à
tous sens, une âme à la vieille marque, et qui eût produit de grands effets
si sa fortune l’eût voulu… »
. En dédiant les vers latins de
La Boétie au chancelier de L’Hôpital, Montaigne développe cette même idée : il
se console, dit-il, de voir tant de hasard présider au choix des hommes qui
gouvernent les autres, et, là même où la chose publique est le mieux réglée, le
discernement faire faute trop souvent sur ce point, en considérant qu’Étienne de
La Boétie, « l’un des plus propres et nécessaires hommes aux premières
charges de France, avait tout du long de sa vie croupi méprisé ès cendres de
son foyer domestique »
. Cet exemple paraît à Montaigne devoir
consoler de tout mécompte d’ambition si on en avait ; mais on ne voit point que
La Boétie ait nulle part exprimé un regret pareil en ce qui le concernait.
Lorsqu’on lit les réflexions et fragments de cet autre généreux écrivain enlevé
comme lui dès le début, de Vauvenargues, et qu’on en pénètre l’esprit,
l’inspiration secrète, on voit certes un homme de pensée, mais on reconnaît
encore plus un
homme de caractère et d’action qui a
manqué sa destinée et qui en souffre. Vauvenargues, ou l’homme
d’action mutilé et étouffé, ce point de vue serait à développer et, je
crois, ne serait qu’exact. Dans ce qu’on a de La Boétie, il ne s’aperçoit rien
de semblable. Magistrat, époux, n’étaient les malheurs de la patrie, il paraît
satisfait de son sort. Il faut s’adresser à Montaigne pour entendre une plainte,
pour apprendre que son ami était si loin d’être à la place où l’appelait son
mérite, et pour être informé de cette supériorité en tout point qu’il était fier
de lui décerner.
Comme c’est du véritable La Boétie, déjà homme fait, que je veux m’occuper ici,
j’ai hâte de me débarrasser de ce premier traité soi-disant politique, qui est
comme sa tragédie de collège, La Servitude volontaire ou Le Contr’un, œuvre déclamatoire, toute grecque et romaine,
contre les tyrans, et qui provoque à l’aveugle le poignard des Brutus. Les
hommes de parti s’en sont servis en tout temps pour s’en faire une arme.
Montaigne était sur le point de le publier innocemment dans ses Essais, pour donner une idée du talent précoce de son ami, lorsqu’il
s’aperçut qu’il avait été devancé par les violents et les irrités du temps, qui,
dans un recueil imprimé au lendemain de la Saint-Barthélemy, avaient mis le
traité de La Boétie avec d’autres discours du même genre, à cette fin de remuer
et renverser l’État. En 89, et plus récemment, en des années rapprochées de
nous, on a remis en lumière ce traité toujours dans le même but, et pour en
faire un brûlot et un brandon. En 1835 et 1836, on l’a réimprimé à part avec des
préfaces à notre usage, comme on eût réimprimé une tragédie révolutionnaire de
Charles IX, de Tiberius Gracchus, ou de Brutus41. Examiné en lui-même, le
traité
de La Boétie ne laisse pas de soulever plus
d’une question et de faire naître plus d’un doute. Dans quelle intention
précise, et à quel âge au juste l’auteur l’a-t-il composé ? Montaigne, qui avait
d’abord dit que c’était d’un garçon de dix-huit ans, a fini par dire de seize ans
42. De Thou le suppose
écrit de dix-huit à dix-neuf ans,
sous l’impression
des horreurs et sous le coup des cruautés que commit à Bordeaux le connétable de
Montmorency, lorsqu’il y vint châtier la rébellion que la gabelle avait excitée
en Guyenne (1548). D’Aubigné, en son Histoire, donne à cet
écrit une origine moins patriotique et plus personnelle ; il suppose que l’idée
en est venue à l’auteur dans un voyage à Paris. D’après cette version, La Boétie
voulant voir un jour la salle du bal au Louvre, un archer de la garde, qui lui
trouva l’air d’un écolier, lui laissa tomber sa hallebarde sur le pied :
« De quoi celui-ci criant justice par le Louvre, n’eut que des risées
des grands qui l’entendirent. »
Du ressentiment de cet affront
serait né le pamphlet vengeur. Ceci n’irait à rien moins qu’à faire de La Boétie
une nature irritable et bilieuse comme celle d’Alfieri. Je crois qu’il faut
renoncer à serrer de trop près l’explication à cette distance, et qu’on doit
s’en tenir à une idée plus générale, qui reste vraie dans toutes les
suppositions. Les nobles et généreuses natures, lorsqu’elles entrent dans la
vie, et qu’elles ne connaissent point encore les hommes, ni l’étoffe dont nous
sommes en majeure partie formés, passent volontiers par une période politique
ardente et austère, par une passion stoïque, spartiate, tribunitienne, dans
laquelle, selon les temps divers, on invoque les Harmodius, les Caton, les
Thraséas, et où de loin les Gracques et les Girondins se confondent. Nous avons
connu en grand cette maladie-là. Le livre de La Boétie n’est autre chose qu’un
des mille forfaits classiques qui se commettent au sortir de Tite-Live et de
Plutarque, et avant qu’on ait connu le monde moderne ou même approfondi la
société antique. Seulement, dans cet écrit si étroit et si simple d’idées, il y
a de fortes pages, des mouvements vigoureux et suivis, d’éloquentes poussées
d’indignation, un très beau talent de style : on y sent quelque chose du poète
dans un grand nombre de comparaisons heureuses.
Parlant, en un endroit, de la force de l’éducation qui va souvent jusqu’à
corrompre et à changer la nature :
Les semences de bien que la nature met en nous, dit-il, sont si menues et glissantes, qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture (de l’éducation) contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtardissent, se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins que les arbres fruitiers qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir ; mais ils le laissent aussitôt, pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, selon qu’on les ente. Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutefois le gel, le temps, le terroir, ou la main du jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a vue en un endroit, on est ailleurs empêché de la reconnaître.
Mais à côté de ces remarques justes et si bien rendues, il y a de singulières erreurs de fait, comme lorsque l’auteur suppose qu’on jouit à Venise d’une liberté républicaine complète dans le sens vulgaire du mot, et qu’il méconnaît et ignore le caractère de cette aristocratie mystérieusement constituée. — Le petit traité de La Boétie a, du reste, été fort bien apprécié récemment dans le savant ouvrage que M. Baudrillart a publié sur Bodin, et je ne puis mieux faire que d’y renvoyer…
J’ai hâte d’en venir chez La Boétie au jeune homme mûr, guéri de sa première fièvre, au bon citoyen, ami et gardien des lois de son pays, et au frère d’alliance de Montaigne. L’un avait vingt-cinq ans lorsqu’ils se connurent, et l’autre en avait vingt-sept. Dans cette amitié entre deux âmes déjà si faites et si égales, il y a ceci pourtant à remarquer que si quelque supériorité semble, d’un côté, c’est plutôt de celui de La Boétie, en ce sens que c’est lui qui exhorte son ami et qui, l’aîné des deux, paraît aussi le plus ferme dans la voie de la vertu et de la pure morale. Si l’on peut faire quelque part distincte entre eux, Montaigne serait plutôt le juge de l’esprit et des écrits de son ami, et La Boétie le juge des mœurs. On a trois pièces de vers latins que La Boétie adresse à Montaigne. La première est touchante. Elle fut sans doute écrite à l’occasion des premiers troubles civils et religieux qui déchirèrent la France (1560) ; elle ne s’adresse pas à Montaigne seul, mais aussi à un autre ami, M. de Bellot :
Montaigne, toi le juge le plus équitable de mon esprit, et toi, Bellot, que la bonne foi et la candeur antique recommandent, ô mes amis, ô mes chers compagnons, s’écrie le poète (je traduis en resserrant un peu sa pensée), quels sont vos desseins, vos projets, vous que la colère des dieux et que le destin cruel a réservés pour ces temps de misères ? Car, pour moi, je n’ai d’autre idée que de fuir sur des vaisseaux, sur des coursiers, n’importe où, n’importe comment. Dites, voyez : qu’y a-t-il, en effet, de mieux à faire, si toutefois on le peut encore ? Certes, l’extrémité est cruelle et le cœur m’en saigne ; mais j’en ai pris mon parti de dire un long, un éternel adieu à cette terre natale… Mieux eût valu de fuir, sans doute, avant la ruine de la patrie qu’après, et de s’être épargné ce spectacle funeste : pourtant, ne nous repentons point d’avoir rempli jusqu’au bout notre devoir de bon Français, et que notre piété se console même par ce qu’elle a fait d’inutile. Ah ! les dieux aussi semblaient nous conseiller la fuite, lorsqu’ils nous ont montré ces continents nouveaux qui s’étendent à l’Occident, et que de hardis navigateurs, pénétrant dans l’Océan immense, ont découvert un autre soleil et d’autres terres. Il est à croire, puisqu’ils voulaient perdre notre Europe et la remettre en friche par les dissensions et par les guerres, que les dieux, dans leur indulgence, préparaient un asile aux peuples fugitifs, et que c’est à cette fin qu’aux approches de ce siècle, du sein des vastes mers, ils ont fait jaillir un monde : — un monde vierge, humide encore, qui d’abord ne pouvait, dit-on, supporter qu’à peine les traces légères de quelques races errantes, et où maintenant le sol facile appelle la charrue, où les champs illimités n’attendent qu’un maître. C’est là qu’il faut aller, qu’il faut tendre à force de rames et à voiles déployées ; là où du moins je ne verrai point, ô France ! tes funérailles, et où, loin des discordes civiles, je pourrai, colon obscur, me refaire un humble domaine. Mais, quel que soit le lieu qui m’accueille dans ma fatigue (et plût à Dieu que ce fût avec vous, ô mes amis !), non, jamais je ne pourrai arracher de mon cœur le désastre de la patrie ; partout elle me suivra, je reverrai son image abattue et désolée. Ni la raison, ni l’âge ne m’en ôtera le soin, ni l’Océan, jetant entre elle et moi son large intervalle. À ce prix, inquiet sur ce seul point, rassuré sur le reste, je me résigne à vivre en exil, à ne point revoir la maison natale, et, avec cette amère certitude, j’attendrai le décret du destin, soit que l’ennui d’un ciel étranger doive m’enlever avant l’heure, soit qu’il plaise à la Parque de me laisser longtemps survivre.
Dans cette traduction, j’ai accusé le mieux que j’ai pu le sentiment, et l’ai dégagé des centons de vers latins qui le masquent.
Telles étaient les inspirations senties et touchantes que le spectacle des premières guerres civiles dont allait s’embraser toute la dernière moitié du siècle, faisait naître dans les nobles âmes, et qu’Étienne de La Boétie exhalait en des vers qui n’ont contre eux que de n’être point en français. Ne dirait-on pas, dans cette idée anticipée de l’Amérique, qu’il devançait le cours des révolutions et des âges, et ne croirait-on pas entendre en 1793 ou en 1795, et dans les années suivantes, un Volney, un Dupont de Nemours ou quelque autre fugitif des orages politiques et de l’anarchie, s’en allant demander aux États-Unis un asile qu’ils y trouveront en passant ? Étienne de La Boétie a de plus qu’eux de mêler, au milieu de son découragement et de sa douleur, une verte sève de jeunesse, un accent un peu rude, mais franc, de poésie.
On aura pu remarquer d’ailleurs, en lisant cette pièce, à quel point La Boétie, quand il l’écrivait, devait être revenu de ses idées de La Servitude volontaire. Au premier signal des discordes et des déchirements civils, l’horreur et le dégoût le saisissent ; il veut fuir, il ne peut habiter dans le désordre et dans le sang ; il est prêt à renoncer même à la patrie pour retrouver la paix, la règle, la sécurité et la décence de la vie. Cet homme-là n’était pas fait pour l’état d’inflammation politique violente auquel se complaisent ceux qui l’ont depuis si bruyamment adopté.
Les deux autres pièces en vers latins qu’il adresse à Montaigne sont pour l’exhorter et l’affermir dans son effort vers la vertu. Nous y entrevoyons, non pas encore le Montaigne sceptique, railleur et malin que nous connaissons, mais un premier Montaigne jeune et ardent, enthousiaste, ce semble, et pourtant ayant à se garder du côté des plaisirs et de la volupté. Par deux fois La Boétie lui parle en ce sens et comme pour le prémunir contre ce penchant au libertinage, qui peut contrarier en lui et compromettre sa lutte noble et courageuse :
La plus grande partie des prudents et des sages, lui dit-il, est méfiante et n’a foi à une amitié qu’après que l’âge l’a confirmée et que le temps l’a soumise à mille épreuves : mais nous, l’amitié qui nous lie n’est que d’un peu plus d’une année, et elle est arrivée à son comble ; elle n’a rien laissé à ajouter. Est-ce imprudence ? personne du moins ne l’oserait dire, et il n’est sage si morose qui, nous connaissant tous deux, et nos goûts et nos mœurs, aille s’enquérir de la date de notre alliance, et qui n’applaudisse de bon cœur à une si parfaite union. Et je ne crains point que nos neveux refusent un jour d’inscrire nos noms (si toutefois le destin nous prête vie) sur la liste des amis célèbres. Toutes greffes ne conviennent point à tous les arbres : le cerisier refuse la pomme, et le poirier n’adopte point la prune : ni le temps ni la culture ne peuvent l’obtenir d’eux, tant les instincts répugnent. Mais à d’autres arbres la même greffe réussit aussitôt par un secret accord de nature ; en un rien de temps les bourgeons se gonflent et s’unissent, et les deux ensemble s’entendent à produire à frais communs le même fruit… Il en est ainsi des âmes : il en est telles, une fois unies, que rien ne saurait disjoindre ; il en est d’autres qu’aucun art ne saurait unir. Pour toi, ô Montaigne, ce qui t’a uni à moi pour jamais et à tout événement, c’est la force de nature, c’est le plus aimable attrait d’amour, la vertu.
Et il définit cette vertu idéale à laquelle il faut tendre ; il
n’ose se croire digne encore de l’atteindre, mais du moins il la recherche, il
la poursuit, et partout où il lui est donné de la contempler, il l’aime et
l’admire. Tout son soin, dans l’amitié, est de n’en point flétrir en lui l’image
par des vices ; mais c’est moins de lui-même à cet égard qu’il s’inquiète que de
son ami ; car, lui, il se
considère comme moins
propre aux grandes perfections, et moins sujet par là même aux grandes maladies
morales : « Pour toi, au contraire, dit-il à Montaigne, il y a plus à
combattre, toi, notre ami, que nous savons propre également aux vices et aux
vertus d’éclat. »
Toute la pièce d’où ceci est tiré a pour but de
montrer les inconvénients du libertinage et du plaisir. Sans trop pousser
l’application et sans voir d’allusion trop particulière, il m’est évident que
La Boétie jugeait que Montaigne à cet âge y était un peu trop enclin, et il le
conviait de toutes ses forces à la chasteté domestique et aux mœurs graves qui
sont le fondement de la sagesse.
Que serait-il arrivé de Voltaire, me suis-je demandé quelquefois, s’il avait
rencontré de bonne heure un tel ami ; si, jeune, au lieu des liaisons frivoles
et dissipées de la Régence, il avait trouvé un Vauvenargues de son âge, et si
leurs âmes s’étaient prises, ne fût-ce que pendant quelques années, par un tel
lien ? Je ne dis pas que le libertinage d’esprit, qui fait la plaie du talent de
Voltaire, eût jamais pu être corrigé ; il eût été modéré du moins, comme le fut
celui de Montaigne. Heureux qui, dès sa jeunesse, trouve dans un compagnon et
dans un ami une seconde et quelquefois une première conscience, un témoin
perpétuel qui l’encourage, qui l’enhardit, qui le maintient, et que partout
ensuite, absent ou présent, il s’habitue à respecter ! C’est bien alors que
celui qui survit peut s’écrier avec Pline le Jeune : « J’ai perdu un
témoin de ma vie… Je crains désormais de vivre plus
négligemment. »
Parler de La Boétie et de Montaigne, c’est nécessairement parler de l’amitié. Il en est de plus d’une sorte dont aucune, si elle est sincère, n’est à dédaigner. Celle qui les unissait à ce caractère propre et singulier, d’être le type de l’amitié-passion ; elle naquit en eux avec la rapidité et l’imprévu de l’amour :
Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, dit Montaigne, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. Nous nous cherchions avant que de nous être vus… : je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms ; et à notre première rencontre qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fût si proche que l’un à l’autre.
Cet attrait intérieur qui les porta ainsi tout d’abord à une mutuelle rencontre était bien celui d’esprit à esprit, d’âme à âme. Étienne de La Boétie n’avait rien d’ailleurs, à ce qu’il semble, de particulièrement attrayant, et son premier aspect, si l’on en juge par une parole de Montaigne, offrait plutôt quelque mésavenance et quelque rudesse ; mais la franchise et une brave démarche se faisaient sentir dans toute sa personne.
Cette amitié-passion n’a pas été connue de beaucoup de ceux même qui ont le mieux
parlé de l’amitié. La Bruyère, qui a dit ce beau mot : « Il y a un goût
dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés
médiocres »
, ne paraît pas admettre cette formation prompte et
soudaine du même sentiment :
L’amour, dit-il, naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L’amitié, au contraire, se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d’esprit, de bonté de cœur, d’attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main !
La Fontaine, au contraire, semble avoir conçu l’amitié aussi vive que l’amour, et il les a quelquefois mêlés par une sorte de confusion charmante. Dans ses Deux Pigeons, sont-ce d’abord deux époux ? sont-ce deux frères ? on ne sait pas bien ; ce pourrait être deux amis : il se trouve à la fin que le poète a songé à des amants. Dans ses Deux Amis du Monomotapa, les craintes de l’ami qui se lève la nuit à cause d’un songe et qui court sur l’heure réveiller son autre lui-même, sont un trait de l’amitié-passion :
Un songe, un rien, tout lui fait peurQuand il s’agit de ce qu’il aime.
Dans l’amitié raisonnable la plus délicate, on se contenterait,
après un mauvais rêve, d’envoyer de grand matin savoir des nouvelles de son ami.
Sénèque, dans sa lettre 9e à Lucilius, a dit : « Sans
doute l’amour ressemble à l’amitié, il en est pour ainsi dire la
folie. »
Ici, dans le cas des amis de La Fontaine, l’amitié aussi a
sa douce folie et son délire. C’est en songeant à l’amitié-passion que
Montesquieu a pu dire : « Je suis amoureux de l’amitié. »
Le plus ordinairement l’amitié a une teinte plus douce, plus apaisée, que celle qui marque la passion de Montaigne et de La Boétie. Lorsqu’ils se rencontrèrent, leurs deux âmes étaient à la fois déjà faites et encore jeunes : elles sentirent à l’instant leur pareille et s’y portèrent avec une énergie adulte qu’elles n’avaient encore nulle part employée. Ils s’aimèrent de toutes les facultés puissantes qui étaient en eux et qui avaient vainement cherché matière et issue jusque-là. Il est permis de penser que plus tard leur liaison, en se formant toujours, n’eût point eu cet ardent et absolu caractère ; on ne se fond ainsi sous la même écorce que dans la jeunesse. Un homme qui est plus qu’on ne croit de la trempe de Montaigne, Saint-Évremond, trouva également dans sa vie un ami parfait, M. d’Aubigny ; mais Saint-Évremond alors n’était déjà plus depuis longtemps à cet âge où on lutte pour les hautes aspirations premières et pour l’idéal : il se contenta de chercher la sûreté, la douceur du commerce, le charme infini des entretiens ; et, quand il perdit M. d’Aubigny, il le pleura comme l’ami qui faisait sa joie, et dans la conversation duquel il trouvait un agrément universel.
En lisant cet admirable chapitre de Montaigne sur l’amitié, je le trouve
incomplet sur un point : il semble exclure les femmes de ce sentiment
excellent ; il ne les estime point d’assez forte complexion d’esprit pour
suffire à cette communication et consultation perpétuelle sur tout sujet :
« Ni leur âme, dit-il, ne semble assez ferme pour soutenir l’étreinte
d’un nœud si pressé et si durable. »
Et il revient au commun
consentement des anciennes écoles par lequelf, en fait d’amitié parfaite, ce sexe était
rejeté. Et pourquoi donc cette fois, ô Montaigne, aller vous en rapporter à
l’autorité et aux écoles ? Il est vrai que c’est surtout depuis l’établissement
de ce qu’on appelle la société polie que les exemples d’amitié où interviennent
les femmes sont plus en vue. Quoi qu’on ait dit, elles connaissent entre elles
la parfaite amitié ; et, pour m’en tenir aux témoignages que la littérature me
prête, qu’on veuille relire à la fin des Mémoires d’une des
femmes les plus spirituelles, Mme de Staal-Delaunay, ce
qu’elle dit de sa dernière et intime amie Mme de Bussy, et
de sa douleur pénétrée, de son accablement après l’avoir perdue. Ce portrait qui
commence ainsi : « Je n’ai connu aucune femme aussi parfaitement
raisonnable, et dont la raison eût aussi peu d’âpreté… »
; est à
mettre pour l’expression du sentiment et la tendresse du regret à côté de celui
de M. d’Aubigny par Saint-Évremond, et tous deux supportent le voisinage de
celui de La Boétie par Montaigne.
Mais il y a mieux, il y a cette sorte d’amitié dont La Bruyère a parlé quand il a dit :
L’amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme ; et réciproquement un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion ni amitié pure : elle fait une classe à part.
Mme de Lambert, qui semble nier que l’amitié entre deux femmes soit possible, admet cet autre sentiment mixte entre deux personnes du sexe et le décrit d’une manière pleine de vérité ; c’est qu’elle l’avait éprouvé pour M. de Sacy, l’auteur du Traité de l’amitié. Il arrive d’ordinaire, dans les réflexions de moraliste sur les sentiments, qu’on ne fait ainsi que généraliser ses impressions secrètes et l’histoire de son propre cœur. Mme de Lambert estime que ce sentiment, qui n’est souvent qu’un essai et un doux refus d’amour se terminant en amitié, quand il a lieu entre personnes vertueuses et dignes de le partager, est de toutes les sortes d’affections celle qui a le plus de charme :
Il est sûr que de toutes les unions, dit-elle, c’est la plus délicieuse. Il y a toujours un degré de vivacité qui ne se trouve point entre les personnes du même sexe ; de plus, les défauts qui désunissent, comme l’envie et la concurrence, de quelque nature que ce soit, ne se trouvent point dans ces sortes de liaisons.
Elle en réserve la perfection et l’exquise délicatesse pour les
femmes qui ont su rester fidèles aux vertus de leur sexe, et pour les hommes qui
savent le leur pardonner, mais qui, près d’elles et avec les années, y
retrouvent leur compte : « Quand elles n’ont point usé leur cœur par les
passions, leur amitié est tendre et touchante ; car il faut convenir, à la
gloire ou à la honte des femmes, qu’il n’y a qu’elles qui savent tirer d’un
sentiment tout ce qu’elles en tirent. »
J’insiste sur cette espèce et cette qualité d’amitié que Montaigne a oubliée et qu’il semble avoir regardée d’avance comme impossible ; elle est le produit d’une culture sociale très perfectionnée. L’avantage de ces sortes de liaisons, c’est de pouvoir commencer bien plus tard que les amitiés d’hommes, lesquelles, pour être tout à fait vives et profondes, ont besoin de s’être nouées dans la jeunesse. Ici, c’est le contraire ; c’est sur le déclin, c’est quand les orages de la jeunesse ne nous troublent plus et sont déjà loin, que ces attachements sensibles et permis ont plus de chance pour prendre sans péril et pour durer. Les amitiés d’hommes, pour porter tout leur fruit, doivent être comme des greffes de printemps : ici, on recueille encore les plus doux fruits, même lorsque l’on n’arrive que dans l’extrême automne.
Parmi les exemples, que j’emprunte toujours de préférence à la littérature la
plus connue de nous et à notre portée, je citerai l’affection de M. Joubert pour
Mme de Beaumont, affection qui est consacrée par des
lettres touchantes43. On sait la longue liaison devenue presque classique
de M. de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette.
M. de La Rochefoucauld, qui a écrit quelques paroles injustes et vraiment
affreuses sur l’amitié des hommes (« Dans l’adversité de nos meilleurs
amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît
pas. »
), était particulièrement et peut-être uniquement sensible à
cette amitié des femmes : car il est à observer que les hommes qui se sont
accoutumés à cette liaison délicate avec des personnes du sexe se passent plus
aisément de l’autre espèce d’amitié. Mais je ne sais personne qui en ait mieux
parlé dans la pure nuance et la juste mesure qu’un auteur du commencement de ce
siècle, que je cite quelquefois, et à qui la France doit
un souvenir, puisqu’il est du petit nombre des étrangers
aimables qui ont le mieux écrit en Français :
Malgré les treize lustres qui pèsent sur ma tête, écrivait M. Meister, je ne craindrai point d’avouer encore qu’il n’est point d’amitié dans le monde sur la constance de laquelle je compterais plus volontiers que celle d’une femme intéressante par son esprit et par son caractère, surtout si ce dernier sentiment se trouve enté sur un autre qu’il remplace, qu’il supplée, dont il a reçu la première sève, dont il conserve encore plus ou moins le charme et les illusions.
Entre hommes et femmes, il y a moins de grandes et moins de petites rivalités qu’entre des personnes du même sexe : il y a, par conséquent, beaucoup moins d’occasions de se heurter et de se blesser. L’habitude des soins, des égards, des ménagements réciproques est plus facile, plus naturelle : on croirait se manquer à soi-même si l’on était capable de s’en dispenser dans les moments même d’abandon, d’humeur, de refroidissement. Tout ce qu’on fait l’un pour l’autre porte plus constamment le caractère d’une heureuse inspiration, d’un mouvement involontaire, indépendant de toute espèce de calcul ou de réflexion. Vis-à-vis de l’homme qu’on chérit le plus, on ne renonce jamais à sa volonté : vis-à-vis d’une femme, il est souvent permis, il est souvent si doux de n’en point avoir !
Je n’ai voulu qu’indiquer le seul coin par où l’admirable chapitre des Essais laisse à désirer et à redire. Montaigne n’aurait-il pas trouvé ces sortes de liaisons qu’on vient de définir, trop molles pour lui et trop délicates ? Je le croirais volontiers. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, s’il les avait connues, il y a dans ses Essais toute une partie qui déplaît, qui rebute, et qu’il se serait interdite. Mais acceptons-le dans la noble et virile amitié qu’il nous a peinte, embrassons-le sans réserve tel que nous l’avons. Quand ils se rencontrèrent La Boétie et lui au début de la vie publique, ils étaient encore sous le vestibule de l’Antiquité et comme sous le Portique. L’immortel honneur de La Boétie est de nous représenter Montaigne en cette époque de stoïcisme moral et avant le scepticisme, Montaigne enthousiaste du bien ; et toutes les fois qu’il lui arrivera plus tard de resonger à son ami et d’en parler, Montaigne redeviendra ce qu’il était en ces années où il le connut et où ils s’unirent. L’image de La Boétie demeura jusqu’à la fin dans sa vie et s’y maintint debout comme la colonne isolée d’un temple, — d’un temple resté inachevé et qui n’a jamais été construit. Toutes les fois, du moins, qu’on parlera des nobles vies interrompues au sommet de la jeunesse et à la fleur de la maturité, de ces hommes supérieurs morts jeunes et déjà formés tout entiers, grâce au généreux témoignage de Montaigne, le nom de son ami se présentera, et au-dessous de Pascal, sur un marbre à part, on inscrira Vauvenargues et La Boétie.