M. Biot. Mélanges scientifiques et littéraires
(suite et fin.)
En-me permettant de parler ici avec quelque étendue d’un savant illustre, et autrement encore que pour lui rendre un pur et simple hommage, en essayant d’indiquer à l’aide de témoignages recueillis, et par le peu que j’ai pu moi-même observer, sa vraie portée et sa mesure, j’ai besoin qu’on ne se méprenne pas un instant sur ma pensée. A mes yeux, il n’est point d’honneur plus grand pour une intelligence humaine que de saisir et d’embrasser l’ensemble de vérités qui constituent les lois des nombres et des mondes. Après la gloire de faire des découvertes dans cet ordre élevé et d’une sublimité sereine, il n’est rien de plus honorable que de se rendre compte directement de ces découvertes faites par les premiers génies, et de les pleinement comprendre. Qu’est-ce, auprès de ces systèmes profonds, rigoureux, enchaînés, et d’une vérité éternelle, qui occupent la pensée d’un Newton ou d’un Laplace, que nos faibles observations passagères, nos remarques d’esprits fins et légers, sans suite, où le fil casse à chaque instant, nos aperçus rapides et fugitifs, ce que nous appelons traits d’esprit, saillies, reflets, étincelles aussitôt nées, aussitôt évanouies ? A ceux dont la pensée, subtile et ferme tout ensemble, saisit une fois et ne lâche plus ces séries et ces enchaînements de vérités immuables, un juste respect est dû. — Que s’ils joignaient à la possession de ces hautes vérités mathématiques le sentiment et la science de la nature vivante, la conception et l’étude de cet ordre animé, universel, de cette fermentation et de cette végétation créatrice et continue où fourmille et s’élabore la vie, et qui, tout près de nous et quand la loi des cieux au loin est connue, recèle encore tant de mystères, ils seraient des savants plus complets peut-être qu’il ne s’en est vu jusqu’ici, quelque chose, j’imagine, comme un Newton joint à un Jussieu, à un Cuvier, à un Gœthe tout à fait naturaliste et non plus seulement amateur, à un Geoffroy Saint-Hilaire plus débrouillé que le nôtre et plus éclairci. — Que s’ils y ajoutaient encore, avec l’instinct et l’intelligence des hautes origines historiques, du génie des races et des langues, le sentiment littéraire et poétique dans toute sa sève et sa première fleur, le goût et la connaissance directe des puissantes œuvres de l’imagination humaine primitive, la lecture d’Homère ou des grands poèmes indiens (je montre exprès toutes les cimes), que leur manquerait-il enfin ? Il n’y aurait plus à leur souhaiter, pour être les plus parfaits des mortels, que la bonté et la chaleur morale dans la pratique et les relations de la vie.
M. Biot a eu au moins l’honneur de comprendre et d’embrasser les vérités mathématiques
les plus élevées qu’avaient découvertes ou perfectionnées les maîtres de sa jeunesse. Il
était du petit nombre de ceux qui ont lu la Mécanique céleste de Laplace.
Il a lui-même raconté, dans quelques pages d’une simplicité un peu cherchée (Une anecdote relative à Laplace), l’origine de ses relations avec le grand
géomètre et comment, sur un point de mathématiques, il trouva lui-même des solutions dont
Laplace, qui les avait obtenues de longue main, voulut lui laisser tout le mérite devant
l’Institut. Cette passion qu’il eut d’abord pour la géométrie, M. Biot la portait encore
sur bien des objets, astronomie, physique, chimie, agriculture, et les plaisirs actifs,
chasse, pêche, nage ; vieux, il disait en souriant : « J’ai aimé dans ma vie bien
des choses. »
Faudrait-il en conclure qu’il s’est trop dispersé, et qu’il ait eu
le droit de se dire à lui-même comme La Fontaine :
J’irais plus haut peut-être au Temple de Mémoire,Si dans un genre seul j’avais usé mes jours… ?
Je ne le pense pas, et il me semble que le génie de l’invention proprement dite ayant fait défaut à M. Biot, il n’a pu que gagner à cette étendue, à cette variété et à cette combinaison de connaissances, qui suppléait parfois très heureusement à ce qu’il avait en moins comme originalité.
Les voyages de curiosité et de science l’occupèrent beaucoup. Le voyage aéronautique qu’il exécuta, en août 1804, avec M. Gay-Lussac, est célèbre. Cependant Gay-Lussac, plus opiniâtre, repartit seul en ballon moins d’un mois après pour compléter les observations. Nous trouvons M. Biot en 1805 gravissant le Jura et les Alpes en compagnie de Bonpland et de De Candolle ; ils coururent même des dangers par l’imprudence de ce dernier qui s’était fait leur guide. En 1806-1807, il est en Espagne avec Arago ; celui-ci, dans les pages pleines d’animation où il a raconté les accidents et aventures de cette expédition scientifique (Histoire de ma jeunesse), nous fait entrevoir que, vers la fin, Biot le laissa un peu en peine et le quitta peut-être un peu plus tôt qu’il n’aurait dû. Cet esprit actif, ardent, de M. Biot, n’était pas exempt, en effet, d’une certaine mobilité, et était capable de se prendre et de se déprendre assez brusquement.
Il s’était donné, à l’origine de l’Empire, un air d’opposition. Lorsqu’en 1804, l’Institut fut appelé à émettre un vote sur le nouvel établissement impérial, M. Biot s’y refusa, motivant son abstention sur ce qu’un Corps purement savant devait, selon lui, rester étranger à tout acte politique ;, et il cita à ce propos les vers de Voltaire :
Moi, j’attends dans un coin que l’imprimeur du Roi,M’apprenne pour dix sous mon devoir et ma loi.
Lagrange, qui n’assistait pas à la séance, ayant appris ce vote qui fit du bruit, en
gronda son jeune confrère et lui demanda de quoi il se mêlait de faire de l’opposition et
de citer des vers de Corneille. — « Ce sont des vers de Voltaire que j’ai
cités »
, répondit M. Biot ; La conversation en resta là, et Lagrange lui battit
froid quelque temps.
Ce n’était point que Lagrange mît aucune vivacité à ces questions, pour lui très
secondaires. M. Biot, dans la Notice qu’il lui a consacrée, s’est attaché à le justifier
de toute ardeur et de tout enthousiasme en pareille matière. Le plus grand des
mathématiciens, dans ses habitudes d’abstraction philosophique et de pures jouissances
intellectuelles, estimait que ces détails d’arrangement et de ménage humain, dont au reste
il savait doucement s’accommoder, ne méritent pas qu’on y prenne parti ni qu’on s’en
émeuve ; et comme le disait spirituellement M. Biot : « Ses formules, à lui,
étaient plus générales que cela. »
De tout temps M. Biot s’éleva avec vivacité et même avec une sorte d’amertume contre la
participation des savants à la politique. M. Bertrand, dans l’excellent discours qu’il a
prononcé sur la tombe de son illustre confrère, a relevé avec raison ce trait
caractéristique. Combien de fois n’avons-nous pas entendu M. Biot regretter ce temps où
M. Cuvier, non encore partagé par la politique ou par l’administration et tout entier à la
science, à la vie intellectuelle, prolongeait bien avant dans la nuit avec quelques amis
dignes de l’entendre, sous les grands arbres du Jardin des Plantes, des entretiens
« dignes de Platon ! »
C’était son mot. Il n’y trouvait de comparable et
d’égal dans ses souvenirs que ces autres entretiens de la petite société d’Arcueil,
groupée autour de Laplace et de Berthollet, et qui, active, régulière, ayant ses jours de
réunion et son recueil à elle, tout armée pour le progrès scientifique le plus avancé,
avait fini par inspirer quelque jalousie à l’Institut lui-même.
Il y aurait bien à répondre sans doute à cette théorie trop absolue que professait M. Biot sur ce parfait isolement et cet aparté de la science, et je ne vois pas pourquoi, arrivés au sommet de leur ordre et à la plénitude de leur vie, les savants ne seraient point légitimement appelés et invités à concourir de leurs lumières à la chose publique, à résoudre tant de questions pratiques et utiles qui intéressent la bonne police des sociétés humaines, et sur lesquelles ils ont qualité, plus que personne, pour décider. Nous n’aurions qu’à invoquer les services si éminents et si patriotiques rendus par la science pendant la Révolution, et que M. Biot lui-même nous a vivement et presque éloquemment exposés. Nous n’aurions qu’à rappeler qu’il lui est arrivé, à lui tout le premier, en deux occasions (1828 et 1835), de prendre l’initiative pour proposer les mesures qu’il estimait les plus avantageuses à l’approvisionnement de la capitale, tout comme l’aurait pu faire un membre du Conseil municipal de Paris. Mais enfin, cette opinion exclusive par laquelle il imposait en thèse générale l’abstention politique et administrative aux savants, était très ancrée chez M. Biot, et nous devions l’indiquer.
Nos opinions, y compris celles que nous estimons les plus libres et les plus désintéressées, ont presque toujours leur point de départ et d’appui, leur secrète racine dans notre organisation individuelle. Il faut le dire ici de M. Biot : cet homme si distingué n’avait point acquis, même avec les années, ce je ne sais quoi de ferme, de puissant dans la parole, de digne et de majestueux dans l’aspect, qui commande et qui impose, qui confirme au dehors l’autorité de la science, et la personnifie aux yeux de tous dans un de ses grands représentants, — ce qui faisait qu’on écoutait avec tant de respect et de silence un Cuvier, un Arago (malgré ses fautes de goût), et qu’on écoute aujourd’hui avec tant d’intérêt un Dumas. M. Biot n’avait point précisément les moyens et les qualités extérieures d’un rôle politique et public de savant ; il n’était point armé extérieurement pour l’attaque et pour la défense ; son geste était mince, familier, un peu cassant ; sa voix claire, un peu fluette, très suffisante dans sa jeunesse pour le professorat, s’était brisée d’assez bonne heure, et portait peu hors d’un cercle intime. Mais quand l’homme n’est pas ambitieux d’un côté, il l’est d’un autre. Son ambition, à lui, en se détournant de toute idée de fonction et d’action politique, s’était assigné un autre but. Il aspira, vers le milieu de sa carrière, à être le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences pour la partie physique et mathématique ; il s’y acheminait dès longtemps auparavant, il s’y préparait, et c’est probablement même dans le dessein de montrer son aptitude à ce noble emploi, qu’on le vit, de 1809 à 1812, se livrer à des productions littéraires assez diverses dont on s’expliquerait peu, sans cela, l’opportunité et la convenance dans une vie de savant si occupé. Il tenait à prouver à tous qu’il savait écrire. Aussi son désappointement fut-il grand lorsqu’en 1822, à la mort de Delambre, Fourier fut nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences ; on dit même qu’il en garda quelque temps rancune à l’illustre Compagnie et y parut moins assidûment dans les années qui suivirent. Il alla vivre à la campagne-et se mit à cultiver une propriété rurale qu’il avait acquise dans l’Oise. Ce désappointement se changea en un sentiment plus pénible encore, lorsqu’en 1830 Arago succéda en cette même qualité de secrétaire perpétuel à Fourier, et prit au sein du Corps savant une prépondérance qui dura entière jusqu’à la fin de sa vie (1853).
M. Biot mit dans la suite une certaine coquetterie bien permise à montrer ce qu’il aurait pu faire s’il avait été chargé d’écrire les Éloges des savants ; ses morceaux sur Gay-Lussac et sur Cauchy sont jugés excellents par ceux qui ont voix au chapitre.
L’histoire des relations de M. Biot et de M. Arago serait à faire, et, en en retranchant même ce qui ne paraîtrait pas digne de tous deux, il y aurait lieu d’y caractériser deux natures d’esprit et de tempérament tout à fait opposées, et qui devaient presque nécessairement en venir à se contredire et à se combattre : — Arago, ardent, puissant, robuste, doué de génie et capable d’invention, mais qui en fut trop distrait par d’autres qualités qui le tentèrent, par le besoin d’influer, par le talent d’exposer et d’enseigner, par un zèle aussi qu’on peut dire généreux à populariser la science, à en ouvrir à tous les voies et moyens, à en répandre et en propager les résultats généraux ou les applications utiles ; — Biot, esprit étendu, mais nature plus curieuse et plus déliée que riche et féconde, au sourire fin, à la lèvre mince, à la dent aiguë et mordante, dédaigneux du public sur lequel il avait peu de prise, jaloux de garder la science pour les seuls et vrais savants, pour ceux qu’il estimait dignes de ce nom. Il ne cessa d’être contraire à demi-voix à l’influence d’Arago au sein de l’Académie, aux innovations qui tendaient à faire de plus en plus large la part du public, à la divulgation régulière et prompte des discussions et des travaux, telles que l’ont établie les Comptes rendus hebdomadaires des séances. Quand je dis qu’il s’y opposait à demi-voix, je n’ai dans l’idée que ses paroles à l’intérieur de l’Académie ; car, par sa plume et dans le Journal des Savants, il ne cessa de faire ouvertement la guerre à cette publicité croissante qui a quelques inconvénients sans doute, mais qui est dans la loi du siècle, et qu’on peut vouloir régler, sans plus espérer de l’empêcher. On lit au tome II des Mélanges un morceau étendu dans lequel M. Biot a pris tous ses avantages en discutant cette question de publicité pour l’Académie des Sciences l’y remarque des appréciations très exactes et très bien rendues sur les mérites inégaux et divers de Delambre, de Cuvier et de Fourier, à titre de secrétaires perpétuels. Quelque opinion qu’on ait sur les conclusions un peu pessimistes de l’article, ce sont là de bonnes et très bonnes pages de littérature.
Ennemi de la publicité habituelle et fréquente pour les travaux de l’Académie des Sciences, M. Biot n’était pas moins opposé, dans l’histoire particulière des savants, à ce qui les fait trop connaître par les côtés singuliers et intimes de leur nature. Et ici il y a à distinguer : le premier mouvement de M. Biot était tout à fait contraire et même hostile à ces sortes de publications familières, épistolaires, qui nous révèlent les mœurs, la physionomie et aussi les incertitudes ou les faiblesses des grands hommes. Il n’aimait pas cela. Mais il revenait quelquefois, il réagissait contre son goût et son humeur, et son second mouvement était alors de profiter, à son tour, de ces documents nouveaux pour pousser plus avant lui-même l’étude des savants illustres. C’est ce qu’il n’a cessé de faire à l’occasion des nombreux écrits et témoignages originaux publiés en Angleterre sur Newton, et dont il s’était constitué dans le Journal des Savants le rapporteur très attentif, très fidèle, en même temps que le critique scrupuleux et sévère : on peut dire qu’en ce qui concerne Newton, il a été, pour la France, son historien de seconde main.
Une fois pourtant, et dans un cas tout pareil, son premier mouvement l’emporta : le professeur Uylenbroek, de Leyde, ayant publié deux volumes inédits de la Correspondance de Huyghens avec Leibniz et avec le marquis de L’Hôpital (1833), M. Biot donna cours, dans l’examen qu’il en fit au Journal des Savants (mai 1833), à un sentiment qui, sous sa forme discrète et son expression modérée, ne peut être qualifié au fond que de dénigrant et de malveillant :
« Les éditeurs de semblables recueils, disait-il en commençant, lorsqu’ils n’ont que des intentions honorables, ce qui est certainement le cas actuel, doivent bien examiner, avant de les émettre, si la gloire des hommes célèbres qu’ils ramènent ainsi sur la scène s’accroîtra par ces publications qu’eux-mêmes n’avaient point prévues ; ou si l’expression, pour ainsi dire surprise, des idées qu’ils n’avaient pas exposées au grand jour, aura une utilité générale, soit en ajoutant de nouvelles et réelles richesses à la masse des connaissances déjà acquises, soit en détruisant des erreurs que des hommes célèbres auraient accréditées ; soit, enfin, en redressant des injustices qui se seraient propagées sous l’influence de leur nom : car, si aucun de ces résultats ne doit être obtenu, la gloire de ce nom risque d’en être affaiblie plutôt qu’augmentée, ne fût-ce que par l’évanouissement du prestige de perfection qui s’y attachait. »
C’est donc au nom d’un prestige que M. Biot s’opposait à ce qu’on pût
acquérir une connaissance plus exacte et plus entière de ces grands hommes de la science.
Il réussit cette fois au-delà peut-être de ses vœux : se voyant accueilli avec cette
aigreur et presque censuré au nom de la morale et de la religion scientifique, au lieu de
recevoir les remerciements auxquels il se croyait des droits, le professeur de Leyde fut
découragé et en resta là, ne donnant pas la suite de cette Correspondance si intéressante
pour les géomètres. J’ai entendu appeler cet article de M. Biot « une mauvaise
action. »
Il y a lieu de penser qu’il en eut quelque regret, car l’article n’a
point été recueilli par lui dans ses Mélanges.
Ses articles sur Galilée, comme ceux qu’il a donnés. sur Newton, forment tout un ensemble qui offre bien de l’instruction et de l’intérêt, et ils laissent peu à désirer au point de vue de l’exposé et de la netteté de l’analyse. Je conçois pourtant l’espèce d’impatience qu’il ont donnée à quelques lecteurs, notamment à sir David Brewster, dont on a pu lire la protestation et la réfutation chaleureuse (Revue britannique, juillet 1861). L’effet que produit ce travail de M. Biot, intitulé la Vérité sur le procès, de Galilée ; est singulier à la longue : chaque détail est exact, on l’admet ; chaque réflexion même, amenée chemin faisant, paraît juste, chaque conjecture plausible, et pourtant le tout laisse une impression équivoque. C’est, que M. Biot, dans son impartialité froide et calculée, affecte trop de plaider les circonstances atténuantes, de la persécution : il n’a pas un moment d’indignation pour tant de bêtise, sinon de cruauté ; il n’a pas un mouvement à la Pascal ! — Allons ! Galilée a été traité avec égard dans son martyre ; il n’a pas été plongé dans un cachot, il n’a pas été soumis à la question rigoureuse ni à la torture pour avoir soutenu et prouvé que la terre tourne : que demandez-vous de mieux ? Allons, Galilée, levez-vous, et, au lieu de dire aux inquisiteurs : Et pourtant elle tourne ! remerciez ces messieurs de leur bonté grande, et allez publier partout les effets de leur clémence. Car c’est votre faute, après tout, et vous avez bien votre meâ culpâ à faire ; vieillard de soixante et dix ans, vous avez été imprudent comme un jeune homme ; vous avez traité, quoique déjà averti, des sujets défendus ; vous y avez mêlé des railleries peu séantes, vous avez prêté à un personnage ridicule de vos Dialogues les opinions du Pape lui-même. Il ne vous est arrivé, en fait de désagréments, que ce que vous vous êtes attiré de gaieté, de cœur, et en le voulant bien. — Oh ! certes, quand il écrivait son Essai sur l’Histoire des Sciences pendant la Révolution, M. Biot n’aurait point eu de ces froideurs ni de ces pour et contre si prolongés et si balancés, dans le duel entre la science et la théologie. C’est, on le devine, même quand M. l’abbé Moigno ne nous l’aurait pas appris (n° du Cosmos du 7 février 1862), c’est que le vieillard avait changé, c’est qu’il avait remis depuis des années sa conscience en des mains pieuses, mais en des mains étrangères ; c’est que le Père de Ravignan ou le Père de Pontlevoy, cités avec éloge à un endroit du travail, avaient passé par là, et qu’il y a un petit souffle imperceptible venu du Vatican ou du voisinage, qu’on ne voit pas, mais qu’on sent, et qui, dans ce compte rendu du procès de Galilée, est bien capable à la fin d’irriter les âmes non patelines et grossièrement généreuses14.
M. Biot eut, dans ses dernières années, une satisfaction des plus vives, une des
jouissances les plus sensibles à l’esprit d’un savant. J’ai dit, en me faisant l’écho des
voix les plus autorisées, que l’invention n’était pas son fort ; mais il était très
curieux et très empressé a se porter du côté où s’annonçaient des découvertes nouvelles. A
défaut d’initiative, il avait l’ardeur et une grande faculté d’assimilation. M. Biot
s’était de tout temps occupé de la branche de physique qu’on appelle Optique, et qui se
traite à la fois par l’expérience et par l’application rigoureuse du calcul. Cependant de
récentes découvertes avaient été faites dans cette branche sur les phénomènes des rayons
dits polarisés, par Malus, par Fresnel, par Arago ; et M. Biot en était
encore à se hâter sur leurs traces, à tâtonner ou à essayer de contredire. Le tome Ier des Mémoires scientifiques d’Arago fournit à ceux qui
ont le mérite de comprendre ces hautes discussions la preuve de ces velléités de
concurrence ou de résistance également réfutées. Mais enfin M. Biot eut, à son tour, sa
découverte : il fit une remarque féconde en conséquences, et à l’aide de laquelle il put
indiquer et conseiller l’emploi de la lumière polarisée pour étudier diverses questions de
mécanique chimique. Arago paraît bien avoir prédit avant lui que l’optique apporterait un
jour à la chimie des secours inespérés ; mais M. Biot fit un pas de plus dans cette voie
et donna le moyen de l’application. Je ne puis que courir sur des sujets où j’ai si peu le
droit de parler en mon nom. C’était, de bons juges me l’affirment, c’était un des talents
de M. Biot « de mettre volontiers en œuvre, à l’occasion de chaque question, toutes
les ressources dont dispose la science, en employant parfois les plus étrangères aux
savants dont il abordait la spécialité. »
Ainsi, dans le cas présent, il
apportait aux chimistes le secours de l’optique pour, démêler certaines qualités
distinctives des molécules dans les produits organisés. Il était fier, et avec raison, de
cette découverte : « Auparavant, disait-il, les chimistes ressemblaient à des
architectes qui, pour connaître un édifice, auraient commencé par le démolir et auraient
prétendu ensuite juger de sa structure intérieure d’après la nature, le nombre et le
poids des matériaux bruts, au lieu que maintenant, dans bien des cas, on peut saisir la
constitution intime des corps sans les endommager, et distinguer les propriétés
essentielles des particules mêmes en situation. »
— Se plaignant que les
chimistes tardassent trop à user de ce nouveau moyen d’investigation délicate :
« Les chimistes ne sont que des cuisiniers, disait-il encore ; ils ne savent pas
tirer parti de l’admirable instrument que je leur ai mis entre les mains. »
Mais, enfin, il y eut de jeunes et habiles chimistes qui en essayèrent et qui donnèrent à
M. Biot cette satisfaction suprême de voir qu’il ne s’était pas trompé dans ses prévisions
favorables : je nommerai surtout M. Berthelot et M. Pasteur.
Ce dernier a raconté que le jour où il fut appelé dans le cabinet de M. Biot que
l’Académie lui avait donné pour commissaire, et sous les yeux duquel il avait à répéter
l’expérience décisive d’un de ses beaux mémoires, au moment où le résultat annoncé se
produisit, M. Biot, visiblement ému, le saisit par le bras et lui dit : « Mon cher
enfant, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le
cœur. »
C’est en vertu de l’observation de M. Biot et au moyen du rayon polarisé, que la médecine a appris à distinguer par un diagnostic certain la maladie dite du diabète, et à reconnaître les moindres traces de sucre dans les sécrétions urinaires. Signalée et dénoncée dès son origine, cette cruelle maladie a chance d’être combattue avec avantage et encore à temps peut-être pour être guérie. Lui, qui en toute occasion paraissait assez peu se soucier de l’application des sciences et semblait ne mettre de prix qu’à la recherche pure, il était très sensible à cette application-là.
M. Biot s’est plu à retracer l’historique de sa découverte et de toutes ses conséquences dans un dernier travail inséré dans les Annales de Chimie et de Physique, et qu’il appelait son testament scientifique (mai-août 1860). Son testament philosophique, ou ce qu’il appelait moins justement de ce nom, se trouverait dans le Journal des Savants de mars à mai 1852 : c’est une suite d’articles sur Cotes et Newton.
Le dernier travail, pourtant, qui l’ait occupé et passionné, est celui où il traite à fond de L'Astronomie indienne et chinoise ; se faisant aider de M. Adolphe Régnier pour le sanscrit, et pour la partie chinoise de M. Stanislas Julien ; animé par le souvenir de son fils enlevé prématurément, et qui s’était occupé de ces mêmes études, il a fait dans l’année qui précéda sa fin une œuvre considérable, tout un livre, qui court risque de ne pas rencontrer un seul contradicteur : car il y a à peine des juges. Que de connaissances il faudrait réunir, en effet, pour le suivre utilement et pour réussir à se former un avis sur un sujet si ardu et si complexe !
M. Biot causait à merveille. Sa conversation était très personnelle, mais on accorde cela
a la conversation des vieillards et des hommes célèbres. Les premières fois que j’eus
l’honneur de causer avec lui, je crus m’apercevoir que, si on le laissait faire, il aimait
assez la méthode de Socrate, c’est-à-dire à vous supposer quelque idée fausse que souvent
vous n’aviez pas, et à se donner le plaisir de la réfuter en se faisant naturellement la
belle part, — un peu comme Béranger. Je ne m’y suis point prêté. Mais sur les temps
anciens, sur la grande époque de sa jeunesse, sur les savants du premier ordre dont il
avait gardé le culte, il était très intéressant à écouter. Sans être très neuf d’idées en
causant ni très original là pas plus qu’ailleurs, il avait à l’occasion des mots fins et
qui ont toute leur valeur et leur agrément dans la vieillesse. Il est d’usage, à
l’Académie française, que le directeur ou président en exercice, lorsqu’un membre meurt,
préside également la séance et prononce le discours solennel le jour où ce membre est
remplacé et où l’on reçoit son successeur : le mort, tout naturellement, y est fort
célébré. Un jour que M. Guizot venait d’être élu directeur, M. Biot s’approcha de lui et,
pour tout compliment, lui dit : « C’est tentant ! »
Fontenelle n’eût pas
mieux trouvé.
Une autre fois, à la mort du spirituel géomètre, M. Poinsot (que par parenthèse il
n’aimait pas), M. Biot, s’adressant à un jeune confrère, M. Bertrand, plus au fait que lui
des travaux modernes de mathématiques, lui demanda quel était le géomètre pur le plus en
voie de se distinguer. Il lui fut répondu : « M. Bour ; mais il ne sera en mesure
que dans trois ou quatre ans. »
— « Allons, répondit M. Biot, par un
brusque retour sur lui-même, je vois qu’il ne faut pas que je me dépêche. »
Ce
mot est la contre-partie du précédent.
Un jour, sur la même question à peu près qu’il adressa encore à M. Bertrand :
« Quel est le jeune géomètre qui vous paraît avoir le plus d’avenir ? »
et sur la même réponse qui lui fut faite : « C’est M. Bour »
ce dernier qui
était en province reçut, peu après, une caisse contenant six gros volumes, formant un exemplaire unique des œuvres de Lagrange, lesquelles n’ont jamais été
recueillies et sont éparses dans les mémoires des diverses Compagnies savantes. L’envoi
portait cette indication : « Offert par Lagrange à Condorcet, — par Condorcet à
Lacroix, — par Lacroix à M. Biot, — par
M. Biot à M. Bour, — par M. Bour à… »
Le nom en blanc, pour bien marquer
l’intention que le legs précieux, ainsi transmis de main en main au plus digne, continuât
de l’être encore sans courir la chance d’être divisé et dispersé.
Examinateur à l’École de Saint-Cyr, un jour M. Biot y rencontra parmi les élèves un
Montmorency qu’il interrogea et qui répondit fort bien. Il lui exprima son approbation, en
ajoutant ces mots qui résument, ce me semble, à merveille le genre d’égards qui restent
dus aux anciens noms historiques, dans la juste et stricte mesure des idées de 89 :
« On vous doit, monsieur, les occasions de vous distinguer ; mais souvenez-vous
bien toute votre vie qu’on ne vous doit que cela. »
M. Biot était et demeura jusqu’à la fin un liseur infatigable ; on ne se fait pas idée de la quantité de livres de toutes sortes qu’il essayait et que quelquefois il dévorait d’un bout à l’autre. La Bibliothèque de l’Institut avait peine à suffire à sa consommation de chaque semaine. Il n’avait guère de patience dans ses prompts désirs de lecture, et aurait voulu être servi aussitôt. Il est peu d’esprits qui conservent ainsi jusqu’au terme toute leur vivacité d’appétit intellectuel. Je dirai presque qu’il y avait excès chez lui, et que cette curiosité un peu vague, toujours prête et toujours avide, était en disproportion avec l’objet et le résultat. Tant et de si diverses lectures, à cet âge, peuvent distraire et amuser, mais ne nourrissent plus. Ce qui est vraiment beau pour un savant et ce qui mérite d’être envié en effet de tous ceux qui ont connu les plaisirs de l’esprit, c’est qu’il se maintint constamment frais et dispos d’intelligence, et qu’il vécut, presque jusqu’à la dernière heure de la vie de la pensée.