(1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Biot. Essai sur l’Histoire générale des sciences pendant la Révolution française. »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Biot. Essai sur l’Histoire générale des sciences pendant la Révolution française. »

M. Biot.
Essai sur l’Histoire générale des sciences pendant la Révolution française11.

Mélanges scientifiques et littéraires12

C’est un grand désavantage d’avoir à parler d’un homme éminent lorsqu’on ne peut se transporter tout d’abord au cœur de son œuvre et au centre de sa supériorité, lorsqu’on est obligé de se tenir dans les dehors en quelque sorte et les accessoires ; il est périlleux de prétendre juger d’un pays dont on n’a pas visité la capitale (si capitale il y a) et qu’on n’a traversé et entamé que par les bords. M. Biot, géomètre et physicien des plus distingués, nous échappe par ces aspects principaux. J’ai dû cependant me faire une première idée du savant si considérable, avant de me prendre à l’écrivain, et j’ai recueilli les témoignages.

Les hommes compétents auxquels je me suis adressé se sont généralement accordés à me représenter M. Biot comme un savant doué au plus haut degré de toutes les qualités de curiosité, de finesse, de pénétration, d’exactitude, d’analyse ingénieuse, de méthode et de clarté, de toutes les qualités enfin essentielles et secondaires, hormis une seule, le génie, je veux dire l’originalité et l’invention. Succédant à la génération puissante et féconde des Lagrange, des Laplace, des Monge, venant aussitôt après en tête des générations qui comptèrent avec honneur dans leurs rangs les Poisson, les Malus, les Gay-Lussac, les Ampère, les Poinsot, les Cauchy, les Fresnel, les Arago, il embrassa par l’étendue et la curiosité de son esprit la totalité des connaissances et des découvertes de ses devanciers et de ses contemporains ; il prit une part active, incessante, à tous les travaux de la science de son temps par ses recherches, par ses perfectionnements, par ses applications et ses allées et venues fréquentes d’une branche à l’autre, par ses remarques diverses, multipliées, et ses additions successives, par ses exposés et ses traités généraux que distinguent la netteté et même l’élégance ; mais il inventa peu, moins qu’aucun de tous ceux que je viens de nommer, et dont quelques-uns n’étaient peut-être pas appréciés par lui à leur juste valeur. En un mot, M. Biot était en première ligne, mais dans le second rang des savants ; il venait immédiatement après les héros de la science. Il était de ceux qui arrivent à leur tour au sommet de leur ordre, par le mérite et les services aidés de l’ancienneté. Sa longue et studieuse vieillesse, l’emploi actif, constant, animé, ingénieux, qu’il fit jusqu’à la fin de ses facultés excellentes, achevèrent de mettre tant d’heureuses qualités dans leur plus beau jour, et lui ont justement mérité le titre qui lui a été décerné de vieillard illustre. Ravi au milieu de la carrière et après l’âge des inventions proprement dites, il n’eût été qu’un savant très-distingué de moins, mais sans laisser après lui de phare allumé ni de trace lumineuse. Bien lui prit, comme à Fontenelle, non seulement de vieillir, mais de savoir vieillir, d’hériter avec habileté et prudence des renommées disparues, de rester le dernier et le seul représentant parmi nous de tout un âge héroïque de la science, dont il discourait volontiers comme un Nestor, d’avoir gardé un vif amour de la pure science en elle-même, de l’avoir cultivée jusqu’à sa dernière heure, et d’avoir su trouver à propos dans l’érudition, dans la littérature, un complément et un prolongement varié qui est venu se confondre peu à peu, en la grossissant, dans sa réputation première.

Quoiqu’il aimât beaucoup à raconter, on sait peu de choses précises sur sa jeunesse et les premiers temps de sa vie ; car les anecdotes contées et écoutées debout, au coin de la cheminée, s’envolent et, il lui répugnait de rien écrire qui ressemblât à une biographie, ou même de répondre aux questions de ce genre, pour peu qu’elles eussent un but. Il me le disait encore tout récemment à l’occasion des Mémoires de M. de Candolles : il ne comprenait pas qu’on occupât ainsi le public de soi ; je ne donne pas cette opinion comme juste, mais comme sienne. M. Biot avait bien des opinions personnelles en contradiction avec celles de ses contemporains, et il est possible que cette idée d’être en contradiction avec eux y entrât pour quelque chose.

Né à Paris en 1774, il fit ses études au collège Louis-le-Grand, et les fit bien ; puis la Révolution le prit : il fut de la levée en masse de 1793, et servit comme canonnier dans l’armée du Nord. Il assista à la bataille de Hondschoote. Il aimait à parler de ce temps-là, des circonstances qui précédèrent et suivirent la bataille. Quand on ne l’a connu que vieux, on ne se figure guère M. Biot soldat, pas plus que Fauriel ou Droz ; ils le furent pourtant, et d’assez bonne grâce. M. Biot, qui se sentait un certain goût pour son métier d’artilleur, avait même inventé un petit instrument, une petite hausse, qu’il adaptait à sa pièce pour mieux pointer. Un jour, au tir, ce fut lui qui renversa le tonneau. Un général qui assistait à l’exercice demanda le nom de l’adroit tireur, et voulut donner au canonnier Biot une pièce de cinq francs qui fut noblement refusée. Voici une autre anecdote que j’ai recueillie de sa bouche ; je demande à la répéter ici dans les mêmes termes que je lui ai soumis et que je lui ai fait en quelque sorte adopter, un jour que je m’étais appliqué à reproduire son récit aussi fidèlement que possible :

« M. Biot, à dix-neuf ans, soldat et canonnier, revenait de la bataille de Hondschoote : fort malade, ayant un commencement de plique, il ne pouvait se traîner. Il résolut pourtant de traverser le nord de la France avec un billet d’hôpital, sans passe-port, pour revenir au moins mourir chez sa mère. Entre Ham et Noyon, sur la grande route, se traînant comme il pouvait, appuyé sur son sabre, il entend venir une voiture : « Si c’est une charrette, se disait-il, je monterai dessus. » C’était un cabriolet : un jeune homme élégant était dedans, qui lui dit : « Mais, mon camarade, où allez-vous ? vous ne pouvez vous traîner ? » M. Biot lui dit ce qu’il était et sa résolution. Le jeune homme lui offre une place dans son cabriolet ; M. Biot accepte, et l’on cause… « Comment êtes-vous aux armées ? Quel est l’esprit de l’armée en face de l’ennemi ? » — « Ils parlent allemand, et nous français ; ils nous tirent des coups de fusil, et nous leur répondons par des coups de canon. On nous envoie un journal, le Jacobin, que nous brûlons régulièrement tous les matins. » — « Mais vous avez donc reçu de l’éducation ? » — « Mais oui. » — « Où avez-vous fait vos études ? » — « à Louis-le-Grand. » — « Et moi aussi. » Et là-dessus de causer des professeurs. Arrivés à Noyon, le jeune homme conduit M. Biot dans sa famille, très aimable, et l’y installe ; celui-ci couche dans un bon lit pour la première fois depuis des mois. Puis le lendemain, son bienveillant introducteur et guide lui offre une place pour Paris : M. Biot accepte encore. À chaque relais venaient des gendarmes pour demander des papiers ; un simple mot du jeune homme les satisfaisait, et l’on passait. À Compiègne on fut retardé pourtant ; le Comité révolutionnaire, sachant qu’il y avait un militaire dans la voiture, exigea qu’il comparût. On descendit M. Biot de voiture, et on l’aida à monter, en lui donnant le bras, dans la salle du Comité. Mais là le jeune homme s’emporta contre le Comité, qui employait de tels procédés contre un soldat de la République ; il les traita comme des misérables, et ils le reconduisirent avec excuses, très humblement. Arrivé à Paris, déposé à la porte de sa mère, M. Biot demande au jeune homme de savoir le nom de celui à qui il a tant d’obligations. — Il lui fut répondu : Saint-Just, — avec l’adresse à un certain hôtel. — Après un mois et plus de maladie, lorsque le convalescent put aller à l’adresse indiquée, Saint-Just n’y était plus, et M. Biot ne l’a jamais revu depuis. »

Lorsqu’on demandait à M. Biot pourquoi il n’avait jamais écrit lui-même cette particularité curieuse, il répondait que, pour cela, il n’était point assez sûr d’avoir eu affaire en effet à Saint-Just en personne, au terrible Saint-Just, qui aurait joué envers lui ce rôle de bienfaiteur inconnu. L’esprit exact de M. Biot se faisait des objections : Saint-Just ne paraît point avoir été, même une seule année, au collège Louis-le-Grand, et le jeune homme du cabriolet en parlait très pertinemment et comme très au fait de la maison. Cependant, à la date du retour en France de M. Biot, Saint-Just était effectivement en mission dans le Nord, et il a bien pu se rencontrer en route avec le jeune soldat, plus ou moins déserteur pour cause de maladie. De plus, il a pu se dire ancien élève de Louis-le-Grand pour mieux gagner sa confiance. Sans avoir été lui-même à Louis-le-Grand, il avait eu peut-être dans les élèves quelque ami particulier qui l’avait tenu au courant. Quoi qu’il en soit, il est difficile de supposer qu’un autre que Saint-Just ait exercé cette autorité durant le voyage et ait usurpé son nom au dernier moment. Pourquoi ne pas admettre que Saint-Just fut humain ce jour-là ? Il y a des heures pour tout.

M. Biot, rétabli, se retrouve peu après en qualité d’élève, et des plus zélés, à l’École polytechnique, une belle fondation de la Convention délivrée, et qui, avec l’établissement de l’École normale, honore à jamais le génie de cette première époque restauratrice, où l’esprit humain revenu à peine d’une terrible oppression n’avait pourtant rien perdu encore, comme cela se vit plus tard, de sa hardiesse et de sa grandeur.

Je ne sais si M. Biot sut gré à la Convention, autant qu’il l’aurait dû alors, de ces derniers bienfaits scientifiques ; il paraît bien qu’au 13 vendémiaire il était sur les marches de Saint-Roch avec les Sections insurgées. Arrêté, il se réclama de Monge, qui le reconnut pour un de ses meilleurs élèves, et le sauva.

Quelque chose de l’esprit sinon républicain, du moins philosophique de ces ardentes années, vivait pourtant en lui. Ce n’est point d’ordinaire la chaleur ni aucune inspiration émue ou éloquente qui distingue les écrits littéraires sortis de cette plume de savant ; soignés, élégants, d’une justesse ornée, parfois d’une simplicité un peu coquette, ils sont en général destitués de mouvement et de vie : un seul de ses écrits fait exception, c’est le précis intitulé : Essai sur l’Histoire générale des Sciences pendant la Révolution française, qui avait été composé pour servir de préface à une nouvelle édition du Journal des Écoles normales, et qui fut publié séparément (1803). Un souffle généreux y a passé, et ce souffle est celui qui animait l’élite des jeunes générations se remettant en marche avec espérance au lendemain de la Terreur. La doctrine de la perfectibilité dans son sens le moins contestable y est fermement maintenue. L’intelligence humaine en possession des méthodes modernes, de ces méthodes précises et graduelles « qui lui donnent non des ailes pour l’égarer, mais des rênes qui la dirigent, » y reçoit des hommages qui ne sont, à les bien prendre, qu’un juste et fier encouragement. Les sciences, « unies par une philosophie commune, » y sont montrées « s’avançant de front, les pas que fait chacune d’elles servant à entraîner les autres. » Plus de danger sérieux désormais pour l’ensemble des connaissances humaines ainsi liées étroitement et toutes solidaires entre elles, plus de période rétrograde possible depuis la découverte de l’imprimerie :

« Lorsqu’au milieu d’une nuit obscure, perdu dans un pays sauvage, un voyageur s’avance avec peine à travers mille dangers ; s’il se trouve enfin au sommet d’une haute montagne qui domine un vaste horizon, et que le soleil, en se levant, découvre à ses yeux une contrée fertile et un chemin facile pour le reste du voyage, transporté de joie, il reprend sa route, et bannit les vaines terreurs de la nuit. Nous, à la vive lumière de la philosophie, oublions donc aussi ces craintes chimériques du retour de l’ignorance, et marchons d’un pas ferme dans l’immense carrière désormais ouverte à l’esprit humain. »

Ainsi parlait le jeune savant ; et plein d’un profond sentiment d’horreur pour le régime oppressif et ignare qu’on avait subi, pour ce retour inouï de barbarie en pleine civilisation, il montrait pourtant avec une satisfaction élevée le rôle honorable et indispensable des savants au fort de la crise et leur empressement courageux à répondre à l’appel de la patrie, tout décimés qu’ils étaient alors par l’échafaud. Il y a là, chez M. Biot, de belles pages et dignes d’être recueillies textuellement par l’histoire ; celle-ci, par exemple :

« La France touchait à sa perte ; Landrecies, le Quesnoy, Condé, Valenciennes, étaient au pouvoir de l’ennemi ; Toulon s’était livré aux Anglais : des flottes nombreuses tenaient la mer et effectuaient des débarquements. Au-dedans, la famine et la terreur ; la Vendée, Lyon, Marseille, en état de révolte. Point d’armes, point de poudre, aucun allié qui pût ou qui voulût en fournir ; et, pour toute ressource, un gouvernement anarchique, sans plan, sans moyens de défense, habile seulement à persécuter. Tout annonçait que la République allait périr avant d’avoir eu une année d’existence.

Dans cette extrémité, on appela au Comité de salut publie deux nouveaux membres, que l’on chargea de la partie militaire.

Ils organisèrent les armées, conçurent des plans de campagne, préparèrent les approvisionnements.

Il fallait armer neuf cent mille hommes ; et, ce qui était plus difficile, il fallait persuader la possibilité de ce prodige à un peuple méfiant, toujours prêt à crier à la trahison. Pour cela, les anciennes manufactures n’étaient rien : plusieurs, situées sur les frontières, étaient envahies par l’ennemi. On les recréa partout avec une activité jusqu’alors inconnue. Des savants furent chargés de décrire et de simplifier leurs procédés ; la fonte des cloches donna tout le cuivre nécessaire. L’acier manquait, on n’en pouvait tirer du dehors, l’art de le faire était ignoré ; on demanda aux savants de le créer, ils y parvinrent ; et cette partie de la défense publique devint indépendante de l’étranger…

La poudre était ce qui pressait le plus : le soldat allait en manquer. Les arsenaux étaient vides. On assembla la Régie pour savoir ce qu’elle pourrait faire. Elle déclara que ses produits annuels s’élevaient à trois millions de livres ; qu’ils avaient pour base du salpêtre tiré de l’Inde ; que des encouragements extraordinaires pouvaient les porter à cinq millions, mais qu’on ne devait rien espérer de plus. Lorsque les membres du Comité de salut public annoncèrent aux administrateurs qu’il fallait fabriquer dix-sept millions de poudre dans l’espace de quelques mois, ceux-ci restèrent interdits ; « Si vous y parvenez, dirent-ils, vous avez des moyens que nous ignorons. »

C’était cependant la seule voie de salut. On ne pouvait songer au salpêtre de l’Inde, puisque la mer était fermée. Les savants offrirent d’extraire tout du sol de la République. Une réquisition générale appela à ce travail l’universalité des citoyens. Une Instruction courte et simple, répandue avec une inconcevable activité, fit, d’un art difficile, une pratique vulgaire. Toutes les demeures des hommes et des animaux furent fouillées. On chercha le salpêtre jusque dans les ruines de Lyon, et l’on dut recueillir la soude dans les forêts incendiées de la Vendée.

Les résultats de ce grand mouvement eussent été inutiles, si les sciences ne les eussent secondés par de nouveaux efforts. Le salpêtre brut n’est pas propre à faire de la poudre ; il est mêlé de sels et de terres qui le rendent humide et diminuent son activité. Les procédés employés pour le purifier demandaient beaucoup de temps ; le seule construction des moulins à poudre eût exigé plusieurs mois : avant ce terme, la France était subjuguée. La Chimie inventa des moyens nouveaux pour raffiner et sécher le salpêtre en quelques jours. On suppléa aux moulins en faisant tourner par des hommes des tonneaux où le charbon, le soufre et le salpêtre pulvérisés étaient mêlés avec des boules de cuivre. Par ce moyen la poudre se fit en douze heures. Ainsi se vérifia cette assertion hardie d’un membre du Comité de salut public : « On montrera la terre salpêtrée, et cinq jours après on en chargera le canon. »

Certes, de telles pages, si fermes, si continues, et où la précision s’allie au mouvement, ne font pas tort à la verte jeunesse de celui dont nous avons si longtemps goûté les beaux, exacts et un peu froids articles dans le Journal des Savants. Celui qui écrivait avec ce premier feu n’était pas encore si loin du canonnier de Hondschoote, et n’avait pas oublié l’odeur de la poudre. On n’a pas toujours eu quatre-vingt-huit ans.

Au moment même où la science rendait les éminents services qu’il vient vivement de nous décrire, elle voyait la mort planer sur elle et frapper les plus nobles têtes : Lavoisier, Bailly, Condorcet. Elle n’y regardait pas, non plus que le vaillant soldat ne s’arrête aux morts dans la bataille, et elle continuait de travailler. Un jour, un officier dépêché d’une de nos frontières arrive au Comité de salut public ; il annonce que les armées sont en présence, mais qu’on n’ose envoyer le soldat au feu parce que les eaux-de-vie sont empoisonnées : des malades qui en ont bu dans les hôpitaux sont morts. Il demande qu’on fasse en toute hâte l’expertise, et il n’attend que l’ordre de repartir sur-le-champ. On assemble à l’instant les plus habiles chimistes, et on leur enjoint d’analyser les eaux-de-vie dans la journée même, d’indiquer l’espèce de poison et le remède. Remarquez bien qu’on leur demande d’indiquer le poison ; car, en ces temps de soupçon et de haine, on n’hésite pas, on a besoin de croire à toutes les sinistres rumeurs ; elles font partie de l’exaltation publique et la soutiennent ; et c’est Robespierre, le plus soupçonneux des hommes par tempérament et par système, qui préside le Comité. Les savants, après s’être livrés à l’analyse la plus minutieuse, pour laquelle on leur a laissé à peine le temps nécessaire, paraissent, — j’allais dire comparaissent, — Berthollet en tête, devant le Comité assemblé : ils déclarent dans leur Rapport « que les eaux-de-vie ne sont point empoisonnées ; qu’on y a seulement ajouté de l’eau dans laquelle se trouve de l’ardoise en suspension, en sorte qu’il suffit de les filtrer pour leur ôter toute propriété nuisible :

« Robespierre, qui espérait une trahison, demande aux commissaires s’ils sont bien sûrs de ce qu’ils viennent d’avancer. Pour toute réponse, un d’eux (Berthollet) fait apporter un filtre, y passe la liqueur, et n’hésite pas à en boire : tous les autres suivent son exemple, « Comment, lui dit Robespierre, osez-vous boire de ces eaux empoisonnées ? » — « J’ai bien osé davantage, répondit-il, quand, j’ai mis mon nom au bas du Rapport. »

Le mot, dans son genre, est sublime.

Lorsqu’il s’agit, la Terreur passée, de réorganiser l’instruction publique, et dans l’instruction publique les hautes sciences, l’enseignement supérieur, de tout rapprendre, de tout recréer à la fois, et d’improviser en quelque sorte une civilisation, comme on avait tout à l’heure improvisé la guerre, M. Biot trouve de nobles paroles pour caractériser ce nouvel effort héroïque d’où sortirent l’École polytechnique dans sa première forme plus ouverte et plus libre que depuis, et surtout l’École normale d’alors qui dura peu, mais qui donna, dans cette résurrection des esprits, une impulsion puissante et décisive, — assez pour que sa destinée fût remplie :

« On voulut qu’une vaste colonne de lumière sortit tout à coup du milieu de ce pays désolé, et s’élevât si haut, que son éclat immense pût couvrir la France entière et éclairer l’avenir… Ce peuple, qui avait vu et ressenti en peu d’années toutes les secousses de l’histoire, était devenu insensible aux impressions lentes et modérées ; il ne pouvait être reporté aux travaux des sciences que par une main de géant. »

Ces géants civilisateurs et pacifiques qui remirent alors en peu de mois l’édifice entier sur ses bases, se nommaient Lagrange, Laplace, Monge, Berthollet… moment immortel !

M. Biot s’annonçait alors comme leur héritier ; il fut jusqu’au bout leur disciple reconnaissant, respectueux et fidèle.

Après l’enseignement supérieur, on s’occupa de l’enseignement élémentaire, « le plus difficile, dit M. Biot, et le plus important de tous. » Et il en prend occasion d’exprimer à ce sujet ses propres idées et les conditions qu’il estime indispensables au progrès, à savoir : — alliance et union étroite des sciences et des lettres : « Sans les sciences la nation la plus lettrée deviendrait faible et bientôt esclave ; sans les lettres la nation la plus savante retomberait dans la barbarie ; » — enchaînement des sciences les unes aux autres : « Cette union fait leur force et leur véritable philosophie ; elle seule a été la cause de tous leurs progrès » ; — une certaine liberté et latitude laissée aux professeurs dans la pratique :

« Il faut, disait-il, que les professeurs soient guidés et non pas asservis. Si tout est fixé, jusqu’aux moindres détails, il n’y a plus d’émulation : que l’objet de l’enseignement soit déterminé ; que la forme générale en soit réglée ; qu’il soit dirigé par une réunion d’hommes éclairés, mais que l’instruction publique soit vivante : que l’on cherche à exciter les esprits plutôt qu’à les enchaîner. Ainsi, point de corporations enseignantes, elles ressemblent à ces statues antiques qui servaient autrefois à guider les voyageurs, et dont le doigt immobile indique encore, après des milliers d’années, des routes qui n’existent plus. »

Voilà du talent. — Je me suis étendu à dessein sur le plus ancien et le plus chaleureux des écrits de M. Biot, parce que pour une raison ou pour une autre, et sans doute parce qu’il l’estimait trop accentué dans le sens philosophique, dans le sens de Condorcet dont il était fort revenu, il n’a pas jugé à propos de le recueillir dans ses trois volumes de Mélanges. Il est assez singulier toutefois que, reproduisant avec autant de soin ses anciens titres littéraires, il ait précisément omis celui qui fut et qui est encore le plus vivant, celui qui mérite d’être cité, comme il l’a été, en effet, dans toute histoire littéraire un peu complète de la Révolution.

Les volumes de Mélanges contiennent quelques articles insérés au Mercure de France, à ce Mercure déjà mort ou mourant dès le temps de La Bruyère, depuis lors remourant sans cesse, et qu’on essayait de ressusciter en 1809, sous le titre de Nouveau Mercure. Dans l’un de ces articles intitulé : De l’influence des idées exactes dans les ouvrages littéraires, M. Biot s’en prend à quelques fausses vues qui ont été la source de fausses beautés dans les écrits de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand. Il y dit des choses très justes. Je fais une remarque : sa critique principale, qui porte sur le système des causes finales de Bernardin de Saint-Pierre, très-nette, très-franche et sans réserve dans son expression première, est corrigée et atténuée par une note ajoutée depuis, où l’on trouverait, en y regardant bien, l’indice d’une certaine timidité de pensée qu’il avait acquise en vieillissant. M. Biot, en 1809, ne craignait point d’avoir l’air de parler des causes finales comme Lucrèce, et de l’intervention de la volonté divine dans l’ordre physique comme Laplace ; ce genre de scrupule, du moins, ne lui venait pas. Il semble avoir quelque peu modifié son point de vue en vieillissant.

Littérateur correct et instruit, il établit dans cet article un principe qu’il pousse un peu loin, et sur lequel il ne varia jamais : c’est que les grands écrivains et les grands poètes du passé, Homère tout le premier et ensuite Virgile, lequel, dit-il, « avait plus de goût encore qu’Homère, » n’ont jamais rien dit, n’ont jamais employé pour peindre les choses un seul mot qui ne fût pris dans la nature : « On ne rencontre pas dans les Géorgiques une seule expression impropre, une seule épithète oiseuse ou inexacte. » Je me rappelle qu’un jour, citant ces vers où Virgile nous décrit les signes extraordinaires qui éclatèrent à la mort de César : « Combien de fois l’Etna n’a-t-il point vomi des laves et des flammes ! Toute la Germanie entendit retentir dans l’air le fracas des armes ; les Alpes ressentirent des tremblements de terre inaccoutumés… insolitis tremuerunt molibus Alpes , » il insistait sur le mot insolitis : « Ne croyez pas, disait-il, que Virgile l’ait mis au hasard ; insolitis ! c’est qu’on l’a observé en effet, les tremblements de terre sont rares dans les Alpes. » Il eût dit la même chose d’Homère, s’il avait su le grec ! il croyait volontiers que toutes les épithètes d’Homère ont un sens précis. C’est pousser vraiment trop loin l’idée d’exactitude, même chez les meilleurs poètes, et ne pas accorder assez à la largeur du pinceau. La littérature de M. Biot, toute classique, était fine, délicate, triée, mais un peu menue et minutieuse. Il attachait une idée presque superstitieuse au moindre vers d’Horace. Il y voyait encore plus qu’il n’y avait, et y mettait des sous-entendus profonds13.

Toutes les critiques qu’il adresse à Chateaubriand dans ce même article sont justes, excepté une seule. Il se moque en passant d’une des belles descriptions du Génie du christianisme, description arrangée et symétrique, j’en conviens, dans laquelle l’auteur nous montre, pendant une traversée de l’Océan, le globe du soleil couchant qui apparaît entre les cordages du navire, — la lune, à l’opposite, qui se lève à l’orient, — et vers le nord, « formant un glorieux triangle avec l’astre du jour et celui de la nuit, une trombe brillante des couleurs du prisme… » M. Biot se demande comment un triangle peut être glorieux. Mais qui ne voit que glorieux est pris ici dans le sens de gloire et splendeur, de nimbe, éclatant, rayonnant ? Quelque jugement qu’on porte de l’ensemble du tableau, l’expression particulière que M. Biot déclare ne pas comprendre est belle dans son vague. Tout à l’heure le physicien renchérissait sur insolitis ; ici le géomètre chicane trop sur le triangle glorieux.

L’Éloge de Montaigne, qui obtint une mention dans le concours ouvert par l’Académie française en 1812, et où M. Villemain remporta le prix, est le principal titre littéraire de M. Biot dans le passé. Le début semble un peu vague, un peu général, même un peu solennel : l’auteur enfle un peu sa voix en commençant. Montaigne n’a rien d’un Hercule, et n’en appelle pas l’idée. Le portrait de Rabelais, rapproché de Montaigne, a de la justesse. Montaigne homme et philosophe, est d’ailleurs très bien vu, très bien démêlé dans ses contradictions tant naïves et involontaires qu’intentionnelles et réfléchies. On y voit se développer ce caractère ondoyant et complexe « avec toute la progression de ses sentiments, depuis les premiers mouvements d’une bonté naturelle jusqu’aux tristes jouissances d’un égoïsme raisonné. » Le sceptique y est combattu par de bonnes raisons, et les seules dignes d’un philosophe moderne. Rousseau y est bien distingué de Montaigne, là même où il l’imite et où il lui emprunte le plus. Sur le chapitre de la politique, sur celui de l’éducation et de la morale, l’opposition entre leur principe d’inspiration et leur humeur se marque très bien, et Rousseau ne paraît pas trop sacrifié. En un mot, le tout est sensé, judicieux et fin, bien analysé, bien dit, mais aussi (et voici les défauts) diffus, un peu prolixe, sans saillie, sans relief, sans rien qui pénètre ni qui marque, ni qui se grave, sans rien qu’on retienne et qu’on emporte avec soi, malgré soi. En voulez-vous la raison ? ce savant éclairé, de plus de sagesse et d’étendue que de vigueur, manque aussi d’invention dans le style et de nouveauté dans le discours ; là non plus il n’est pas créateur ; il n’a pas le génie ni même le talent de l’expression ; il n’en a que la clarté, la netteté et l’élégance connue et prévue.

Nous le dirons hardiment des morceaux littéraires de M. Biot, comme peut-être d’autres le diront de toute son œuvre scientifique elle-même : il s’étendait trop sur des surfaces indéfinies ; il n’eut pas de sommet capital ni de cime au loin visible ; il manquait de centre et de foyer.

J’aurai pourtant à faire remarquer plus tard que, dans ses articles des dernières années au Journal des Savants, sa manière était arrivée à une sorte de perfection et d’excellence ; sa diction proprement dite était accomplie, d’un choix très-pur dans les termes et d’une délicatesse extrême ; il avait fini par y porter comme un instrument de précision.

La Notice, qu’il lut à l’Académie des Sciences en 1810, sur les travaux pour la mesure de la terre qu’il avait poursuivis en Espagne avec Arago, renferme des pages tout à fait littéraires et qui visent même au pittoresque, une entre autres qui pourrait se citer et se détacher : « Combien de fois, assis au pied de notre cabane, les yeux fixés sur la mer, n’avons-nous pas réfléchi… etc. ! » C’est une imitation, une inspiration élégante d’après Jean-Jacques ou Bernardin de Saint-Pierre ; mais la nature particulière de l’Espagne, le caractère du paysage ne s’y peint par aucun de ces traits tout à fait distincts, et qu’on ne peut plus oublier. Saussure, dans ses ascensions alpestres, aux rares instants où il s’arrête pour décrire, et où il quitte le baromètre ou le marteau du géologue pour le crayon, est bien autrement original dans sa sobriété ; Ramond, le peintre observateur des Pyrénées, avec moins de pureté sans doute, est bien autrement ému et coloré !

Après ces morceaux littéraires qui appartiennent par leur date aux dix premières années du siècle, et si l’on excepte quelques articles insérés dans la Biographie universelle, on ne retrouve plus M. Biot littérateur que dans les articles de sa vieillesse au Journal des Savants. Que s’était-il passé dans l’intervalle ? Quand un homme atteint à ces dernières limites de la vie humaine, il a traversé et enterré plus d’une époque. Si j’avais à écrire la vie scientifique et littéraire de M. Biot, je la diviserais en quatre ou même en cinq périodes : la première, comprenant toute sa jeunesse, ses études d’École polytechnique, et les années qui suivirent, jusqu’à son entrée à l’Académie des Sciences en 1803 ; — la seconde, depuis 1803 jusqu’en 1822, époque où Fourier fut nommé secrétaire perpétuel de l’Académie à la place de Delambre (je dirai pourquoi cette nomination de Fourier fait époque dans la vie de Biot) ; — la troisième, durant les dernières années de la Restauration et jusqu’à l’avènement d’Arago au secrétariat perpétuel, en remplacement de Fourier ; — la quatrième, sous ce règne et cette dictature d’Arago ; — la cinquième, dans sa vieillesse heureuse et délivrée.

Je ne sais si personne remplira ces cadres et si quelqu’un même est en mesure de le faire aujourd’hui ; car il y a bien des choses dont les souvenirs s’effacent à cette distance et se confondent. J’aurais aimé à entendre M. Flourens nous exposer avec sa discrétion ingénieuse et sa finesse habituelle les spectacles académiques intérieurs et les luttes d’influence dont il a été témoin. Si l’Académie française, comme on peut l’espérer, donne pour successeur à M. Biot M. Littré, celui-ci nous parlera aussi pertinemment du savant que du littérateur. Mais les souvenirs, mais les nuances morales, mais les sympathies et les antipathies, mais la vie même, la clef secrète de cette nature si complexe et si pleine de curiosités et d’aptitudes, et d’envies et de préventions, de plis et de replis de toutes sortes, qui nous la rendra ?

Après avoir bien causé de lui avec ceux qui l’ont le mieux connu, je me hasarderai à en parler encore, sans trop d’ordre et comme à bâtons rompus. En présence d’une vie si longue et qui atteint presque, jusqu’à nonante, il est bien permis d’y mettre quelque longueur, et même un peu de traînerie, comme dirait Montaigne.