Des prochaines élections de l’Académie.
L’Académie française a le privilège d’occuper beaucoup le public et par ses séances de réception et par les élections qui les précèdent et les promettent longtemps à l’avance. Depuis quelques mois, un académicien ne peut aller dans le monde sans être assailli de questions : « Qui allez-vous nommer ? Quels sont les candidats ? Lequel a le plus de chances ? » Les journaux qui s’occupent de ces choix, et ceux même qui le font à bonne intention, sont, en général, assez inexactement informés. Je suis donc tenté, puisque j’ai si fréquemment la parole, de la prendre cette fois pour répondre de mon mieux à ces nombreuses questions et pour discourir devant le public, avec une liberté décente, sur ce sujet et sur d’autres qui y touchent de près. Je n’oublierai ni que je suis académicien, ni que je suis journaliste, et je tâcherai de me tenir convenablement entre les deux.
Il s’agit de remplacer M. Scribe, mort il y a près d’une année déjà, et M. Lacordaire qu’on a perdu plus récemment ; les élections sont fixées, la première au 6 février, et la seconde au 20 du même mois.
Qui se présente pour remplacer l’un et l’autre de ces immortels d’un genre si différent ? Il n’est pas si aisé qu’on le croirait, même à ceux qui devraient être le mieux informés, de répondre avec précision ; car les candidatures ne se constatent positivement que par des lettres adressées au secrétaire perpétuel de l’Académie, et plusieurs de ces candidatures restent latentes et à l’état d’essai jusqu’au dernier moment.
Cela peut étonner le public et ne laisse pas de surprendre même des membres de l’Institut appartenant à d’autres Académies. L’Académie française ne discute donc point les titres des candidats ? elle ne dresse donc point de liste par ordre de mérite avant l’élection, comme cela se pratique ailleurs et à côté d’elle, à l’Académie des Sciences, à l’Académie des Beaux-Arts par exemple ? — Non.
Le candidat se déclare quand il lui plaît : l’Académie ne discute préalablement sur les mérites d’aucun ; aucune comparaison ne s’établit par voie d’examen et moyennant un débat contradictoire ; et chaque académicien, le jour venu, vote arbitrairement, comme dirait La Bruyère, suivant sa propre et unique information.
Cela tient à ce que l’Académie française n’est point divisée en sections, à l’exemple d’autres classes de l’Institut. Quand il y a des sections, comme à l’Académie des Sciences ou à celle des Beaux-Arts, il est tout simple que si l’on a à remplacer ou un chimiste ou un statuaire, par exemple, on s’adresse d’abord à la section de chimie ou à la section de sculpture pour obtenir une première liste dressée par des confrères experts et compétents. Les autres académiciens, après cette première information, restent bien libres d’intervertir les rangs et de voter à leur gré ; mais, en général, il faut être porté sur la liste pour obtenir les suffrages de la Compagnie.
L’Académie française, où il n’y a pas de sections, bien que l’on pût à la rigueur en concevoir (sections de langue et de grammaire, de poésie dramatique, de poésie lyrique, d’histoire, d’éloquence proprement dite, de roman, de critique littéraire, j’y reviendrai tout à l’heure), l’Académie française, loin de voir un inconvénient dans le hasard et la mêlée des candidatures, tient à honneur d’être affranchie de tout examen préalable et de tout ordre prévu et réglé en matière d’élection ; elle estime que les qualités générales qui constituent le littérateur distingué, en quelque genre que ce soit, et l’homme de goût, sont suffisamment appréciées et senties par chacun de ses membres, et que prétendre faire plus, vouloir tracer des divisions et des compartiments, ce serait apporter en cette matière délicate une rigueur dont elle n’est point susceptible, et qui en froisserait et en fausserait la finesse.
Des conversations à l’amiable se sont plus d’une fois engagées là-dessus entre académiciens, et les raisons pour et contre se sont produites.
Il faut le dire, il y a deux idées différentes et presque contraires, qui ont présidé à la constitution de l’Académie française, telle qu’elle existe à présent, sous sa forme moderne, et il convient d’autant plus de les démêler que l’une s’est insensiblement substituée à l’autre et la masque tout à fait aujourd’hui.
On fait ordinairement de l’Académie française la continuation pure et simple de l’ancienne ; on va même jusqu’à donner la généalogie des fauteuils. C’est une erreur, ou plutôt c’est une mauvaise plaisanterie. M. de Tocqueville, s’il m’en souvient, commença son discours de réception par ces mots : « Messieurs, tout est nouveau en France, excepté l’Académie. L’Académie demeure comme l’unique vestige de l’ancienne société détruite. » C’était gentil à dire et flatteur à entendre ; les applaudissements éclatèrent : le malheur est que c’est parfaitement inexact et faux. L’ancienne Académie française a si bien changé qu’elle a péri en 1792, et la nouvelle date de l’an III et de la loi qui déclare qu’il y aura pour toute la République « un Institut national chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences. » L’organisation de l’Institut vint ensuite en l’an IV et eut à subir depuis diverses modifications, notamment sous le Consulat (1803). Il y avait bien dans ]’Institut une Classe qui répondait à ce qu’avait été l’Académie française ; mais cette Académie elle-même existait alors si peu comme un corps identique à l’ancien, qu’on a un mémoire rédigé par Fontanes vers cette date et en vue de son rétablissement : Napoléon, qui avait sans doute demandé le mémoire, ne donna pas suite à l’idée. Ce ne fut qu’en 1816, avec la restauration des Bourbons, que les Académies, en vertu d’une ordonnance signée Vaublanc, reprirent leurs anciens titres, et, il faut ajouter, leurs anciennes prétentions. On renoua la chaîne des temps ; la Révolution française et l’abîme qu’elle avait ouvert furent considérés comme non avenus. L’Académie française, notamment, sous la conduite et l’inspiration de M. Suard, participa plus qu’une autre à ce besoin d’effacer les traces du passé et de se purger de toute roture révolutionnaire. Elle crut, elle aussi, avoir retrouvé sa légitimité. Elle affecta la qualité des Quarante d’autrefois. Était-on noble, en effet, plus noble d’un quartier que les autres Académies ? Ces sortes de considérations n’étaient pas indifférentes aux restaurateurs de l’Académie d’alors ; aussi l’utilité fut-elle un peu sacrifiée à l’éclat.
C’est ainsi que je m’explique l’espèce d’antipathie qu’avait pour l’Académie française un homme qui eût été bien digne d’en être, celui qui avait présidé à la première organisation de l’Institut en l’an IV, et qui en possédait l’esprit, celui qui le premier porta publiquement la parole en son nom, M. Daunou. Cet esprit si orné, cet éditeur classique de Boileau, n’avait que du dédain pour l’Académie française, telle que M. Suard, par l’organe de M. de Vaublanc, l’avait refondue et reblanchie en 1816.
C’est à cette date que l’Académie, fut réintégrée dans son privilège d’avoir pour protecteur spécial et perpétuel monarque, de correspondre directement avec lui pour l’approbation de ses choix et la présentation de ses nouveaux membres, sans avoir affaire à un ministre amovible et aux bureaux, comme cela a lieu pour les autres Académies,
Ce fut par le premier gentilhomme de la Chambre (ou par le grand chambellan, selon les régimes), que l’Académie reprit l’habitude et l’usage de faire et de recevoir ces sortes de communications qui tiennent à son essence ; c’est par son canal qu’elle obtint les audiences du prince. La pensée de 1816 était que l’Académie restaurée, et très reconnaissante de ces faveurs rendues, l’Académie redevenue fille ou filleule des rois, avait à cœur, en retour, d’être particulièrement agréable au monarque et de le lui témoigner en chaque occasion, facie ad faciem.
Ce fut aussi chose à peu-près convenue dès lors, dans l’opinion, que les autres Académies moins nobles travaillaient, publiaient des mémoires, des recueils savants dont on leur demandait un compte exact et fréquent mais que l’Académie française, à part son Dictionnaire qu’elle retouchait de temps en temps et qu’elle recommençait toujours, ne travaillait pas : elle était censée comme les lis de la vallée, « qui ne travaillent ni ne filent. »
Une conséquence qui découlait de cette distinction première : toutes les autres Académies eurent des académiciens libres ou amateurs ; l’Académie française seule n’en eut pas. Tous ses membres étaient censés libres et à la fois suffisants. Tout membre de l’Académie française passa dans l’opinion pour un gentilhomme littéraire qui en prend à son aise.
C’est injuste, c’est au moins très exagéré ; on travaille aussi à l’Académie française ; ses séances publiques annuelles en font foi. L’Académie, qui dispose aujourd’hui de plus de 57,000 francs de rente, en emploie plus de 35,000 chaque année en prix et récompenses littéraires qu’elle distribue en parfaite connaissance de cause, après examen, rapport, discussion ; mais, enfin, cette idée aristocratique du rien faire et du parfait loisir pour tous ceux qui sont une fois arrivés au fauteuil, prévalut dans l’opinion et s’autorisa des prétentions mêmes, affichées par l’Académie en 1816.
Je ne suis pas un homme de l'an III, ni un homme de 1816 : il ne s’agit pas d’opposer les inspirations et les influences, mais de les combiner. Or, je dis, pour revenir à l’objet présent, que la discussion des titres, servant à établir un certain ordre entre les candidats qui se présentent, ne serait ni contraire ni mortelle à la bonne composition de l’Académie et à cette délicatesse, à cette politesse, dont elle tient avec raison à ne jamais se départir.
On a beau faire, on n’est plus dans l’ancienne Académie, qui elle-même, déjà, n’était peut-être pas si délicate qu’on le suppose. Les mœurs publiques ont changé ; les luttes parlementaires ont montré aux prises, et parfois bien rudement, des athlètes politiques, qui se rencontraient l’instant d’après, et sans apparence de ressentiment, sur le terrain neutre de l’Académie. On n’a plus, j’imagine, la peau si irritable qu’autrefois : on supporte même la critique littéraire exercée publiquement par des confrères ; j’en suis la preuve vivante, et (sauf un seul cas, que je regrette) je puis certifier, à l’honneur de ceux qu’il m’est arrivé de toucher et même de combattre, que les bons rapports académiques n’en sont pas altérés. La grande objection consistant à dire qu’il serait embarrassant de voir s’asseoir le lendemain à son côté un confrère dont, la veille, on aurait discuté et peut-être contesté en partie les titres, n’existe donc plus, ou du moins est fort affaiblie.
Cette discussion aurait, selon moi, un double avantage : premièrement d’élever dans l’opinion, s’il était possible, ou de justifier, s’il en était besoin, les choix eux-mêmes, et ensuite d’éclairer quelques académiciens sur les mérites et les qualités mélangées de ceux des candidats qu’on écarterait. Les hommes éminents qui tiennent le haut bout à l’Académie, et dont la carrière est si remplie, ne peuvent être informés de tout : ils ignorent presque forcément bien des œuvres, et jusqu’à bien des noms. Ces discussions les y accoutumeraient et ménageraient peut-être un jour, à quelques-uns de ceux qui se seraient vus rejetés d’abord ; un retour et un accès mérité. L’Académie, en la personne de plusieurs de ses membres considérables, a, en effet, une grande peur : c’est encore moins la politique qui détermine dans certains cas, que la crainte de la Bohême littéraire. Il est bon pourtant de ne pas s’en exagérer l’étendue, de savoir où elle finit et où elle commence. La discussion sur plus d’un nom réputé suspect y aiderait. Il ne faut pas, à force de se mettre en garde contre la Bohême, s’abstenir de toute littérature actuelle et vivante.
Je sais qu’on a déjà opposé spirituellement à mes raisons que nous sommes suffisamment informés par rapport à notre objet ; que nous n’en sommes pas à découvrir un génie ni même un grand talent nouveau ; que la voix publique ne nous impose impérieusement aucun de ces choix dont la notoriété éclatante est comme en droit de faire violence à l’esprit naturellement conservateur et aux préventions mêmes des compagnies. Mais n’y eût-il, après examen et débat contradictoire, d’autre résultat que de rester plus ferme chacun dans son opinion, et de donner satisfaction au public avec qui il faut toujours plus ou moins compter, ce ne serait pas avoir perdu son temps ni ses paroles. Après tout, il serait singulier que cette voix de discussion, qu’on dit bonne en tout lieu et en toute matière, n’eût qu’inconvénients et inutilité au sein de l’Académie.
En attendant, voici l’état des choses pour le moment, en ce qui est des élections prochaines :
Pour remplacer M. Scribe : candidats, M. Mazères, M. Cuvillier-Fleury, M. Camille Doucet, M. Octave Feuillet, M. Gozlan, M. Jules Lacroix, M. Léon Halévy, M. Belmontet, M. Géruzez, M. Baudelaire, — et même M. de Carné.
Pour remplacer M. Lacordaire : le prince Albert de Broglie.
Je ne sais si M. Philarête Chasles a déclaré son choix entre les deux candidatures. J’entends prononcer aussi le nom de M. Poujoulat, mais je ne sais non plus s’il a pris un parti. Il y a jusqu’à la fin des candidats flottants et qui ne se décident pas. Je les omets.
Les chances, si vous me demandez, mon cher lecteur pour qui elles sont dans la première de ces deux élections, je serai fort embarrassé de vous le dire. L’Académie ne s’astreint pas, en général, à la ressemblance ni même à l’analogie dans l’ordre de succession ; elle aime assez souvent les diversités et se plaît aux disparates. Autrement, on pourrait se diriger par conjecture.
De quoi s’agit-il, en effet ? De remplacer le plus fécond, le plus inventif, le plus adroit et le plus heureux des auteurs et arrangeurs dramatiques de ce temps ; de celui qui, pendant quarante ans, n’a cessé d’alimenter tous les théâtres et de desservir toutes les scènes ; qui est mort sur le champ de bataille, pour ainsi dire, en plein travail, au moment où, une idée en tête, il courait au galop chez un collaborateur. La quantité de jolies choses qu’il a faites ne se peut compter. Son théâtre de Madame, dans son meilleur temps, était une nouveauté originale et piquante. Il a taillé sur le patron et à l’usage de la bourgeoisie une infinité de petites pièces, de petits chefs-d’œuvre d’habileté, de gaieté, de sensibilité. Quand il a voulu aborder la haute scène, où quelquefois il a très joliment réussi, ses défauts d’observation directe pourtant se sont fait sentir ; et trop souvent vers la fin, sur la scène de la Comédie-Française, ses personnages n’étaient plus que des ressorts habillés en rois ou en reines, en ministres, etc. N’allez point l’appeler, par mégarde, un éminent écrivain60 : « c’était un des hommes les plus fertiles en expédients dramatiques »
Tel qu’il était, il n’est pas remplacé. Qui donc s’avise de tenir lieu aujourd’hui de ce pourvoyeur dramatique universel ? Je suppose que le suffrage de tous les gens de lettres assemblés (j’ai la faiblesse de croire assez au suffrage de tous en pareil cas) eût à prononcer pour lui désigner un successeur, — je mets hors de cause, bien entendu, les auteurs dramatiques, membres déjà de l’Académie, qui choisirait-on ? qui proposerait-on ?
Parmi ceux qui ne se présentent point, j’ai peine à ne pas songer à M. Dumas fils, puisqu’il n’est plus question (académiquement parlant) du père, et qu’Alexandre le Grand nous échappe ; mais lui-même, Dumas fils, s’est depuis quelque temps éclipsé, et ses amis le réclament, l’espèrent et salueraient avec bonheur son retour.
À s’en tenir aux noms qui sont en ligne, et puisque le cri public ne proclame personne, M. Mazères semble avoir pour lui l’ancienneté des titres, leur parfaite convenance dans la circonstance présente, une collaboration heureuse avec des maîtres illustres de la scène, et, en son propre et seul nom, des pièces agréables, dont une, faite de verve, le Jeune Mari, est restée au répertoire ; ce qui était fort compté en d’autres temps.
M. Cuvillier-Fleury se recommande, au contraire, par la différence des titres et même leur contraste : c’est un critique et rien qu’un critique. Je devrais peut-être éviter de rencontrer désormais son nom sous ma plume ; mais je n’éprouve, à son égard, aucune rancune personnelle, et je puis dire mon sentiment avec impartialité.
C’est un homme d’un mérite réel, instruit, qui a de la conscience, de l’application. Il s’est fort perfectionné depuis 1849. Un de ses amis l’a classé parmi les critiques raisonneurs. Il raisonne en effet très volontiers, — pas mal et quelquefois bien sur les matières politiques et historiques qui sont dans le courant habituel des salons, — pas très bien ni très finement sur les matières littéraires, soit celles du jour, soit celles d’autrefois. Quand il a surtout à parler des productions nouvelles, il est presque toujours à côté. Il a le tort, même en littérature, de tout voir par la lucarne de l’orléanisme ; on est jugé et mesuré par lui à ce compas, et il porte de cette préoccupation, on peut le dire, jusque dans la question de Madame Bovary et de Fanny. C’est un faible qui tient à d’honorables sentiments. Mais, je le répète, il a de bons articles, et fort sensés, à propos de livres politiques et d’histoire, dont on cause et dont on disserte autour de lui. Quand il veut faire le vif et le léger, il est moins heureux. Il est ingénieux parfois, mais à la sueur de son front. Il est plus estimable qu’agréable. Il ne faut jamais le défier de faire une gaucherie, car il en fait même sans en être prié. Parlant de ses titres académiques, il dit à qui veut l’entendrehque « son meilleur ouvrage est en Angleterre61. » Il lui est arrivé un jour, en croyant louer M. Thiers, de l’appeler « un Marco Saint-Hilaire éloquent. » Il a essayé, depuis, de réparer cela et de recouvrir ce mot malencontreux par de longs et vastes articles sur l’Histoire de L’Empire.
Il compte bien avoir pour lui, en se présentant, ses collaborateurs du Journal des Débats qui sont membres de l’Académie, et plusieurs autres amis politiques. Les Débats, l’Angleterre et la France, c’est beaucoup. Il a des chances.
M. Camille Doucet, à la différence du candidat précédent, est un auteur et rien qu’un auteur, en ce sens qu’il n’est pas du tout un critique. Il a le mérite, qui devient rare, d’écrire des comédies en vers, et dans une versification svelte, vive, limpide, élégante. C’est là une distinction. Il a des rôles d’une aimable gaieté. — M. Octave Feuillet a pour lui ses doubles succès à la lecture et au théâtre, des observations fines, des situations touchantes, délicates, toujours pures. — M. Gozlan est un homme d’esprit dans la force du terme ; il a d’heureux mots, comme on en cite d’autrefois : il a des fantaisies qui réussissent à la scène, des nouvelles dont l’idée est piquante. On ne l’analyse pas, on n’analyse pas l’étincelle, le rayon qui se joue à l’écume et à la risée du flot. Il est de ceux pourtant qui gagneraient le plus à une discussion et à une conversation sur les titres : il n’est pas assez connu de l’Académie.
M. Jules Lacroix est un poète sérieux et de mérite : je l’estime moins encore pour son Juvénal, traduit en vers, que pour son Œdipe-Roi, traduit, modelé et comme moulé avec conscience, avec talent, y compris les chœurs, et qui, représenté au Théâtre-Français, produit un effet de terreur et de pitié dans tous les rangs du public, et, vers la fin, arrache irrésistiblement des larmes. C’est une noble tâche qu’il s’est donnée là, en avançant dans la vie, que de lutter avec la beauté antique.
M. Léon Halévy a le même honneur et fait preuve du même dévouement ; il embrasse dans ses traductions élégantes, harmonieuses, les plus belles pièces du Théâtre grec, et il ne manque à son succès que la consécration d’une soirée et cette représentation émue qui refait d’une traduction même une œuvre actuelle, et qui lui confère le baptême de vie.
J’apprends que M. Belmontet vient d’annoncer, de poser, comme on dit, sa candidature par une lettre pleine d’un beau feu, où il parle en vétéran de la poésie, en homme qui est entré dans la carrière par une Fête sous Néron, en compagnie de Soumet, et qui n’a cessé de produire et de mériter depuis :
Grand Art, j’ai combattu quarante ans pour ta gloire !
Qui pourrait s’étonner de voir à l’Académie M. Géruzez ? Il a pendant quinze ans suppléé à la Sorbonne M. Villemain, lequel, apparemment, l’avait su distinguer et choisir. Il a donné, depuis, un résumé de son enseignement, en publiant une Histoire de la Littérature française, Gautier, son maître. On a eu à apprendre à épeler le nom de M. Baudelaire à plus d’un membre de l’Académie, qui ignorait totalement son existence. Il n’est pas si aisé qu’on le croirait de prouver à des académiciens politiques et hommes d’État comme quoi il y a, dans les Fleurs du Mal, des pièces très remarquables vraiment pour le talent et pour l’art ; de leur expliquer que, dans les petits poèmes en prose de l’auteur, le Vieux Saltimbanque et les Veuves sont deux bijoux, et qu’en somme M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable et par-delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux, où on lit de l’Edgar Poe, où l’on récite des sonnets exquis, ou l’on s’enivre avec le haschich pour en raisonner après, où l’on prend de l’opium et mille drogues abominables dans des tasses d’une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire. L’auteur est content d’avoir fait quelque chose d’impossible, là où on ne croyait pas que personne pût aller. Est-ce à dire, maintenant, et quand on a tout expliqué de son mieux à de respectables confrères un peu étonnés, que toutes ces curiosités, ces ragoûts et ces raffinements leur semblent des titres pour l’Académie, et l’auteur lui-même a-t-il pu sérieusement se le persuader ? Ce qui est certain, c’est que M. Baudelaire gagne à être vu, que là où l’on s’attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux, exemplaire, d’un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes. Je m’étonne d’avoir à nommer M. de Carné parmi les candidats qui aspirent au fauteuil de M. Scribe. C’est à remplacer M. Lacordaire qu’il devait viser, ce semble, comme il aurait pu prétendre dans l’élection précédente à succéder à M. de Tocqueville. Savez-vous que M. de Carné ne doit pas être content de ses anciens amis, les académiciens du parti catholique ? Voilà trente ans et plus que cet homme de mérite, cet ancien rédacteur du premier Correspondant, suit sa voie, écrit des livres d’histoire bien étudiés, persévère dans ses principes, dans ses honorables travaux : il ne demande en récompense qu’une heure brillante qui les couronne. Mais chaque fois qu’il s’approche de ses amis pour leur dire : « Est-ce enfin mon tour ? » on lui oppose un candidat suscité à l’improviste et qui tombe vraiment des. Il y a eu un moment, toutefois, où il s’est vu assez en faveur et où son baromètre académique semblait remonter : c’est quand il donnait dans l’Ami de la Religion ses articles sur Rome et sur le pape. M. Scribe venait précisément de mourir. J’ai vu le moment où ceux qui avaient jugé M. de Carné trop peu éclatant pour célébrer M. de Tocqueville, allaient le trouver assez léger pour faire l’éloge de M. Scribe. Mais la question romaine a perdu de sa fraîcheur, l’étoile de L’Ami de la Religion a pâli, M. de Carné est rentré dans son demi-jour, et il me paraît à présent errer comme une Ombre aux confins des deux élections.
L’héritage du Père Lacordaire a dû occuper beaucoup ceux des académiciens qui composent la majorité de la Compagnie, et qui l'y avaient fait entrer. L’éloquent dominicain est de ceux dont l’éloge ne saurait être confié indifféremment. Il n’était pas un académicien comme un autre. On a beau dire, on a beau s’intituler confrères, l’égalité entre les Quarante n’est pas absolue. Il y avait dans l’Olympe les grands et les moindres dieux : on dirait qu’il y a de même les grands et les petits académiciens ; on ne fera jamais que M. Dupaty soit réputé exactement l’égal de M. de Chateaubriand. Cela se voit et se marque à bien des signes. L’autre jour, quoique M. Lacordaire fut mort depuis près d’une semaine, et que la première émotion de cette triste nouvelle fût passée, l’Académie, assemblée un jeudi, — le premier jeudi depuis qu’on avait reçu la lettre de faire part, — leva incontinent sa séance, après cette lettre entendue. Voilà les honneurs et les distinctions réservés aux vrais immortels. M. Lacordaire, d’ailleurs, avait peu joui de l’Académie, et elle de lui, dans le trop court espace de temps qu’il lui avait appartenu ; et je crois même qu’il n’y était venu s’asseoir qu’une seule fois depuis sa réception solennelle.
Quand M. de Bonald, cet éminent philosophe, mourut, on s’inquiéta assez peu de chercher qui ferait son Éloge. La majorité de l’Académie, en ce temps-là, était plutôt voltairienne et philosophique que religieuse ; on fit une élection littéraire quelconque, et M. Ancelot fut jugé très suffisant à la tâche de louer l’auteur de la Législation primitive.
L’Académie, aujourd’hui, se montre plus soucieuse, au moins pour ceux de ses membres qui sont en odeur de sainteté. Tous les noms mis d’abord en avant pour la succession du dominicain académicien ont été graves. Celui de M. Dufaure qui avait été prononcé, même quand il ne s’agissait que de M. Scribe (ce qui ne laissait pas d’être singulier et presque scandaleux à sa manière), est revenu naturellement. Il ne paraît pas que l’honorable avocat, le nerveux et pressant argumentateur, et dont l’éloquence est toute juridique, ait cédé aux instances de ceux qui voulaient faire de lui un de nos arbitres littéraires. Quelqu’un qui s’amuse à compter sur ses doigts ces sortes de choses a remarqué que, s’il avait consenti à la douce violence qu’on lui voulait faire, il eût été le dix-septième ministre de Louis-Philippe dans l’Institut et le neuvième dans l’Académie française. Quoi qu’il en soit, M. Dufaure a tenu bon dans son refus ; en cela, il a fait preuve de discrétion et de goût.
Puisqu’il s’agit non-seulement d’un prêtre, mais d’un religieux à remplacer au sein de l’Académie, il était tout simple que quelques personnes pensassent au Père Gratry, oratorien. M. Gratry a déjà été distingué par l’Académie dans le concours Montyon, pour un livre de théologie morale où il se trouve bien du talent, bien des observations ingénieuses, et aussi bien des théories hasardées. Sa prétention est de refaire la Somme de saint Thomas en la remettant au niveau de la science du XIXe siècle. C’est, à quelques égards, le Michelet de l’Église. Mais, en définitive, il est éloquent, quoique d’une autre manière que ne l’était M. Lacordaire, et là où son imagination et son trop de science s’égarent, il n’est pas beaucoup plus déraisonnable que lui.
Après ce premier nom vaguement jeté, on en était à se demander qui encore ?… Plus d’une ambition légitime ou spécieuse se réveillait ; M. Poujoulat pouvait se croire appelé, M. de Carné pouvait espérer d’être élu, lorsqu’un nouveau nom, positivement déclaré, est venu les décourager tous et mettre comme à néant toutes les autres conjectures et candidatures :
Le Soleil est levé, retirez-vous, Étoiles !
Du moment que M. le prince Albert de Broglie se présente, il semble qu’il ne puisse échouer : M. le duc de Broglie, son père, fait déjà partie de l’Académie. Ce sera la seconde fois que de nos jours on y verra le père et le fils à côté l’un de l’autre. Le vieux comte de Ségur eut la satisfaction de voir nommer son fils, le général Philippe de Ségur, hautement désigné au choix de tous par l’éclatant et national succès de son beau livre de L’Histoire de la Grande-Armée en 1812. M. Albert de Broglie a-t-il pour lui une pareille clameur publique ? Je ne crois pas qu’il y prétende. Ses titres sont sérieux, rangés, estimables ; il y aurait lieu de les examiner de près. A-t-il daigné se demander pourtant ce que ces mêmes titres seraient comptés à un homme tout à fait nouveau et uniquement fils de ses œuvres ? Il a pourlui trois générations qui le portent. On faisait des académiciens dans le salon de Mme Necker, il y a plus de quatre-vingts ans. Ce jeune homme est né dans la pourpre ; lui aussi, il s’est donné la peine de naître. Il a reçu un esprit distingué, délicat, tout fait, un esprit héréditaire. Qu’y a-t-il ajouté pour son propre compte ? Où est sa marque, à lui, son cachet ? A-t-il l’originalité ? A-t-il la hardiesse ? A-t-il gagné où perdu, comparé à ce qu’étaient ses ancêtres littéraires ? Nous les rend-il, mais vivants, mais rajeunis, et non pas seulement assagis, attiédis, intimidés et comme mortifiés en ses écrits et en sa personne ? Je pose à la hâte ces questions que demain il paraîtrait inconvenant à nous de soulever. Sans doute, dans sa conscience scrupuleuse, il aura jugé qu’il se devait à un Éloge public du Père Lacordaire, et il se dévoue.
Mais vos candidats à vous-même qui trouvez à redire à tout, où sont-ils ? Qui proposez-vous ? qui verriez-vous à mettre en avant de plus convenable, de plus digne ? C’est vous-même, vous qui m’adressez cette question, cher lecteur, qui allez m’aider à y répondre. Je me place pour un moment dans un autre ordre de choses, dans un tout autre système qui rapprocherait l’Académie française de la pensée fondamentale de l’Institut. Je la suppose, notre Académie, divisée en sections, — huit sections, de cinq membres chacune. — Oh ! je sais que ce mot de sections va choquer. Les beaux esprits et les grands seigneurs aiment le vague ; mais, sauf une meilleure appellation, je maintiens la chose bonne. On aurait donc les sections suivantes :
I. Langue et Grammaire. — (C’est le travail spécial de l’Académie ; il y manque M. Littré et M. Ernest Renan, comme collaborateurs presque indispensables.)
II. Théâtre, poésie et création dramatiques sous toutes les formes.
III. Poésie lyrique, épique, didactique, etc., en un mot tout ce qui n’est pas poésie dramatique.
IV. Histoire (composition et style historique).
V. Éloquence publique, art de la Parole (chaire, tribune, barreau, etc.).
VI. Éloquence et art d’écrire (philosophie, morale, politique, sciences, etc., tous les genres de prose élevée).
VII. Roman, nouvelles, etc., (ce genre si moderne, si varié, et auquel l’Académie a jusqu’ici accordé si peu de place).
VIII. Critique littéraire.
Cela posé, et le principe de l’analogie une fois établi comme règle dans les élections, on n’a, pour remplacer M. Scribe, que l’embarras du choix parmi les auteurs dramatiques, sans aller y mêler des écrivains purement critiques ; l’Académie regorge déjà de critiques. La difficulté ne serait donc que pour la seconde élection, celle qui doit donner un successeur à M. Lacordaire. Mais M. Lacordaire est entré à l’Académie non pour sa robe, non pour sa croyance, apparemment, mais pour son talent de parole et son éloquence ; il eût fait partie de la section désignée par ce nom. Eh bien ! il n’y a point, de par le monde, un si grand nombre de gens éloquents.
Allons à la découverte ! l’éloquence ne se cache pas sous le boisseau. N’y mettons ni esprit de parti ni préjugés d’aucune sorte. Dans la chaire, on cite pour leur talent et pour leur succès quelques Pères jésuites ; mais ceux-là, l’esprit de leur institut leur défend de songer à l’Académie : le grand Bourdaloue n’en a pas été. — Je cherche parmi les autres prédicateurs en renom. Je ne crois pas que nous puissions cette fois penser à Monseigneur de Poitiers pour sa fameuse oraison funèbre récente62 ; on verra plus tard. — Il y a le Père Gratry déjà indiqué, qui a le talent des conférences ; essayons donc et mettons sur la liste le Père Gratry. M. Bautain, prédicateur et professeur distingué, a plutôt de la facilité que de l’éloquence. — Cherchons ailleurs, au barreau. Puisque M. Chaix-d’Est-Ange n’y est plus, puisque nous avons et possédons au sein de l’Académie ces deux puissances et ces deux gloires de l’Ordre, M. Dupin et M. Berryer, c’est-à-dire le sens commun mordant et original, et le pathétique vaste et émouvant, puisque M. Dufaure, malgré son mérite incontesté, est décidément par trop juridique, nous ne pouvons éviter M. Jules Favre, et nous ne l’évitons pas : il est de bonne prise. Mais il y a une renaissance de tribune : écoutons de ce côté, nous l’y retrouvons encore ; mais nous y rencontrons aussi, et en première ligne, M. Billault. Ne voilà-t-il pas déjà une liste de trois noms ? Il ne serait peut-être pas impossible d’en ajouter quelque autre. L’ordre et le rang dans la liste ne me regardent pas. Après rapport et discussion, il y aurait vote au scrutin sur les trois ou quatre noms. Le public ne serait pas surpris, et l’Académie, tout en étant guidée, n’aurait pas la main forcée par une de ces interventions subites et capricieuses, qui ne plaît pas toujours également (croyez-le bien) à tous ceux qui la favorisent.
Et quand même, après examen et franche discussion, « il ne sortirait pas de résultat bien différent de celui qu’on peut attendre du monde d’aujourd’hui, ce serait du moins une satisfaction accordée à la minorité de l’Académie ; car voir surgir sans cesse des candidats imprévus, qui ne relèvent que de leur caprice et du bon plaisir d’une majorité qui les suscite ou qui les adopte sans jamais donner de raisons ni d’explication ; subir ces choix de confrères nouveaux, sans avoir eu soi-même voix au chapitre (car un vote muet n’est pas une voix), sans avoir été mis préalablement à même de parler et de répondre, de dire ce qu’on pense et de faire dire aux autres ce qu’ils pensent aussi, sans avoir été bien et dûment vaincu ou (qui sait ?) convaincu peut-être et converti, et cela dans une Compagnie dont l’égalité est le principe et dont la parole est l’âme ; — oui, être menacé de ne plus sortir d’une même nuance et bientôt d’une même famille, être destiné, si l’on vit encore vingt ans, à voir se vérifier ce mot de M. Dupin : « Dans vingt ans, vous aurez encore à l’Académie un discours doctrinaire » ; et cela quand tout change et marche autour de nous ; — je n’y tiens plus, et je ne suis pas le seul, plus d’un de mes confrères est comme moi ; c’est étouffant à la longue, c’est suffocant.
Et voilà pourquoi j’ai dit à tout le monde bien des choses que j’aurais mieux aimé pouvoir développer à l’intérieur devant quelques-uns. J’ai fait mon Rapport au public.