Les Contes de Perrault
Dessins par Gustave Doré.
Préface par P.-J. Stahl41
« Il ne faut pas défendre les feux de la Saint-Jean, et il ne faut pas ôter leur joie aux chers enfants. »
Gœthe.
Je ne sais comment cela se fait, mais je ne vois autour de moi, depuis quelques jours, que Contes de Perrault ; j’en ai sous les yeux de toutes les formes et de toutes les dimensions ; il en sort de terre à cette époque de l’année. J’en ai là de fort joliment illustrés, de la librairie Janet42 avec Notice du bibliophile Jacob, avec Dissertation du baron Walckenaër ; j’en ai également, qui ont, ma foi ! fort bon air, de la librairie Garnier43 ; on y a ajouté les Contes de Mme d’Aulnoy : ce sont des vignettes, des gravures sur bois à chaque page et hors de page. Quand je mets en regard de ces publications élégantes mon petit volume des Contes de Perrault, édition première de 1697, avec les petites vignettes en tête de chaque conte, bien modestes et assez gentilles toutefois, et fort naïves, je suis tenté de dire : Que de luxe, que de progrès ! on ne peut aller plus loin. Mais il ne faut jamais dire cela au génie de l’homme, ni le mettre au défi ; car voici une édition nouvelle qui laisse bien loin en arrière toutes les autres ; elle est unique, elle est monumentale ; ce sont des étrennes de roi. Chaque enfant est-il devenu un Dauphin de France ? — Oui, au jour de l’an, chaque famille a le sien. Je ne sais par quel bout m’y prendre, en vérité, pour louer cette merveilleuse édition qui a la palme sur toutes les autres et qui la gardera probablement.
Et d’abord, l’impression due à M. Claye est fort belle. Les caractères sont ceux du xviie siècle ; l’œil de l’enfant et l’œil du vieillard s’en accommodent également bien et s’y reposent ; rien d’aigu, rien de pressé et d’entassé ; il y a de l’espace et un espace égal entre les mots, l’air circule à travers avec une sorte d’aisance, la prunelle a le temps de respirer en lisant ; en un mot, c’est un caractère ami des yeux. Je livrais l’autre jour ces pages à l’inspection du plus sévère typographe, du plus classique en ce genre que je connaisse, qui sait voir des imperfections et des énormités là où un lecteur profane glisse couramment et se déclare satisfait ; il regarda longtemps en silence, et il ne put que dire, après avoir bien tourné et retourné : « C’est bien. » — De nombreux dessins de Gustave Doré illustrent ces Contes et les renouvellent pour ceux qui les savent le mieux. L’artiste fécond, infatigable, dont M. About parlait si bien l’autre jour, qui débuta par Rabelais, qui, hier encore, nous illustrait Dante, le poëte d’enfer et le théologien, et nous le commentait d’une manière frappante et intelligible aux yeux, s’est consacré cette fois aux aimables crédulités de l’enfance. C’est ici qu’il me faudrait la plume d’un Théophile Gautier pour traduire à mon tour ces dessins et les montrer à tous dans un langage aussi pittoresque que le leur ; mais je ne sais nommer toutes ces choses, je n’ai pas à mon service tous les vocabulaires, et je ne puis que dire que ces dessins me semblent fort beaux, d’un tour riche et opulent, qu’ils ont un caractère grandiose qui renouvelle (je répète le mot) l’aspect de ces humbles Contes et leur rend de leur premier merveilleux antérieur à Perrault même, qu’ils se ressentent un peu du voisinage de l’Allemagne et des bords du Rhin (M. Doré n’en vient-il pas ?), et qu’ils projettent sur nos contes familiers un peu de ce fantastique et de cette imagination mystérieuse qui respire dans les légendes et contes du foyer, recueillis par les frères Grimm : il y a tel de ces châteaux qui me fait l’effet de celui d’Heidelberg ou de la Wartbourg, et les forêts ressemblent à la Forêt-Noire. Non que je veuille dire que l’artiste nous dépayse ; seulement, en traducteur supérieur et libre, il ne se gêne pas, il ne s’astreint pas aux plates vues bornées de Champagne et de Beauce, il incline du côté de la Lorraine, et n’hésite pas à élargir et à rehausser nos horizons. Mais que M. Doré excelle donc dans ces tournants et ces profondeurs de forêts, dans ces dessous de chênes et de sapins géants qui étendent au loin leurs ombres ! qu’il est habile à nous perdre dans ces creux et ces noirceurs de ravins, où l’on s’enfonce à la file avec la famille du Petit-Poucet ! Il y a dans ce Petit-Poucet, coup sur coup, trois de ces vues de forêt, qui sont des merveilles ou plutôt d’admirables vérités de nature et de paysage. Je ne sais rien, en revanche, de plus magique et de plus féeriquement éclairé que la haute avenue couverte, la nef ogivale de frênes séculaires, par laquelle le jeune prince s’avance vers le perron de l’escalier, dans la Belle au bois dormant. — Le livre, enfin, est précédé d’une Introduction de M. Stahl, qui défend le merveilleux en homme d’esprit, et qui allègue, à l’appui des vieux contes, des anecdotes enfantines modernes, demi-gaies, demi-sensibles, et où il a mis une pointe de Sterne. Le tout, rassemblé dans un magnifique volume, compose donc un Perrault comme il n’y en eut jamais jusqu’ici et comme il ne s’en verra plus : je risque la prédiction. Il faut, après cela, tirer l’échelle, ou, de dépit et de désespoir, faire comme un de mes amis, grand amateur de poésies populaires, se rejeter sur les Perrault de la Bibliothèque bleue à quatre sous. Je sais une jeune enfant, fille d’un riche marchand de jouets, qui, blasée qu’elle est sur les joujoux magnifiques, ne veut pour elle que des jouets d’un sou. Le Perrault que j’annonce est capable de produire sur quelques-uns cet effet-là.
Mais qui serait bien étonné maintenant de ce croissant et prodigieux succès de l’auteur des Contes ? Ce serait Boileau. Rappelons-nous ce qu’étaient en leur temps Perrault et Boileau ; ces deux rivaux, ces deux représentants de deux races d’esprits si différentes, et, l’on peut dire, ces deux ennemis ; car leur réconciliation ne se fit jamais qu’à la surface et par le dehors. Ils étaient proprement antipathiques.
Boileau est l’homme du goût littéraire et classique, le satirique judicieux qui s’attaque surtout aux livres et aux formes en usage au moment où il paraît, et qui se rattache à la tradition délicate et saine de la belle Antiquité. Il est excellent dans son ordre et d’un singulier à propos ; il vient heureusement en aide à ce sentiment de justesse et de perfection qui caractérise la belle heure de Louis XIV ; il en est le plus puissant organe, le plus direct et le plus accrédité en son genre ; il est, on peut le dire, conseiller d’État dans l’ordre poétique, tant il contribue efficacement et avec suite à la beauté solide et sensée du grand siècle. Il y tint constamment la main et se fit craindre de quiconque était tenté de s’en écarter. Il faisait la police des livres et des œuvres de l’esprit. Les plus grands y gagnèrent. Par lui, Racine certainement, Molière lui-même, je n’ose ajouter La Fontaine, ont été et sont devenus plus correct ?, plus châtiés, plus soucieux de cette sorte de gloire où il entre de l’estime. Mais quand on a rendu à Boileau tous ces hommages et toute cette justice, il faut s’arrêter : il n’entendait bien et n’aimait que les vers ou une certaine prose régulière, ferme, élevée, dont Pascal, dans ses Provinciales, offrait le modèle. C’est beaucoup ; c’est peu pourtant, si l’on considère la diversité des génies et l’infinité des formes que peut revêtir la nature des talents. Boileau n’aimait et n’estimait guère rien en dehors des livres ; il n’avait nul goût pour les sciences, pas même la curiosité de se tenir au courant de leurs résultats généraux ; le tour précieux et maniéré, que Fontenelle donna à son livre de la Pluralité des Mondes, l’empêcha toujours d’en reconnaître la vérité et la supériorité philosophique. S’il ne s’intéressait ni à la physique, ni à l’anatomie, il ne s’intéressait pas plus vivement aux beaux-arts ; peinture, sculpture ne l’attiraient pas ; il n’était pas homme, comme Molière ou comme Fénelon, à causer fresque et tableaux avec Mignard, ni à juger d’une statue avec La Bruyère. La musique ne le touchait pas ; il semblait même qu’ellel’ait irrité (témoin ses colères contre Lulli et contre Quinault), et tout ce qui se chantait lui paraissait aisément fade, lubrique ou extravagant. Voilà bien des bornes, et je ne les ai pas toutes indiquées encore : l’industrie, les arts mécaniques et leurs progrès, lui semblaient chose tout à fait étrangère à la culture de l’homme, parce qu’elles ne tiennent pas de près à la culture de l’esprit ; il était très capable de faire des vers sur les manufactures, parce que c’étaient des vers ; mais il n’aurait pas visité une manufacture. Boileau (autre infirmité), enfin, ne sentait pas la famille, ni le rôle que tient la femme dans la société, ni celui qu’elle remplit en mère au foyer domestique et autour d’un berceau ; sa sensibilité et son imagination n’avaient jamais été éveillées de ce côté. De toutes ces négations et de ces mérites, on a déjà conclu que Boileau, si bon esprit, si juste, si sensé, si agréable, si considérable, si oracle à bon droit dans sa sphère, ne prévalait et ne régnait que dans une sphère circonscrite et fermée. Très maître et sûr de lui au centre, il devait être immanquablement débordé de toutes parts.
Qu’était-ce que Charles Perrault au contraire ? qu’était-ce même en général que la famille des Perrault dont Boileau n’a cessé de railler les divers membres, et dans laquelle il trouvait, a-t-il dit, quelque chose de bizarre ? Cette bizarrerie consistait à être accessibles à tous les goûts, à toutes les vues modernes, de science, d’art, d’inventions de toutes sortes, sans que le style littéraire parût la seule chose de prix à leurs yeux ; à être les moins exclusifs des esprits, à avoir de tous les côtés des jours ouverts sur la civilisation et la société actuelle et future. C’est par où cette famille avait mérité l’antipathie instinctive et peu raisonnée de Boileau. Le savant médecin, Claude Perrault, frère du nôtre, se réveilla un matin architecte de génie, faisant naturellement des plans de colonnades, d’arcs-de-triomphe ou d’observatoires, qui se trouvaient les plus beaux, les plus majestueux et les plus appropriés, et qui se faisaient accepter à première vue des connaisseurs. En même temps il inventait des machines singulières, et en exécutait de ses mains les modèles ; il s’occupât de l’histoire naturelle des animaux, et entrait l’un des premiers dans la voie de l’anatomie comparée. Enfin cet homme avait du génie, et, comme l’a dit son frère dans une Épître à Fontenelle, en parlant de celui qui a reçu du Ciel ce don indéfinissable ;
Éclairé par lui-même, et, sans étude, habile,Il trouve à tous les arts une route facile ;Le savoir le prévient et semble lui venir.Bien moins de son travail que de son souvenir.
Charles Perrault, un peu moindre que son frère, avait le génie (c’est aussi le mot)
tourné également du côté des beaux-arts, mais de plus et tout particulièrement du côté des
belles-lettres. Longtemps premier commis de Colbert, il prit part à tous les grands
travaux de ce ministre et dut lui donner bien des idées : car c’était proprement une tête
à idées. Si on lit les intéressants petits Mémoires
qu’il a laissés, on en trouvera, de ces idées neuves, qu’il sème à chaque pas, et des plus
pratiques. Par exemple il voudrait qu’il n’y eût qu’une seule Coutume, un seul Code civil
pour toute la France, un seul système de Poids et mesures. Il suggéra à l’Académie
française, dès qu’il y fut entré, d’ouvrir ses portes (ce qu’elle ne faisait point
auparavant) au public pour les séances de réception, et on lui doit l’institution de cette
solennité académique, si bien dans nos mœurs et florissante encore aujourd’hui. Il fut
l’auteur aussi, dans la même Compagnie, de l’élection au scrutin secret ; auparavant on ne
votait point par billets, mais à haute voix et comme à l’amiable, ce qui ôtait toute
liberté. Il fournit, ainsi que son frère, bien des dessins pour l’ornement des jardins de
Versailles. Quand le jardin des Tuileries eut été arrangé par Le Nôtre, la première pensée
de ce grand et dur Colbert, en le visitant, fut de le fermer au public : Perrault conjura
l’interdiction et obtint que cette promenade restât ouverte aux bourgeois de Paris et aux
enfants. « Je suis persuadé, disait-il à Colbert au milieu de la grande allée, que
les jardins des Rois ne sont si grands et si spacieux, qu’afin que tous leurs enfants
puissent s’y promener. »
Le sourcilleux ministre ne put s’empêcher de sourire.
— Retiré des affaires et vivant dans sa maison du faubourg Saint-Jacques, près des
collèges, pour y mieux vaquer à l’éducation de ses enfants, Perrault fit un jour le poëme
du Siècle de Louis-le-Grand, et il le lut dans une séance publique de
l’Académie, assemblée exprès pour célébrer la convalescence du roi après la fameuse
opération (27 janvier 1687). Ce n’était point par le talent des vers que brillait
Perrault, quoiqu’il en fît parfois d’agréables et de faciles ; mais le grand nombre
étaient prosaïques et flasques, et d’une facture antérieure à celle qu’avait réglée et
fixée Despréaux. Celui-ci, présent à la séance, ne fut point charmé du tour et fut choqué
du fond ; il se scandalisa des éloges que Perrault décernait à son siècle au préjudice de
l’Antiquité ; il éclata avec colère en se levant, et depuis lors il ne perdit aucune
occasion de piquer d’épigrammes celui qu’il avait surpris en flagrant délit de poésie
médiocre, mais qui ne lui était inférieur que par cet endroit.
Perrault, pour justifier son sentiment, écrivit alors son Parallèle des Anciens et des Modernes, en quatre volumes, et la guerre fut ouvertement déclarée. Sur tous les points de la querelle, Perrault et Fontenelle qui lui vint promptement en aide me paraissent avoir raison, — sur tous, excepté un seul, l’art grec, la poésie et peut-être l’éloquence.
J’accepte la comparaison qu’ils font de l’humanité avec un seul homme, qui a eu son enfance, son adolescence, sa jeunesse, et qui est maintenant dans sa maturité. Eh bien ! on n’a pas besoin d’avoir cinquante ans pour jouer en perfection de la flûte et pour s’accompagner de la voix sur la harpe ou la lyre ; à quinze ans, on fait cela bien mieux et plus purement, surtout quand on est de la plus favorisée et de la plus fine des races humaines.
Perrault et Fontenelle, par dégoût et aversion de toute superstition pédantesque, veulent qu’en jugeant les Anciens on ne conserve aucun respect pour leurs grands noms, aucune indulgence pour leurs fautes, qu’on les traite en un mot sur le même pied que les Modernes. Ils ont, vis-à-vis d’eux, comme un besoin de revanche. Je leur accorde beaucoup sur tout le reste, je ne puis leur passer ce sentiment-là. Ils sont trop pressés de trouver une impertinence chez les Anciens, et de la dénoncer ; quand on est si pressé de le faire, on en trouve toujours l’occasion.
C’est là une mauvaise disposition morale pour juger des illustres Anciens.
La vraie et juste disposition à leur égard est un premier fonds de respect, et tout au moins beaucoup de sérieux, de circonspection, d’attention, une patiente et longue étude de la société, de la langue, un grand compte à tenir des jugements des Anciens les uns sur les autres, ce qui nous est un avertissement de ne pas aller à l’étourdie, de ne pas procéder à leur égard avec un esprit tout neuf en partant de nos idées d’aujourd’hui.
Là aussi, « dans cet ordre littéraire comme dans l’ordre religieux, a dit un pieux
et savant Anglais44, un peu de foi et
beaucoup d’humilité au point de départ sont souvent récompensés de la grâce et du don
qui fait aimer, c’est-à-dire comprendre les belles choses. »
Je n’irai pourtant pas jusqu’à dire, avec un autre critique de la même nation,
« qu’il faut feindre le goût que l’on n’a pas jusqu’à ce que ce goût vienne, et
que la fiction prolongée finit par devenir une réalité. »
Ce serait donner de
gaîté de cœur dans la superstition et l’idolâtrie. Mais exiger du soin, de l’application,
du recueillement, avant qu’on en vienne à décider sur les œuvres anciennes en faveur
desquelles il y a une admiration traditionnelle, ce n’est que justice.
Perrault ne le sentait pas. Très inférieur par cet endroit à Boileau et superficiel de goût sur un point, bien mieux que son antagoniste, d’ailleurs, il comprenait que les Modernes ont aussi leur poésie, leur source d’inspiration propre, qu’ils l’ont dans le christianisme plutôt que dans ces vieilles images rapiécées de Mars, de Bellone au front d’airain, du Temps qui s’enfuit une horloge à la main, etc. ; mais, victorieux en théorie, il reperdait à l’instant tout l’avantage dès qu’il prétendait mettre en avant comme preuve son poëme de Saint Paulin.
Il réussit mieux à servir la cause des Modernes, en montrant, par ses Contes naïfs, qu’eux aussi ils possèdent un merveilleux qui n’a rien à envier à celui des Anciens. La manière dont il eut l’idée de recueillir ces Contes achève de nous faire voir à l’œuvre cette aimable, facile et fertile nature. Occupé, avons-nous dit, de l’éducation de ses enfants, il les voulut amuser, et, pendant quelque hiver, il s’avisa de conter et de faire raconter devant eux les vieux récits qui couraient le monde et que, de temps immémorial ; les nourrices s’étaient transmis. Il ne fit point comme les frères Grimm ont fait de nos jours en Allemagne, il ne prit point le bâton de voyageur et ne s’en alla point de chaumière en chaumière, de château en château, pour ramasser tout ce qui restait et flottait encore de poésie : ce n’était point la mode de tant courir au xviie siècle. Perrault était déjà vieux, il était bourgeois de Paris ; il laissa donc les contes venir à lui dans les nombreuses veillées d’hiver, au coin du feu de sa maison du faubourg. Les voisins, on peut le croire, réunis à son appel, se cotisèrent ; chacun des assistants paya, son écot, chacun se ressouvint de ce qui avait charmé et bercé son enfance. Mais entre tout ce qui défilait devant lui de ces contes de la Mère l’Oie, si mêlés et faits presque indifféremment pour tenir éveillé l’auditoire ou pour l’endormir, il eut le bon goût de choisir et le talent de rédiger avec simplicité, ingénuité. Cela aujourd’hui fait sa gloire. Une Fée, à son tour, l’a touché ; il a eu un don. Qu’on ne vienne plus tant parler de grandes œuvres, de productions solennelles : le bon Perrault, pour avoir pris la plume et avoir écrit couramment sous la dictée de tous, et comme s’il eût été son jeune fils, est devenu ce que Boileau aspirait le plus à être, — immortel ! Était-ce donc la peine de se tant tourmenter et de se tant fâcher, Monsieur Despréaux ?
Les huit premiers Contes de Perrault, et qu’on peut appeler autant de petits chefs-d'œuvre, sont (je les donne dans leur ordre primitif qu’on a interverti, je ne sais pourquoi, dans les éditions modernes), la Belle au bois dormant, le Petit Chaperon rouge, la Barbe bleue, le Maître Chat ou le Chat botté, les Fées, Cendrillon ou la petite Pantoufle de verre, Riquet à la houppe, et le Petit-Poucet, couronnant le tout. Peau d’âne, mise en vers d’abord, puis retraduite en prose, n’en fait point partie, et mon admiration, je l’avoue, la laisse un peu en dehors.
La critique s’est exercée depuis un certain nombre d’années sur ces sujets, et l’on s’est adressé plusieurs questions.
Ces sujets traités par Perrault, et dont il a fixé la rédaction française, se trouvent-ils ailleurs dans d’autres livres, dans d’autres recueils que le sien, et dans des recueils antérieurement imprimés ?
Un homme qu’il est bon d’interroger quand on veut savoir à quoi s’en tenir, un savant, qui n’est pas pourtant de l’Académie des Inscriptions, mais qui me paraît composer à lui seul toute une académie d’érudits, M. Édélestand du Méril répond à la question en des termes que je résumerai ainsi :
« Il est aujourd’hui certain que, sauf pour Riquet à la houppe, dont on ne connaît pas encore l’analogue, Perrault, dans tous ses autres Contes, a recueilli avec plus ou moins d’exactitude des traditions orales, qui se retrouvent non seulement chez nos voisins les Italiens et les Allemands, mais en Scandinavie et dans les montagnes d’Écosse. Il y a plus : les Contes, bien moins populaires en apparence, de Mme d’Aulnoy et de Mme de Beaumont, figurent aussi dans les traditions, des autres peuples, surtout dans le Pentamerone, recueil de contes publié et réimprimé plusieurs fois en Italie au xviie siècle, mais dans un dialecte (le dialecte napolitain) que certainement ces dames n’auraient pas compris. Et il n’est guère probable que Perrault lui-même connût ce recueil. »
Ainsi donc, il est bien entendu que ce n’est nullement d’invention qu’il s’agit avec Perrault ; il n’a fait qu’écouter et reproduire à sa manière ce qui courait avant lui ; mais il paraît bien certain aussi, et cela est satisfaisant à penser, que ce n’est point dans des livres qu’il a puisé l’idée de ses Contes de Fées ; il les a pris dans le grand réservoir commun, et là d’où ils lui arrivaient avec toute leur fraîcheur de naïveté, je veux dire à même de la tradition orale, sur les lèvres parlantes des nourrices et des mères. Il a bu à la source dans le creux de sa main. C’est tout ce que nous demandons.
Ses Contes (on le reconnaît tout d’abord) ne sont pas de ceux qui sentent en rien l’œuvre individuelle. Ils sont d’une tout autre étoffe, d’une tout autre provenance que tant de contes imaginés et fabriqués depuis, à l’usage des petits êtres qu’on veut former, instruire, éduquer, édifier même, ou amuser de propos délibéré : Contes moraux, Contes philanthropiques et chrétiens, Contes humoristiques, etc. Mme Guizot, Bouilly, le chanoine Schmid, Töpffer, tous ces noms dont quelques-uns sont si estimables, jurent et détonent, prononcésà côté du sien ; car ses Contes à lui, ce sont des contes de tout le monde : Perrault n’a été que le secrétaire.
Mais en même temps il n’a pas été un secrétaire comme tout autre l’eût été. Dans sa rédaction juste et sobre, encore naïve et ingénue, il a atteint à la perfection du conte pour la race française :
Il faut, même en chansons, du bon sens et de l’art.
Perrault, à sa manière, observe le précepte ; il est de l’école de Boileau (sans que l’un
ni l’autre ne s’en doute) dans le genre du conte. « La vérité avec lui se continue,
même dans le merveilleux. »
Il a de ces menus détails qui rendent tout d’un coup
vraisemblable une chose impossible. Ainsi les souris qui sont changées en chevaux, dans
Cendrillon, gardent à leur robe, sous leur forme nouvelle, « un
beau gris de souris pommelé »
Le cocher, qui était précédemment un gros rat,
garde sa moustache, « une des plus belles moustaches qu’on ait jamais
vues. »
Il y a des restes de bon sens à tout cela. Chez un Allemand, le conte de
fées serait plus fantastique, plus féerique de tout point, non corrigé par la raison. Chez
un Slave, ce serait, j’imagine, de plus en plus fort. Aussi le poëte Mickiewiçs a-t-il
fait une querelle non pas d’Allemand, mais de Slave à Perrault, en l’accusant d’avoir trop
rationaliséle conte. Mais Perrault, tout en contant pour les enfants,
sait bien que ces enfants seront demain ou après demain des rationalistes ; il est du pays
et du siècle de Descartes. Descartes (c’est tout naturel) n’estimait pas les contes de
la Mère l’Oie : il n’est en rien pour la tradition. S’il avait lu
Perrault, il aurait peut-être pardonné. La mesure de Perrault est bien française. Ses
Contes ne sont pas à l’usage d’imaginations effrénées. C’est assez que, dans sa rédaction
parfaite (je ne parle par des moralités en vers qu’il ajoute), il ait
conservé le cachet de la littérature populaire, la bonhomie. Chaque
nation d’ailleurs, même en matière de fées, a sa note et sa gamme.
D’où nous vient-il pourtant ce fonds commun de contes merveilleux, d’ogres, de géants, de Belles au bois dormant, de Petits-Poucets aux bottes de sept lieues, tous ces récits d’un attrait si vif et d’une terreur charmante aux approches du sommeil, qui se répètent et se balbutient avec tant de variantes, des confins de l’Asie aux extrémités du Nord et du Midi de l’Europe ? Il est permis là-dessus de rêver plus qu’il n’est possible de répondre.
Quand les aînés de la race humaine partirent en essaims du Mont-Mérou, cette primitive patrie, en emportaient-ils déjà quelque chose ? — Sont-ce, au contraire, les résidus combinés des religions, des superstitions diverses, celtiques, païennes, germaniques, qui, rejetées et refoulées au sein des campagnes, y ont fermenté et ont produit, à une certaine heure de printemps sacré, cette flore populaire universelle, comme, au fond des mers où tout s’accumule et se précipite, fermente déjà peut-être ce qui éclora un jour ?
Quoi qu’il en soit et de quelque part qu’elle vienne, qu’elle ne périsse jamais cette
fleur d’imagination première, cette image de l’enfance du monde, recommençant et se
réfléchissant dans l’enfance de chacun ! On a comparé la vie de l’humanité depuis
l’origine à celle d’un seul homme ; tâchons que la vie d’un seul ressemble à son tour à
celle de l’humanité. Il y a des analogies naturelles et des harmonies qu’il faut savoir
respecter. De même que, dans le sein de la mère, à l’état d’embryon, l’enfant parcourt
rapidement, avant de naître, tous les degrés de l’organisation animale, de même, éclos et
né, il tend à parcourir en abrégé les premiers âges de l’histoire et d’avant l’histoire.
Observons-le bien : au sortir des bras de sa nourrice, à deux ou trois ans, il répète tous
les mots, il gazouille tous les sons, il inventerait les langues, si elles n’étaient déjà
inventées. Il me représente cet âge où l’humanité encore nouvelle ressemblait à un enfant
de trois ans, et où ce n’était, par toutes les peuplades errantes, qu’un immense
gazouillis universel. Plus tard, vers cinq ans, avec son imagination crédule et féconde,
il inventerait les légendes, les superstitions, les fées, les démons, toutes les
fabulosités païennes, si elles n’étaient dès longtemps inventées et épuisées. Qu’il en
reste au moins une trace en lui. Qu’il ne sache pas seulement, qu’il sente par où ses
aïeux, les premiers hommes, ont passé. On ne connaît bien, a-t-on dit, que ce qu’on aime :
on ne comprend bien que ce qu’on a été. Qu’il ait donc été, lui aussi, l’homme naturel et
naïf, l’homme crédule et enfant. Qu’il y ait au fond de son imagination un horizon d’or,
l’âge féerique, homérique, légendaire, appelez-le comme vous le voudrez, — un âge d’une
poésie naturelle et vivante. Ce que M. Renan disait, l’autre jour, de ce brave et digne
baron d’Eckstein, lequel semblait se ressouvenir confusément des origines scythiques et
alpestres de notre race, qu’on le puisse dire, et plus agréablement, de l’enfance ; que
plus tard l’homme, le jeune homme ait toujours en lui, par un coin de son passé, une
réminiscence de l’âge d’or et des premiers printemps de l’imagination humaine, dût-il
ensuite devenir positif, polytechnique, encyclopédique, dût-il être élevé comme le voulait
Arago, ou plutôt et mieux comme le voulait Rabelais. Commençons l’enfance par quelques
heures d’abandon et de simple causerie enfantine ; commençons la semaine par un dimanche.
Aristote et Descartes, avec leur méthode, viendront assez tôt ; assez tôt commencera la
critique : qu’elle ne saisisse pas l’enfant au sortir du berceau. Je ne demande pas,
remarquez-le bien, qu on opprime l’enfance de contes prolongés et de terreurs
superstitieuses : de tendres esprits trop frappés d’abord peuvent rester gravés à jamais,
et on a peine souvent à se relever d’un premier pli. Il ne s’agit point d’aller refaire en
notre siècle les enfants de la légende dorée et du moyen âge. On en est loin.
Le raisonner tristement s’accrédite
, disait Voltaire en son
temps : pour moi, je ne m’en attriste pas plus qu’il ne faut, pas plus que ne s’en
attristait, je le pense, Voltaire lui-même. Mais ne commençons pas non plus par désabuser
systématiquement et par dessécher toute imagination naissante et croyante. La mesure de
Perrault, encore une fois, me paraît la bonne. C’est celle de cet enfant qui dit à sa
mère : « N’est-ce pas que ce n’est pas vrai ? mais conte-le-moi toujours. » C’est celle de
cet autre enfant qui attend avec impatience et avec un peu de crainte ce qui descend par
la cheminée dans la nuit de Saint-Nicolas, ou ce qu’on trouve dans ses petits souliers le
matin de Noël : « Je sais bien que c’est maman qui le met, mais c’est
égal. »
Il se vante, le petit esprit fort ! il n’est pas bien sûr que ce soit sa
maman. Son imagination et sa raison se combattent ; c’est l’heure du crépuscule qui finit
et de l’aube blanchissante.