Madame Swetchine.
Sa vie et ses œuvres, publiées par M. de Falloux26.
Ses lettres, publiées par le même27.
Les critiques, de nos jours, sont plus ou moins comme les moutons de Panurge : il leur est bien difficile de ne pas sauter les uns après les autres, toutes les fois que se présente un nouveau sujet. C’est l’éditeur qui est Panurge : il lance son livre et tous les moutons de sauter. Ils ont tous sauté pour Royer-Collard depuis le livre de M. de Barante ; ils ont tous sauté pour Mme Swetchine depuis les volumes de M. de Falloux. Je viens le dernier, mais je n’y échappe pas plus que les autres. Je me suis bien fait tirer l’oreille cependant.
Je dirai tout à l’heure pourquoi ; car il faut être sincère avant tout. Mais auparavant j’ai à donner, à ceux de nos lecteurs qui ne la connaîtraient pas, une première idée de la personne distinguée dont il s’agit et dont le nom a quelque effort à faire, ce semble, pour courir aisément sur des lèvres françaises, — pour se loger dans les mémoires françaises. Quoiqu’une Revue édifiante et de salon, le Correspondant, et le petit canapé qui la compose, en fasse son affaire depuis quelque temps et poursuive sans désemparer l’entreprise de cette réputation, ils sont encore nombreux en France ceux qui ne savent pas même la première syllabe de ce nom que bien de jolies bouches, dans la bourgeoisie savante, se sont déjà essayées de leur mieux à prononcer.
Mme Swetchine était une dame russe, née à Moscouen 1782, qui mourut à Paris en 1857. D’une familledistinguée, sans être très-noble, et appartenant au vieux fonds moscovite, elle montra de bonne heure un goût marqué pour l’étude, pour les lectures les plus sérieuses et les plus approfondies ; et ressentit de l’attrait pour la France, pour sa société et sa littérature. Elle connut beaucoup M. de Maistre, qui habitait alors Pétersbourg, et put être considérée jusqu’à un certain point comme une de ses filles spirituelles. En effet, elle mit une grande importance à quitter, après examen, la communion grecque, que nous appelons schismatique et qu’ilsappellent là-bas orthodoxe, pour se faire catholiqueromaine. Cette conversion rendant moins agréable etmoins facile sa résidence à Pétersbourg, elle vint en France dès la fin de l’année 1816 ; elle avait trente-quatre ans. Accueillie du premier jour dans le plus grand monde de la Restauration, elle y fut extrêmement comptée. Elle n’avait pas de beauté : petite, les yeux légèrement discordants, la pointe du nez kalmouke, mais avec cela une physionomie qui exprimait la force de la vie et là pénétration de l’intelligence. Son mari, de vingt-cinq ans plus âgé, le général Swetchine, vivait à côté d’elle, complètement étranger à sa sphère d’activité. Elle n’avait jamais eu d’enfant. Son esprit vif, aiguisé, subtil, sa fermeté et son élévation de caractère, un certain art suivi de serrer les liens et de rattacher sans cesse les relations de société à des convictions et à des espérances d’un ordre supérieur, créèrent son ascendant sur tout ce qui l’entourait et l’approchait : son influence peu à peu s’organisa. Cela dura quarante ans. Elle eut un salon d’un caractère particulier, sérieux, ingénieux, extrêmement artificiel d’aspect, et qui, entre les divers salons de l’aristocratie européennes distinguait par une teinte théologique prononcée ; et si l’on m’avait dit, il y a trente ans, lorsque j’entendis parler d’elle pour la première fois, que ce salon deviendrait un jour un sujet d’entretien public, que tous les journaux de Paris en raffoleraient, que tous les critiques parisiens y rendraient hommage en tâchant de se monter au ton des initiés, je ne l’aurais jamais cru. Il fallut que bien des révolutions s’accomplissent pour que ce miracle devînt possible ; mais, par cela même qu’il dura, le salon de Mme Swetchine se renouvela souvent, et, dans les dix ou douze dernières années notamment, il fît d’intéressantes recrues, il acquit un certain nombre de jeunes amis et de fidèles qui avaient du mouvement, du liant, beaucoup d’entregent, le goût de la publicité, le talent de l’oraison funèbre, et qui lui ont fait sa réputation posthume.
Je ne sais si Mmc Swetchine a positivement désiré qu’il fût tant
parlé d’elle après elle ; mais, si elle l’a désiré un moment tout bas sans le dire, elle
n’a pu mieux faire que de se choisir, comme elle l’a fait, M. de Falloux pour son
exécuteur testamentaire et pour le dépositaire de ses papiers. On dira tout ce qu’on
voudra de M. de Falloux comme homme de parti politique et religieux, mais il est de sa
personne le plus gracieux des catholiques et le plus avenant des légitimistes : il semble
né pour les fusions, pour les commissions mixtes, pour faire vivre ensemble à l’aise, dans
le lien flexible de sa parole, un protestant et un jésuite, un universitaire et un
ultramontain, un ligueur et un gallican. A le voir circuler ainsi, sans s’y accrocher, à
travers les doctrines les plus diverses, on dirait qu’il les admet toutes plus ou moins et
qu’il les comprend : sa complaisance infinie ressemble par moments à une intelligence
universelle. C’est un agréable parleur et qui a montré du talent de tribune : ce n’est pas
un écrivain proprement dit. Il n’en affecte pas non plus les prétentions ; jamais on ne
fut moins auteur en se faisant éditeur ; il semble vraiment n’avoir pensé, en publiant un
choix des papiers de Mme Swetchine, qu’au succès de celle à laquelle
il s’est consacré ; il y pousse de ses plus aimables obsessions et de toutes ses grâces :
le moyen de résister à celui qui est si galant homme, qui fait si bon marché de lui-même
et de ses pages, qui est prêt à vous dire à chaque instant : « Frappe sur moi, mais
écoute et respecte ma sainte ! »
Non, Mme Swetchine, tout austère et tout ennemie de la gloriole
qu’elle était, n’a pas eu une si mauvaise idée en sacrifiant un peu tard aux grâces en la
personne de M. de Falloux, et je suis prêt à répéter avec M. de Pont-Martin :
« Elle commença par le comte de Maistre, et elle a fini par M. de Falloux ; on ne
pouvait mieux commencer ni mieux finir. »
Si l’on prenait M. de Falloux plus au sérieux comme auteur et si on le serrait de près,
il y aurait bien des remarques à lui faire et des critiques à lui adresser. Le grand
défaut de son style, c’est l’élégance vague, celle du beau monde et des salons. J’en
donnerai quelques exemples. Quand il s’agit d’une femme, même d’un modèle de sainteté, il
se présente deux ou trois questions inévitables : Était-elle jolie ? — A-t-elle aimé ?
— Quel a été le motif déterminant de sa conversion ? — M. de Falloux, dans le récit qu’il
nous a donné de la jeunesse de Mme Swetchine, élude la principale de
ces questions ; ne trouvant chez lui aucun indice précis, aucune explication
satisfaisante, j’ai pourtant voulu savoir, j’ai interrogé, et il m’a été répondu :
« Mme Swetchine a eu un orage de jeunesse : elle avait
inspiré une grande passion au comte de Strogonof, un des hommes les plus aimablesde la
Russie, et elle l’avait ressentie elle-même. »
On ne s’en douterait pas en
lisant M. de Falloux. Voici le passage dans lequel il parle du mariage de Mlle Soymonof (c’était le nom de famille de Mme Swetchine),
âgée pour lors de dix-sept ans, et du choix que son père fit pour elle du général
Swetchine, protecteur encore plus qu’époux :
« C’était un homme d’une taille élevée et d’un aspect imposant, d’un caractère ferme, droit, d’un esprit calme et plein d’aménité. Il était âgé de quarante-deux ans. La jeune Sophie accueillit ce choix comme tout ce qui venait de son père, avec une affectueuse déférence. Elle avait perdu sa mère depuis plusieurs années. Ce qui la séduisit surtout dans cette union fut la certitude que sa petite sœur ne la quitterait pas, qu’elle resterait maîtresse de lui prodiguer ses soins et de lui servir de mère. »
« On cita, parmi les seigneurs russes dont ce mariage avait frustré les vœux, un jeune homme auquel la naissance, la fortune et de rares qualités d’esprit ouvraient une grande destinée, le baron, depuis, comte Strogonof. Il n’avait caché ni son inclination, ni ses regrets. L’épouse elle-même ne put les ignorer, mais elle leur imposa silence, et lorsque le jeune Strogonof se fut résigné à un autre mariage, Mme Swetchine devint l’amie la plus sûre et la plus fidèle de sa femme. »
S’il est vrai qu’il y eut une lutte dans le cœur de la jeune fille, et un sacrifice
pénible à consommer pour obéir à la décision de son père, si cet amer mécompte, ce
renoncement au bonheur dans le mariage, en flétrissant du premier jour l’avenir, la jeta
par volonté et de parti pris dans les voies austères du devoir et de la résignation en
Dieu, il est impossible d’en rien découvrir dans ce passage du livre de M. de Falloux.
Comme tout cela est dit vaguement ! comme c’est enveloppé et esquivé ! « L’épouse elle-même ne put les ignorer (les regrets du comte
Strogonof). »
Quelle épouse ? — On ne comprend ce qui peut se
cacher là-dessous que quand on le sait déjà.
Autre exemple de vague. Mmc Swetchine, dès sa jeunesse, ne lisait que
la plume à la main et faisait d’abondants extraits de ses lectures ; on en possède, sans
compter ce qui s’est perdu, 35 cahiers reliés. M. de Falloux cite quelque chose de ces
extraits, entre autres un portrait fort curieux et caractéristique de Fontenelle, mais qui
est textuellement copié des Nouveaux Mélanges de Mme Necker (tome I, pages 164-170). Il ne le sait pas et ne l’indique pas : mais
quelqu’un, probablement, à qui il a montré son manuscrit et qui en a eu soupçon, l’a
averti de prendre garde, et, par précaution, à deux pages de là, et après une suite
d’autres passages cités, il ajoute : « Les derniers échos du xviiie
siècle, dans sa forme encore spirituelle et littéraire,
résonnent dans les Souvenirs de Mme Necker. Mme Swetchine leur emprunte beaucoup. »
Mais pourquoi cette
manière évasive de dire ? pourquoi ne pas indiquer positivement ce qui est emprunté ?
Nous sommes de bien grossiers personnages, et ce beau monde qui vit de blanc-manger littéraire a bien raison de nous mépriser ; mais enfin, quand nous
avons quelque chose à dire, nous le disons autrement, nous appelons les choses par leurs
noms. Il s’agit d’indiquer que Mme Swetchine, retirée alors dans ses
terres, manqua Mme de Staël au passage de cette dernière en Russie
(1811), et que lorsqu’elle revint à Pétersbourg, elle ne l’y trouva plus ; voici comment
M. de Falloux s’exprime : « Lorsque Mme Swetchine fut ramenée au centre habituelde son existence, elle n’y
trouva plus qu’un brillant souvenir. »
Il y en a, dit Pascal, qui masquent la
nature : ils ne disent point Paris, mais la capitale du
royaume ; ils ne disent point Pétersbourg, mais le
centre habituel de l’existence. Cela me rappelle que, dans son Histoire de
saint Pie V, le même M. de Falloux veut louer cepontife d’avoir envoyé des brefs
d’encouragement aux hommes lettrés qui, en France, prenaient parti pour la cause
catholique ; le poëte Ronsard est de ce nombre : il s’est engagé dans une querelle avec
les protestants, et de part et d’autre on en est vite venu aux injures les plus
grossières, notamment à celles qui ne manquent jamais au XVIe siècle,
et qui consistaient en de dégoûtantes allusions au mal apporté d’Amérique. Mais fi donc !
M. de Falloux ignore ces vilains détails, et Ronsard, chez lui, est récompensé d’un bref
du pape pour avoir pris un rang honorable dans la mêlée des
intelligences. Elle est jolie, la mêlée des intelligences ! C’est
là l’excès du style poli. Nous devions le signaler, parce que, sous une forme ou sous une
autre, la question Rambouillet recommence toujours ; parce que, de plus,
ces politesses excessives et ces complaisances de langage servent à revêtir de coulantes
facilités de jugement. Cela mène, entre autres choses, à faire des saints qui n’en sont
pas.
Mais nous nous écartons de Mme Swetchine. J’ai mauvaise grâce assurément de chicaner un éditeur aimable qui rachète de légères inexpériences du métier par des mots spirituels chemin faisant, surtout par la richesse du tissu étranger qu’il développe à nos yeux, par les lettres fort belles qu’il insère à tout moment dans son texte et qui en font le prix. Ces lettres de la jeunesse de Mme Swetchine nous révèlent une âme ardente, impétueuse, que la difficulté, l’âpreté même de l’effort moral tente et convie, et qui ne s’est jetée vers Dieu avec tant de passion que de peur de se laisser prendre trop vivement aux choses de la terre. Une des amies de jeunesse de Mme Swetchine était Mlle Roxandre Stourdza ; d’origine grecque, l’une des demoiselles d’honneur de l’impératrice. Mme Swetchine lui écrivait en 1813, en lui déclarant ses sentiments d’admiration et de tendre sympathie :
« Croyez-moi, on ne connaît jamais parfaitement que les gens que l’on a commencé par deviner. Il faut une sorte d’analogie, il faut être différemment semblables pour s’entendre tout à fait, pénétrer dans tous les replis, et acquérir cette parfaite connaissance d’un autre qui découvre entièrement son âme à nos yeux… Il me semble toujours que les âmes se cherchent dans le chaos de ce monde, comme les éléments de même nature qui tendent à se réunir ; elles se touchent, elles sentent qu’elles se sont rencontrées : la confiance s’établit entre elles sans qu’elles puissent souvent assigner une cause valable ; la raison, la réflexion viennent ensuite apposer le sceau de leur approbation à ce traité, et croient avoir tout fait, comme ces ministres subalternes qui s’attribuent les transactions faites entre les maîtres, rien que parce qu’il leur a été permis de placer leur nom au bas. Non, je ne crains pas de mécomptes avec vous, et ma reconnaissance seule peut égaler la parfaite sécurité que vous m’inspirez. »
L’amitié épurée, exaltée, entre ces deux jeunes personnes vivant dans le grand monde
artificiel de Pétersbourg et y réfléchissant chacune à sa manière les mystiques influences
qui traversaient alors le ciel d’Alexandre, me fait l’effet de ces parfums légèrement
enivrants et qui entêtent, exhalés par deux plantes rares nourries en serre chaude et trop
poussées. Le monde français, même le plus actif et le plus animé, ne connaît pas cet
échauffement, cette surexcitation d’idées et de questions qu’apportent avec eux, quand ils
s’en mêlent, ces Français du dehors, voisins de l’Orient et qui n’ont pas trouvé leur
centre. Les deux jeunes personnes, au reste, qui étaient censées compatriotes, ne
sortaient pas tout à fait du même Orient. Mlle Roxandre, aux traits
réguliers, à l’œil tendre, à la voix touchante et mélodieuse (il n’y avait un peu à redire
chez elle qu’à la taille), était une Grecque attrayante et persuasive qui avait gardé du
charme et des douceurs ioniennes du Bosphore ; elle méritait de s’entendre dire dans sa
candeur : « Il n’est pas un de vos regards qui ne soit une pensée. »
Mme Swetchine, plus hardie, plus sauvage et d’une séve qui lui arrivait
peut-être de par-delà le Caucase, était autrement trempée, autrement avide et d’une
ambition morale plus exigeante. Les derniers venus, en pareil cas, les plus nouveaux en
civilisation, ne se montrent pas les moins ardents à renchérir et à subtiliser. Elle était
donc, du premier jour, passée maître dans cetteescrime de la pensée et du sentiment. Par
je ne sais quel raffinement d’humilité, elle se mettait toutefois fort au-dessous de son
incomparable amie. La céleste Roxandre, en ce temps-là, était l’objet de son admiration
vraiment romanesque ; elle la voyait comme assise sur un trône idéal, et, dans la suite de
lettres qu’elle lui adresse, on croirait par moments qu’elle parle à quelque impératrice
de Constantinople ou de Trébizonde. Ce qu’échangeaient les deux amies de sentiments
élevés, exquis et mystérieux, est inimaginable. Mme Swetchine voulait
un Paradis à souhait, au complet, et qui rassemblât les plus délicates félicités de la
terre. De bonne heure elle s’était dit : « Le Ciel, c’est aimer en paix »
;
et elle brodait là-dessus ses variations de métaphysique religieuse :
«… Avez-vous, comme moi, disait-elle, l’idée la plusfaite pour adoucir celle de la mort ? croyez-vous à la réunion éternelle des âmes qui se seront entendues ici-bas ? Il me semble que c’est le dogme du cœur. Une parfaite latitude nous est laissée à cet égard par la Religion ; et l’assentiment, ou plutôt le pressentiment universel (de toutes les preuves de sentiment la plus forte) semble le garantir comme fondé. Je sais ce qu’une âme pieuse peut espérer des délices de sa réunion avec le Grand Être ; mais cependant le Ciel nous paraîtrait-il bien le Ciel, si nous ne pouvions joindre à cette idée sublime de notre destination future quelques idées sensibles ? Où serait la personnalité, sans laquelle on dit que l’immortalité ne serait qu’un vain don, si la mémoire ne s’y joignait, si le moi cessait d’être ? Et si ce moi se retrouve, quelle région, quelle félicité pourrait lui faire perdre ce qui lui était identifié ? Jamais on ne me fera croire que je n’éprouverai rien de plus en rencontrant l’âme de mon père que celledu Chinois avec lequel je ferai peut-être le grand voyage. Je crois bien qu’il faut se garder de juger les choses du Ciel par celles de la terre ; mais celles-ci n’en sont-elles pas une ombre, un écho ? et qu’est-ce qu’une ombre, qu’un écho, si ce n’est une image ou un son affaiblis, indistincts, mais cependant toujours vrais ? »
Et c’étaient des effusions de tendresse qui, dans leur vivacité, contrastaient avec un désabusement personnel profond ; elle souhaitait passionnément à son amie ce qui lui avait manqué à elle-même :
« Chère Roxandre, il faut bénir la Providence quand on a comme vous beaucoup à perdre ; il faut la bénir encore quand on a comme vous mille chances réparatrices. J’ai l’instinct du bonheur dont vous jouirez, et je vous le désire de toute la force de votre cœur et du mien. Votre sort est à peine ébauché, vous serez épouse et mère, et c’est dans le centre de ces heureuses affections que vous coulerez des jours dont le reflet encore suffira pour embellir ceux de vos amis. »
A tout moment elle trahit son impétuosité de cœur, son fonds de nature première, avec une expansion que plus tard elle réprimera :
«… Je suis plus difficile à guérir que le roi d’Angleterre (Georges III, qui avait des temps de folie) ; quel est donc votre talent si vous y réussissez ? Ah ! comme vous avez raison ! il y a beaucoup de faiblesse dans mon fait, et, qui pis est, de la faiblesse organisée, de la faiblesse en système, de la faiblesse qui a pris la forme d’une multitude de qualités apparentes ; si je perds ce défaut, me restera-t-il une vertu ? Voyez vous-même, chère, bien chère amie. Si j’avais jamais osé demander quelque chose, née avec une impétuosité toujours prête à m’entraîner au-delà, n’aurais-je pas été exigeante dans toutes mes relations ? Si je ne m’étais hâtée de jeter un voile noir sur ma vie, pourrais-je supporter l’idée de la mort ? Si j’osais, en quoi que ce soit, me livrer à l’espérance, ne fatiguerait-elle pas trop mon âme ? Je ressemble fort à la théorie de Buffon sur la formation du globe : j’ai été détachée, comme lui, d’un soleil ardent ; depuis des années je suis occupée à me refroidir ; je ne suis pas au froid du pôle, mais, sans les consolations que je vous dois, j’y serais déjà arrivée. De toute manière, j’aurais sauté à pieds joints sur la zone tempérée, car je n’ai jamais pu, en rien, saisir le milieu… »
C’est alambiqué en diable, c’est subtil, mais c’est curieux. Elle nous apparaît bien
telle qu’elle est, une âme tourmenteuse d’elle-même, craignant avant
tout ce qui serait faiblesse, inconséquence, et, dans cette crainte, se portant plutôt à
l’excès contraire et à des gageures rigides qu’elle tiendra jusqu’au bout : tout ou rien,
un éclat de volcan ou une glacière ! Elle a de bonne heure fait le plus sensible des
sacrifices pour une femme, surtout pour une femme qui a su et senti ce que c’est que
l’amour : elle s’est dit : « Une femme qui n’a point été jolie n’a pas été
jeune. »
Et elle a sacrifié sa jeunesse, elle s’est jetée à corps perdu du côté
de Dieu : « A l’âge de dix-neuf ans, je me jetai entre les bras de Dieu avec une
passion telle, que je ne puis rien comparer de ce que j’ai éprouvé à sa vivacité.
Pendant plusieurs années, la Religion eut pour moi ce caractère ; et le croiriez-vous,
mon amie ? c’est cinq minutes d’exaltation religieuse qui suffirent pour obtenir tous
les sacrifices et pour donner au reste de ma vie la direction qu’elle a prise. Ce fut
une grâce… »
Elle disait encore, en parlant de cet entier abandon de son être au
sein de Dieu : « Ces sentiments, chère amie, sont de très ancienne date : le
premier germe en a été conçu dans un temps où l’air était encore embaumé, les objets à
l’entour resplendissants de beauté et de fraîcheur, et où mon cœur, quoique troublé par
des peines, sentait encore parfois son existence avec enivrement. »
Pour le philosophe et l’observateur, qui ne donne dans le surnaturel qu’à son corps défendant, il n’y a pas tant à s’étonner de cette subtilisation, de cette sublimation (pour parler comme en chimie) de tous les sentiments. J’en sais qui diraient : C’est de l’amour encore, alambiqué, vaporisé, extravasé dans d’autres tissus et tourné à l’intellect. Stendhal dirait dans une de ses explications à l’italienne : Ce que c’est pourtant qued’avoir de l’âme et des entrailles, et de n’avoir ni amant, ni enfant — Elle a tout analysé, tout scruté (au moins elle le croit) ; ignorante des lois naturelles positives et des méthodes d’observation autant qu’avide et curieuse de tous les mirages de la réflexion morale et des mille explications ingénieuses à la saint Bernard et à la saint Augustin, elle est devenue une femme docteur en matière de sentiment et de spiritualité, de même qu’elle sera bientôt un docteur aussi en matière de conciles œcuméniques :
« … Quand vous me dites : Avez-vous éprouvé cela ? comprenez-vous ceci ? soyez sûre qu’avec la plus parfaite vérité je puis vous dire oui. En fait de sentiments, dépensées portant sur les affections et les passions humaines, j’ai parcouru un cercle immense et creusé jusqu’aux antipodes ; je suis vraiment docteur en cette loi-là… C’est dans l’enceinte de mon propre cœur que j’ai appris à connaître celui des autres, et la seule connaissance de moi-même m’a donné la clef de ces énigmes innombrables qu’on appelle les hommes. »
Elle se flatte et s’exagère sans doute un peu cette connaissance universelle, cette clef, ce passe-partout qu’elle croit tenir et qui l’a conduite, en définitive, à la possession d’un monde très-distingué, mais restreint.
Théologiquement, elle n’a jamais douté qu’elle ne possédât la vérité absolue dans le dogme et le symbole chrétien ; elle n’a varié que du moins au plus, en se faisant chaque jour plus strictement fidèle, plus catholique et plus orthodoxe. Sa conversion n’a été qu’un redressement d’orthodoxie, après un examen historique des plus complets, auquel elle s’était livrée pendant des mois de retraite : elle est revenue de Photius à saint Pierre. Ses pieux amis ont le droit de l’en révérer davantage, et de se réjouir de pouvoir fixer cette heureuse date au 8 novembre 1815. Mais on aura déjà remarqué combien il est peu commode pour la critique littéraire de trouver à mettre le pied convenablement en un tel sujet.
Je l’ai promis cependant, et je dois dire ici comment la personne que l’on commence, ce
me semble, à entrevoir par bien des traits originaux, et qui nous arriva de Russie toute
mure, toute formée, et douée d’une autorité précoce qui s’accrut considérablement avec les
années, m’inspira, lorsque j’eus l’honneur de la connaître, plus de respect et de
vénération que d’attrait. Si je me jugemoi-même en m’ouvrant à cet égard, j’y consens. Il
me parut que ce caractère d’autorité était chez elle un besoin. Les premiers mots qu’elle
vous disait, et par lesquels elle croyait vous honorer, concernaient votre croyance et
l’état de votre âme : elle essayait d’un premier grapin à jeter sur
vous. — « Quand on a fait Volupté, me dit-elle la première fois que
je la vis, on a une responsabilité. »
Je m’inclinai en silence. — J’ai beaucoup
vu, dans un voyage qu’elle fit à Paris, cette charmante Roxandre, cette amie de jeunesse
de Mme Swetchine et qui était devenue la comtesse Edling : elle s’est
plainte à moi bien souvent (j’en demande bien pardon à ceux qui ont écrit le contraire)
d’un certain fonds de froideur ou de réserve qu’elle rencontrait désormais dans son
ancienne amie et qu’elle attribuait à la différence de communion. Mme Edling était restée de la communion grecque, et cela faisait glace, à la fin,
entre Mme Swetchine et elle28. — Après quelque conversation que j’eus avec
Mme Swetchine, au sujet du comte Joseph de Maistre, et où je lui dus
des communications précieuses, rentrant chez moi j’écrivais, entre autres notes, ces
quelques lignes que je lis encore (1837), et qui ne portent que sur le ton et la façon :
« Mme Swetchine, si respectable et si supérieure, a, dans
le tour de l’esprit de l’expression, toute la subtilité du Bas-Empire, la stabilité
russe ou celle d’un archimandrite grec. »
On s’est épuisé en louanges au sujet de son salon, et certes ce serait affaire à un malotru de venir contester aux habitués d’un salon célèbre tous les agréments et les avantages qu’ils y ont trouvés et qu’ils regrettent. Il faut pourtant que j’ose dire pourquoi, à première vue, le centre d’influence de Mme Swetchine ne m’attirait pas.
Je suis resté bien classique, je l’avoue, en fait de salon. Un salon pour moi, c’est un
cercle présidé par une femme, vieille ou jeune, peu importe, et le mieux peut-être est
qu’elle ne soit pas trop jeune en effet ; car ainsi elle n’éteint pas ce qui l’entoure. On
y vient, on y revient avec plaisir ; on y cause de tout, on y cause en commun de certains
sujets qui intéressent tout le monde, et on le fait avec de légères discordances et
dissonances dans lesquelles une maîtresse habile de maison, comme un chef d’orchestre sans
archet et sans geste, maintient ou rétablit vite l’harmonie. Aucuns des grands sujets n’y
sont interdits, mais la liberté sur tous est entière, car si une fois la conclusion était
commandée, s’il y avait d’avance une orthodoxie politique ou religieuse, un Credo ou un veto, un nec plus ultra, c’en
serait fait de la libre et charmante variété de la parole, qui va comme elle peut et qui
trouve dans le feu de la contradiction ses plus vives saillies, son ivresse involontaire.
Quelques grands athlètes y viennent de temps en temps se mesurer dans des duels
ingénieux : ils entrent dans la lice, ils brillent, on écoute, on applaudit, et bientôt
chacun des habitués reprend, le fil de ses propres réflexions dans des à
parte suivis et qui, après les airs de bravoure, composent un fond de
bourdonnements plus doux. La pensée et l’esprit n’y sont jamais oubliés, mais le sentiment
aussi y a sa part, son intérêt et son jeu. Un salon où l’on ne peut suivre ou rejoindre la
femme qu’on préfère, la distraire d’un groupe qui l’environne, l’entretenir à l’ombre et à
demi-voix quelques instants, lui adresser une partie de la conversation plus générale où
l’on se surprend à briller et dont on est récompensé d’un regard, n’est pas un salon pour
moi : ne disparaissez jamais du salon français, soins animés et constants, vil désir de
plaire, grâces aimables de la France ! — Mais qu’est-ce si la personne qui préside au
salon malgré toute son indulgence, est une croyante ferme et fixe, rigide, qui n’a jamais
douté et qui s’en vante, qui vous prend et qui vous accepte pour les espérances que sa
charité lui fait concevoir de vous et du salut de votre âme ; qui maintient la
conversation sur des tons élevés, dans une sphère ingénieusement providentielle, mais dont
il vous est impossible (si vous étouffez) de sortirbrusquement sans faire éclat ?
— Qu’est-ce surtout, si derrière la porte, à deux pas de là, vous sentez un oratoire où la
pieuse femme est allée s’édifier et se prémunir avant de vous recevoir, et où elle
rentrera bientôt pour se réédifier encore ! — Que dis-je, un oratoire ? sachez que c’est
bien une chapelle, une chapelle consacrée où est exposé, au milieu d’un luminaire
éblouissant, le Saint des saints, le saint Sacrement que plusieurs des personnes présentes
vont aller adorer dès que minuit sonnera ; adorer même est trop peu dire, puisqu’à
decertaines solennités la sainte table est toute prête, qui les attend. — Oh ! ce n’est
pas là un salon ; les quelques jeunes femmes qui y passent, avant de se rendre au bal sous
l’aile de maris exemplaires, et qui viennent y recevoir comme une absolution provisoire
qui, plus tard, opérera, ne me font pas illusion : c’est un cercle religieux, une
succursale de l’église, — donnez-lui le nom que vous voudrez, — un vestibule du Paradis,
« une maison de charité à l’usage des gens du monde. »
Salon français de
tous les temps, d’où me reviennent en souvenir tant d’Ombres riantes, tant de blondes
têtes et de fronts graves ou de fronts inspirés, passant tour à tour et mariant ensemble
tout ce qui est permis à l’humaine sagesse pour charmer les heures, enjouement, audace,
raison et folie, — je ne te reconnais plus !
Ce que je viens de dire de la chapelle de Mme Swetchine aura étonné et mérite explication. Rien n’est plus rare, en effet, que cette concession faite a un particulier d’avoir chez soi le tabernacle avec l’hostie consacrée. Mais il est bon de considérer que les conversions qui sont le plus en agréable odeur à Rome ne sont pas celles des païens, ni celles des juifs, ni celles même des protestants et des hérétiques, ce sont celles des schismatiques. Il semble apparemment plus difficile et plus beau de revenir de près que de loin. Mme Swetchine, une schismatique convertie, se vit donc, en retour, l’objet de cette faveur ecclésiastique singulière. Sa chapelle, placée sous la protection de Notre-Dame-Auxiliatrice, dont la fête tombe le 24 mai, joue un grand rôle parmi les habitués de son monde. La littérature encore n’a rien à faire là.
Si cependant, pour éclaircir ses idées, on veut absolument, parmi les salons connus, chercher un terme de comparaison avec le salon de Mme Swetchine, celui de Mme Récamier se présente naturellement à l’esprit. Ces deux dames se connaissaient depuis nombre d’années. Voyageant en Italie en 1824, Mme Swetchine avait rencontré Mme Récamier à Rome ; elle en parlait dans une lettre à Mme de Montcalm avec beaucoup d’impartialité :
« Le duc de Laval est de tout, disait elle, Mme Récamier n’est de rien et paraît préférer sincèrement la vie retirée. Je ne crois pas qu’elle ait visé à l’effet ; et c’est heureux, sa beauté et sa célébrité étant sur leur déclin : les débris nefont guère de sensation dans un pays de ruines. Il semble que, pour être attiré à elle, il faut la connaître davantage, et après de si brillants succès rien assurément ne saurait être plus flatteur que de compter presque autant d’amis qu’autrefois d’adorateurs. Peut-être cependant, sans que je veuilleôter à son mérite, que si elle avait aimé une seule fois, leur nombre à tous en aurait été considérablement diminué… »
Quelques semaines après, une liaison était nouée entre elles, et Mme Swetchine se mettait elle-même au ton de l’inévitable enchanteresse, elle feignait même d’être sous le charme, lorsqu’elle lui envoyait de Naples tes cajolantes paroles :
« Je me suis sentie liée avant de songer à m’en défendre ; j’ai cédé à ce charme pénétrant, indéfinissable, qui vous assujettit même ceux dont vous ne vous souciez pas. Vous me manquez, comme si nous avions passé beaucoup de temps ensemble, comme si nous avions beaucoup de souvenirs communs ; comment s’appauvrit-on à ce point de ce qu’on ne possédait pas hier ? Ce serait inexplicable s’il n’y avait pas un peu d’éternité dans certains moments… »
C’est du spirituel le plus raffiné, et l’éternité elle-même n’est là que pour servir à la coquetterie de l’esprit. — Leurs deux salons, leurs deux mondes plus tard restèrent en bonne intelligence, mais de loin, sans risquer de se heurter ni de se confondre ; ils ne se faisaient, en réalité, ni opposition ni concurrence. M. Ballanche, le plus grave et le plus doux d’entre les familiers de l’Abbaye-au-Bois, était le messager ordinaire qu’on dépêchait à la rue Saint-Dominique dans la prima sera, et qui en rapportait des nouvelles ; il était le chargé de bonnes paroles et de petits soins entre les deux puissances. Au fond il y avait bien à l’Abbaye quelque légère ironie pour la science théologique de la rue Saint-Dominique et pour la connaissance approfondie qu’on y avait des Pères et des Conciles. M. de Chateaubriand était trop le dieu présent et régnant dans unlieu, pour qu’on ne trouvât pas étrange que M. de Maistre parût le premier des grands écrivains modernes dans l’autre. Mais il n’y avait pas en cela de motif de rivalité ; on mettait cette prédilection sur le compte de la Russie et de la reconnaissance ; et la gloire de M. de Maistre, d’ailleurs, était encore chez nous à l’état de paradoxe. Le salon de Mme Récamier, infiniment plus facile, plus agréable, se ressentait quelque peu du boudoir où avait trôné si longtemps la belle Juliette ; un parfum d’élégance s’y respirait ; on devinait dès l’entrée, à de certains arrangements discrets et à de certains demi-jours, la ci-devant jolie femme : chez l’autre on sentait trop celle qui ne l’avait jamais été. La richesse du cadre jurait avec la figure principale et avec de singuliers accompagnements d’humilité. Chez Mme Récamier, on était tenu, pour tout tribut, à quelques mollesses de goût et à quelques complaisances de jugement. Être du salon de Mme Swetchine, cela menait plus loin et tirait vraiment à conséquence : on entrait sous une sorte de direction spirituelle, plus ou moins sensible. Chez Mme Récamier, on était exposé tout au plus, par politesse et bonne grâce, après quelque matinée délicieuse de lecture, à faire un article sur Chateaubriand ; chez Mme Swetchine, avec de l’assiduité, on pouvait être conduit un jour ou l’autre à un acte de foi et de dévotion ; on courait risque d’être d’un sermon prié ou d’une abjuration, ou de quelque agape mystérieuse à la chapelle.
Maintenant, il serait injuste de ne pas signaler, dans ce salon religieux de Mme Swetchine, un moment d’animation inaccoutumée et même d’éclat, qui
tranche avec ce qu’il avait pu être auparavant. Ce fut en 1848 et dans les deux années qui
suivirent. J’ai dit que son salon s’était renouvelé et comme rajeuni ; elle avait compris
que « quand on est vieille, c’est encore aux vieux qu’on plaît le moins. »
Or, plusieurs des jeunes amis de Mme Swetchine étaient de l’Assemblée,
prenaient une part active et brillante aux luttes de la Constituante et à ses
déterminations ; ils venaient là en sortant des séances et continuaient d’y agiter toutes
les questions qui semblaient alors pour la société des questions devie et de mort. Bacon a
remarqué que les temps les plus enclins à l’irréligion sont ceux de paix et de
tranquillité ; les révolutions au contraire, les grands coups de tonnerre en politique
ramènent les hommes au pied des autels. Le salon de Mme Swetchine
trouva donc, au milieu de ce grand naufrage social, une sorte d’à-propos et de champ plus
librement ouvert au genre d’entretiens qu’on y affectionnait de préférence. Elle même, la
nobledame, aguerrie à toutes les vicissitudes par le christianisme, elle se montrait
calme, indulgente, ne s’exagérant en rien la portée des événements déjà si graves, rendant
justice à tout ce qui lui paraissait bon et méritoire chez les adversaires ou chez ceux
qu’elle eût été tentée la veille d’appeler de ce nom. La mère des pauvres n’était point
hostile au peuple. « Rien ne fait échapper à la colère, disait-elle vers ce temps à
une spirituelle amie, comme un profond sentiment de l’infirmité humaine. »
Je ne
sais rien qui lui fasse plus d’honneur, dans tout ce que ses amis nous ont transmis
d’elle, que sa manière de sentir et de juger en ces années-là. Elle se montrait plus vraie
et plus franche de nature que le monde artificiel au milieu duquel elle était
encadrée.
Une autre circonstance de sa vie où elle paraît auniveau ou plutôt au-dessus de tous les éloges, c’est, bien des années auparavant (1834), lorsqu’elle reçutbrusquement la nouvelle du rappel de Paris et de l’exildu général Swetchine : l’empereur de Russie, par uncaprice inexplicable de bon plaisir, l’ordonnait ainsi. Elle partit seule, alla plaider auprès du czar la cause deson vieux mari, traversa le Nord par la saison la plusrigoureuse, et dans un état de santé déplorable, sans un murmure, sans une plainte : une lettre d’elle, admirable de sentiment (tome I, page 377), témoigne de ses dispositions morales, de sa résignation au devoir, de sa soumission prête à se laisser conduire jusqu’aux dernières conséquences : elle eût tout quitté, Paris et son monde, s’il l’avait fallu et si le czar avait maintenu son arrêt, pour aller habiter dans quelque ville obscure de la Russie, à côté du triste et taciturne exilé. De tels sentiments sont de l’ordre le plus respectable et des plus faits pour honorer la nature humaine : sans eux qu’est la vie, même la plus aimable ?
C’est sans doute en pensant à ce rude voyage et à cette campagne d’hiver que
M. de Falloux a cru pouvoir comparer Mme Swetchine au célèbre général
Souvarof. Celui-ci avait coutume de dire : « Je hais la paresse ; j’ai toujours
dans ma tente un coq prêt à meréveiller, et, quand je veux dormir plus à mon aise, j’ôte
un de mes éperons. »
— « Paroles souvent répétées en Russie, ajoute
M. de Falloux, et que Mme Swetchine devait bientôt transporter de
l’héroïsme guerrier dans l’héroïsme chrétien. »
— C’est égal, la comparaison
reste bizarre et excessive. Mme Swetchine, après tout, et si l’on
excepte cette pénible année 1834-1835, a mené, au sein de Paris, une existence heureuse,
conforme à ses goûts, à sa faiblesse de santé, à son ambition intellectuelle comme à son
activité vertueuse. Ce qu’elle disait à trente ans, elle put le répéter à soixante-dix :
« J’éprouve, j’inspire de la bienveillance ; mon besoin d’estime est satisfait ;
j’ai rencontré les êtres les plus distingués. »
On me demande quel est mon avis sur ses œuvres : je le dirai avec toute l’attention et la déférence dont je suis capable, mais un autre jour. La littérature-Swetchine, comme ces substances chimiques très concentrées, ne peut se prendre qu’à petite ou qu’à moyenne dose, et j’ai déjà dépassé effroyablement la mesure.