Les Caractères de La Bruyère
Par M. Adrien Destailleur16.
Nouvelle édition
Le livre de La Bruyère est du petit nombre de ceux qui ne cesseront jamais d’être à
l’ordre du jour. C’est un livre fait d’après nature, un des plus pensés qui existent et
des plus fortement écrits. « Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours
fins, une seconde lecture en fait mieux sentir toute la délicatesse.
» Il n’est
point propre d’ailleurs à être lu de suite, étant trop plein et trop dense de matière,
c’est-à-dire d’esprit, pour cela ; mais, à quelque page qu’on l’ouvre, on est sûr d’y
trouver le fond et la forme, la réflexion et l’agrément, quelque remarque juste relevée
d’imprévu, de ce que Bussy-Rabutin appelait le tour et que nous appelons l’art.
La Bruyère a été, de nos jours, l’objet de travaux qui peuvent être, à très peu près, considérés comme définitifs. M. Walckenaer, dans sa copieuse édition (1845), a rassemblé tout ce que fournit de curieux la comparaison des nombreuses éditions originales données par La Bruyère lui-même, et aussi tout ce qu’on a pu savoir ou conjecturer des personnages qui avaient posé devant lui. Cette savante édition, devenue la base des autres qui ont suivi et qu’elle rendait faciles, n’était pas exempte toutefois de quelques fautes d’inadvertance et même d’étourderie, s’il est permis d’appliquer un mot si léger au respectable érudit à qui on la devait ; M. Joseph d’Ortigue avait relevé ces fautes et ces lapsus dans une brochure assez piquante. Cependant un homme instruit et modeste, M. Adrien Destailleur, qui avait un goût particulier pour le genre de La Bruyère et un culte pour l’auteur lui-même, travaillait lentement, de son côté, à une édition qui parut pour la première fois en 1854 dans la Bibliothèque-Jannet : elle se recommandait dès lors par un très bon texte, ce qui est l’essentiel en pareille matière. Mais aujourd’hui, en donnant une édition nouvelle, M. Destailleur a profité plus amplement des travaux de ses devanciers ; il a complété sa Notice biographique sur La Bruyère, et y a introduit ce qu’avaient appris, dans l’intervalle, les recherches du très habile fureteur, M. Édouard Fournier ; il a mis au bas des pages quelques notes biographiques utiles sur les originaux qu’on reconnaît au passage, et quelques pensées des moralistes célèbres qu’on aime à rapprocher de leur grand émule. Je voudrais qu’il eût tout à fait supprimé les autres petites notes de critique littéraire dans lesquelles il se contente d’approuver son auteur et de dire :
« Pensée noble et noblement exprimée… Distinction
fine et vraie… Jolie expression, etc…
» Il n’y a pas de
raison pour ne pas mettre cela presque à chaque paragraphe. Il est encore certaines
Observations morales d’un anonyme qu’il aurait pu faire tirer à part, s’il l’avait voulu,
et ne pas joindre à l’édition : c’est appeler la confrontation avec le maître du genre et
compliquer le rôle d’éditeur. Est-ce qu’on irait glisser (si l’on en faisait) de ses
propres fables à la fin d’une édition de La Fontaine ? À part ces quelques taches et ces
imperfections légères, l’édition de M. Destailleur, telle qu’elle s’offre à nous sous
cette dernière forme, me paraît très voisine de la perfection qu’on est en droit de
réclamer dans tout ce qui se rapporte à La Bruyère.
La Bruyère vit tout entier dans son livre ; c’est là qu’il le faut chercher, non
ailleurs. Qu’ont appris de nouveau sur lui les actives investigations dont il a été
récemment l’objet ? Bien peu de chose en effet. On croit savoir maintenant qu’il est né en
1646, étant mort en 1696, âgé de cinquante ans ou environ, dit l’acte de décès17. Son père était conseiller-secrétaire du roi et de ses
finances. On conjecture que, né dans un village près de Dourdan, il fut élevé à la
campagne ; car il garda toujours de la nature une impression vive qu’il a exprimée avec
bonheur, et il porte à l’homme des champs, pour l’avoir vu de près à la peine, un
sentiment de compassion et d’humanité qu’il a rendu d’une manière poignante. Il paraît
avoir passé par les écoles et peut-être par la congrégation de l’Oratoire. Il connut
certainement la province et y demeura sans doute quelque temps ; il sait trop bien sa
petite ville pour n’y avoir pas couché deux nuits et plus. Il venait, dit-on, d’acheter
une charge de trésorier de France à Caen, lorsqu’il fut appelé à Paris pour y enseigner
l’histoire à M. le Duc, petit-fils du grand Condé. On suppose que ce fut vers 1680 ; il
avait trente-quatre ou trente-cinq ans. Ce fut sur la recommandation de Bossuet, qui le
connaissait on ne sait d’où, et auprès de qui il était déjà en estime, qu’il dut la bonne
fortune d’être désigné pour cet honorable emploi. Il avait été auparavant, et sans doute
après quelque revers de famille, dans une condition moins heureuse, et l’un de ses
contemporains nous l’a montré dans une chambre voisine du ciel et « séparée en deux
par une légère tapisserie que le vent soulevait »
, — une pauvre chambre
d’étudiant.
Ce qui est certain, c’est que l’événement décisif de sa vie fut son entrée, son initiation à la maison de Condé. Qu’aurait-il été sans ce jour inattendu qui lui fut ouvert sur le plus grand monde, sans cette place de coin qu’il occupa dans une première loge au grand spectacle de la vie humaine et de la haute comédie de son temps ? Il aurait été comme un chasseur à qui le gibier manque, le gros gibier, et qui est obligé de se contenter d’un pauvre lièvre qu’il rencontre en plaine. La Bruyère réduit à observer la bourgeoisie, les lettrés, s’en serait tiré encore ; mais qu’il y aurait perdu, et que nous y aurions perdu avec lui !
Cette maison de Condé était une singulière maison, et le descendant d’un vieux ligueur (car un des ancêtres de La Bruyère avait, dit-on, marqué dans la Ligue) dut sourire en lui-même plus d’une fois de penser qu’il lui était ainsi donné d’observer de près, et en naturaliste, une branche si bizarre et si extravagante de la maison de Bourbon. Ce n’est pas ici le lieu de la peindre. Le grand Condé vivait encore, mais bien affaibli de tête. Son fils, qui devint bientôt M. le Prince, était un homme d’esprit qui avait, quand il le voulait, bien du fin et du galant avec le génie des fêtes, d’ailleurs le plus capricieux, le plus singulier des hommes, au point de paraître atteint de manie. Saint-Simon et M. de Lassay en disent sur son compte plus qu’on n’ose en répéter. M. le Duc, l’élève de La Bruyère, est peint par Saint-Simon avec des airs terribles, et par M. de Lassay sous un aspect tout simplement méprisable. Et notez que Lassay connaissait les Condé de plus près encore que Saint-Simon, ayant épousé une bâtarde de cette branche et y vivant sur le pied de l’intimité. Quand on a lu les portraits de M. le Prince et de M. le Duc dans Saint-Simon et dans Lassay, il est utile, pour compléter la galerie et posséder toute la collection, de lire le portrait de la duchesse du Maine, sœur de M. le Duc, que nous a laissé Mme de Staal-Delaunay, une domestique spirituelle et terrible, le La Bruyère des femmes. Savez-vous que c’est redoutable encore plus que flatteur, d’avoir dans son domestique une femme comme Mlle Delaunay et un familier comme La Bruyère ?
Au milieu d’un tel monde, il y avait pour un homme d’esprit et capable plus d’un rôle à tenter et plus d’une visée à suivre. Gourville, l’homme entendu, était devenu le gouverneur et le maître des affaires du grand Condé, et il y avait remis l’ordre. Dans une autre maison princière, Chaulieu, tout poète qu’il était, prenait en main les affaires des Vendôme, et il n’y oubliait pas les siennes. M. de Malezieu allait être l’oracle absolu, le Pythagore de Sceaux et l’arbitre des volontés de la duchesse du Maine. La Bruyère, lui, vrai philosophe et d’un cœur élevé, ne pensa qu’à être témoin, spectateur et moraliste au profit du public. Que lui fallait-il de plus ? il avait devant lui la matière la plus riche pour l’observation, et il venait d’acquérir dans la maison de Condé, en s’y abritant, ce que d’autres y auraient perdu, l’indépendance.
Son mérite y trouvait encore cet avantage d’avoir tout près de soi, et dans son cadre
même, des connaisseurs délicats et des appréciateurs. Au milieu de ses vices et de ses
monstruosités qui présentaient dans un abrégé commode et comme dans un miroir grossissant
les travers et les crudités enhardies de la nature humaine, cette maison de Condé avait le
goût de l’esprit, et, avec de la méchanceté, le talent de la fine raillerie. Ce n’était
pas seulement un balcon pour tout voir, ce n’était pas seulement un refuge inviolable
contre les inimitiés du dehors, qu’offrait à La Bruyère l’hôtel de Condé ; il y avait
encore là pour lui une très bonne école. Chantilly, « l’écueil des mauvais
ouvrages »
, méritait d’être le berceau d’un livre excellent. La Bruyère profita
de tout. Il s’y sentit bientôt si goûté, si à l’aise, si en plein dans son élément et dans
sa veine d’observation, qu’il est venu jusqu’à nous des témoignages et comme des échos de
ses joies. On a tiré grand parti, dans ces derniers temps, de quelques billets de
M. de Pontchartrain, desquels il résulterait que La Bruyère était sujet à des accès de
gaieté extravagante. Il se mettait parfois à danser subitement et à chanter, bien qu’il
n’eût pas une belle voix. Il n’y avait pas de plus fou ni de plus lancé que lui dans les
parties de plaisir de Chantilly. N’exagérons rien pourtant et ne tirons pas les moindres
mots par les cheveux. Cela ne change pas notablement l’idée qu’on doit se faire de La
Bruyère, et ne fait que la compléter. Il n’est pas extraordinaire, quand on a tant de goût
et de facilité à tracer de malins portraits et quand on se sent si en train d’y réussir,
que l’on s’en amuse un peu tout le premier et qu’on rie aux éclats, au moins par
instants.
De la sagacité et de l’humeur dont il était, l’idée de son livre dut lui venir du premier jour et en observant. Ce livre est, en effet, un livre de première main et un tableau d’après nature ; c’est ce que j’ai à cœur de maintenir. On a voulu, de nos jours, en diminuer l’originalité. De ce que, trente ans auparavant, il y avait eu une mode de portraits de société, et de ce que la grande Mademoiselle, aidée de Segrais, avait fait imprimer un Recueil de Portraits de ce genre, on s’est hâté de conclure que, sans ce Recueil, La Bruyère n’aurait probablement pas composé ses Caractères. Cette idée, jetée en l’air et à l’étourdie par un homme de grand talent, qui sait sans doute autant et mieux que personne son xviie siècle, mais dont le premier jugement est rarement juste et précis, a été soigneusement ramassée et amplifiée par les disciples et les esprits à la suite. On a même récemment réimprimé ce volume, cette Galerie de Portraits de société, très augmentée, et l’on doit peut-être des remerciements à l’éditeur ; car il est bon de ne rien oublier et de tout connaître. Mais, bon Dieu ! Si l’on excepte trois ou quatre portraits finement traités, quel volume insipide, affadissant, nauséabond et d’une lecture écœurante ! et se peut-il que des critiques distingués et judicieux se soient laissés aller à le louer avec tant de complaisance ! Pour moi, je suis toujours porté à m’étonner quand je vois de jeunes esprits indistinctement curieux et avides de butin à tout prix se plonger si avant dans l’étude de la littérature du xviie siècle, pour en rapporter précisément ce que ce siècle a condamné en dernier ressort, ce qu’il avait, en grande partie, rejeté. Non, ce ne saurait être dans un tel recueil de société qui n’est bon qu’à donner la nausée aux gens de goût, que La Bruyère aurait été prendre l’idée d’un genre littéraire qu’il voulait rendre surtout jeune et neuf. Ses vrais devanciers et parents, les émules directs qu’il avait en vue, et dont il avait à la fois à se distinguer, il nous les indique lui-même : c’est Théophraste, c’est La Rochefoucauld et Pascal, pour ne point parler de la divine sagesse de Salomon. Voilà les vrais devanciers de La Bruyère, ceux qu’il avoue, les seuls livres qu’il eut présents à la pensée, à côté du livre toujours ouvert devant lui de la nature humaine.
Quand il entreprit d’écrire, puis de mettre au jour cet ouvrage tant médité, La Bruyère
pensait donc peu à des fadaises dès longtemps oubliées et aussi enterrées que les romans
des Scudéri ; il pensait à ce qui est vivant, aux antiques et aux récents modèles ; il
songeait surtout à la difficulté de satisfaire tant de juges délicats et rassasiés, tous
ceux qu’il a énumérés dans son Discours de réception à l’Académie, cercle redoutable et
sévère, sourcilleux aréopage et qui, sur la fin du grand siècle, devait être tenté de dire
à chaque nouveau venu : « Il est trop tard, tous les chefs-d’œuvre sont
faits !
» Et puis il y avait la difficulté inhérente au genre, le péril de la
satire, de la peinture individuelle, reconnaissable, frappante, à appliquer à des vivants
et à faire accepter de tous sans trop de scandale. Il y fallait bien de la hardiesse et de
l’adresse.
Théophraste lui servit heureusement de passeport et comme de paravent. La première édition des Caractères (1688), sans nom d’auteur, semble d’abord tout à l’intention et à l’honneur de l’ancien Théophraste, dont on offrait au public la traduction : le Théophraste moderne venait, comme on dit, par-dessus le marché. Il faut le voir dans cette petite édition première : il ne se glisse qu’à la suite, par manière d’essai et sans qu’on ait l’air d’y tenir. Qu’importe ! le trou est fait, l’ennemi est dans la place, il s’est faufilé. Les cadres y sont ; il n’y a plus qu’à les remplir. Peu à peu, à chaque édition nouvelle, pendant huit éditions consécutives, l’auteur va doubler et tripler la dose. Il va gonfler et grossir son livre jusqu’à le bourrer. L’audace lui est venue avec le succès ; il mettra double et triple charge ; il chargera à balle forcée la carabine. Tout coup porte. En vain les blessés crient ; il a pour lui le public ; il a les Condé dont l’orgueil le protège, car son succès fait partie de leur amour-propre ; il a Louis XIV lui-même, pour soutien silencieux et pour approbateur.. On ne cite aucun mot du grand roi sur La Bruyère et sa libre tentative ; mais, à certain moment, sans nul doute, quand les courtisans émus en parlèrent devant le maître à Versailles, le front majestueux de Jupiter indiqua, par un léger signe, qu’il avait permis et qu’il consentait..
À prendre l’ouvrage dans sa forme définitive, tel qu’il était déjà à partir de la cinquième édition, c’est, je l’ai dit, un des livres les plus substantiels, les plus consommés que l’on ait, et qu’on peut toujours relire sans jamais l’épuiser, un de ceux qui honorent le plus le génie de la nation qui les a produits. Il n’en est pas de plus propre à faire respecter l’esprit français à l’étranger (ce qui n’est pas également vrai de tous nos chefs-d’œuvre domestiques), et en même temps il y a profit pour chacun de l’avoir, soir et matin, sur sa table de nuit. Peu à la fois et souvent : suivez la prescription, et vous vous en trouverez bien pour le régime de l’esprit.
La composition, pour être dissimulée, n’en est point absente. La Bruyère a évité tout ce qui aurait donné à son recueil l’air d’un traité. Il entre et débute en plein sujet par une suite de chapitres dont on ne voit pas très bien d’abord le lien et l’enchaînement : Des Ouvrages de l’Esprit, Du Mérite personnel, Des Femmes, Du Cœur, De la Société et de la Conversation. Mais les quatre chapitres qui suivent vont nous peindre successivement les mœurs des principales classes de la société, des gens de finance et de fortune, des gens de la Ville, des gens de la Cour, des Grands proprement dits et princes du sang, héros ou demi-dieux : le tout se couronnera par un chapitre, du Souverain ou de la République, avec le buste ou la statue de Louis XIV tout au bout en perspective. Un livre composé sous Louis XIV ne serait pas complet en effet, et, j’ajouterai, ne serait pas assuré contre le tonnerre, s’il n’y avait au milieu une image du roi. La Bruyère n’a manqué ni à la précaution ni à la règle, et, en grand artiste, il a disposé les choses de telle façon qu’on arrive à cette image par des degrés successifs, et comme par une longue avenue. L’autel est au centre et au cœur de l’œuvre, un peu plus près de la fin que du commencement et à un endroit élevé d’où il est en vue de toutes parts. Après quoi, l’on passe incontinent au chapitre de l’Homme. Des sublimités de Louis le Grand à l’homme vu au naturel, le saut est brusque : La Bruyère est bien capable de l’avoir fait exprès, et, pour mon compte, je ne doute pas de l’intention philosophique qu’il y a mise. Vous êtes violemment secoué sans que rien vous ait averti : c’est ce qu’il a voulu. Chez lui le manque absolu de transition est souvent un calcul de l’art.
Après avoir peint dans toutes les conditions, et depuis les plus sordides jusqu’aux plus hautes, les mœurs de son temps, l’auteur en vient donc à considérer l’humanité en général ; on voit la gradation. Mais bientôt son dessein paraît s’interrompre et s’oublier dans plusieurs chapitres mêlés, et qui ont pour titre : Des Jugements, De la Mode, De quelques Usages : on va à droite ou à gauche, à l’aventure, on revient en arrière. Il a cependant à cœur de terminer par ce qu’il y a de plus élevé dans la société comme dans l’homme, la Religion. Avant de montrer et de caractériser la vraie, il avait commencé par flétrir courageusement la fausse dans le chapitre de la Mode. Le chapitre de la Chaire, l’avant-dernier du livre, bien qu’essentiellement littéraire et relevant surtout de la rhétorique, achemine pourtant, par la nature même du sujet, au dernier chapitre tout religieux, intitulé des Esprits forts ; et celui-ci, trop poussé et trop développé certainement pour devoir être considéré comme une simple précaution, termine l’œuvre par une espèce de traité à peu près complet de philosophie spiritualiste et religieuse. Cette fin est beaucoup plus suivie et d’un plus rigoureux enchaînement que le reste. On peut dire que ce dernier chapitre tranche d’aspect et de ton avec tous les autres : c’est une réfutation en règle de l’incrédulité. Chrétien sincère, bien que souvent inconséquent dans l’application, La Bruyère semble appartenir d’avance, par cette conclusion remarquable, à une classe d’esprits philosophiques que nous connaissons bien, rationalistes, néo-cartésiens, éclectiques, qui auront des tendances et des convictions religieuses intellectuelles plus encore que des croyances. Mais, quoi qu’on pense du fond des idées, on ne se trompera point en observant que cette pointe finale vers le Ciel était, après l’éloge du roi, un second paratonnerre.
Telle est l’architecture du livre, et son économie sous une apparence de désordre. On est frappé d’abord de la variété, et l’on distingue bientôt l’intention. La Bruyère cherche avant tout cette variété et fuit la méthode. Il aime à tenir un fil, mais un fil seulement, et dans un labyrinthe.
La Bruyère, dis-je, aime la variété, et même il l’affecte un peu. Soit dans la distribution, soit dans le détail, l’art chez lui est grand, très grand ; il n’est pas suprême, car il se voit et il se sent ; il ne remplit pas cet éloge que le poète donne aux jardins enchantés d’Armide :
E quel che’l bello e’l caro accresce all’ opre,
L’arte che tutto fa, nulla si scopre.
« Et ce qui ajoute à la beauté et au prix des ouvrages, l’art qui a présidé à tout ne se découvre nulle part. »
Tout est soigné dans La Bruyère : il a de grands morceaux à effet ; ce sont les plus
connus, les plus réputés classiques, tels que celui-ci : « Ni les
troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, etc.
» ce ne sont, pas ceux,
qu’on préfère quand on l’a beaucoup lu ; mais ils sont d’une construction, d’une
suspension parfaite et d’un laborieux achevé. Si cependant, dans ce célèbre morceau du
pâtre enrichi qui achète pour l’embellir la maison de ses maîtres, La Bruyère a songé à
Gourville embellissant la capitainerie de Saint-Maur, il a un peu surchargé la description
en vue du dramatique. Il parle comme si l’intendant enrichi avait acheté ni plus ni moins
que Versailles.
En fait de toiles de moyenne dimension, on n’a avec lui que l’embarras du choix. On sait les beaux portraits du Riche et du Pauvre, auxquels il n’y a qu’à admirer : c’est mieux encore que du Théophraste. La Bruyère excelle et se complaît à ces portraits d’un détail accompli, qui vont deux par deux, mis en regard et contrastés ou même concertés : Démophon et Basilide, le nouvelliste Tant-pis et le nouvelliste Tant-mieux ; Gnathon et Cliton, le gourmand vorace qui engloutit tout, et le gourmet qui a fait de la digestion son étude. N’oubliez pas, entre tant d’autres, l’incomparable personnage du ministre plénipotentiaire. Quand j’appelle cela des portraits, il y a toutefois à dire qu’ils ne sont jamais fondus d’un jet ni rassemblés dans l’éclair d’une physionomie ; la vie y manque : ils se composent, on le sent trop, d’une quantité de remarques successives ; ils représentent une somme d’additions patientes et ingénieuses. Aussi La Bruyère ne les a-t-il pas intitulés portraits, mais caractères.
Lorsqu’on s’est une fois familiarisé avec lui et avec sa manière, on l’aime bien mieux,
ce me semble, hors de ces morceaux de montre et d’apprêt, dans les esquisses plus
particulières d’originaux, surtout dans les remarques soudaines, dans les traits vifs et
courts, dans les observations pénétrantes qu’il a logées partout et qui sortent de tous
les coins de son œuvre. Il en a de très fines, et qui sont toujours vraies, sur les
femmes. La Bruyère les a bien connues, et il les a estimées. Il les connaissait mieux que
Pascal ; il les estimait plus que La Rochefoucauld. On ne sait rien de bien précis sur ses
liaisons de cœur, mais tout nous prouve qu’il était fait pour les plus nobles
attachements. Comme il sent bien le mérite de certaines femmes, leur charme élevé,
profond, quand elles joignent l’agrément à l’honnêteté ! Il en aima pourtant qui passèrent
pour légères, et il s’est piqué de les venger. On cite une madame d’Aligre de Boislandry,
dont il a fait un portrait charmant, d’un tour inattendu : « Il disait que l’esprit
dans cette belle personne… »
C’est un diamant pur que ce petit fragment, comme
il l’intitule. Et si l’on regarde à la nature des méchants propos qui sont restés attachés
au nom de cette dame, on admire la délicatesse du peintre d’avoir ainsi loué une femme qui
avait eu les plus odieux démêlés avec son mari et qui avait été chansonnée. Quel plus
touchant dédommagement et quelle revanche immortelle contre l’opinion qui la harcelait et
l’insultait ! M. Destailleur veut douter que tant d’éloges puissent s’adresser à une femme
compromise : c’est n’apprécier qu’à demi la générosité de La Bruyère.
À propos de femmes, on parle encore d’une liaison qu’il eut avec Mlle de Saillans du Terrail, mariée plus tard à M. de Saurois, trésorier de l’extraordinaire des guerres, et avec laquelle on le croyait secrètement marié lui-même ; mais, à sa mort, il ne se trouva point de contrat de mariage. La Bruyère, le philosophe, qu’on croyait marié et qu’on supposait honteux de l’être, c’est assez piquant.
La Bruyère n’avait pas eu les débuts faciles ; il lui avait fallu bien de la peine et du
temps, et une occasion unique, pour percer. L’homme de mérite et aussi l’homme de lettres
en lui avaient secrètement souffert. Le ressentiment qu’il en a gardé se laisse voir en
maint endroit de son livre, et s’y marque même parfois avec une sorte d’amertume. Ayant
passé presque en un seul jour de l’obscurité entière au plein éclat et à la vogue, il sait
à quoi s’en tenir sur la faiblesse et la lâcheté de jugement des hommes ; il ne peut
s’empêcher de se railler de ceux qui n’ont pas su le deviner ou qui n’ont pas osé le dire.
« Personne presque
, remarque-t-il, ne s’avise de lui-même du
mérite d’un autre. »
On ne se rend au mérite nouveau qu’à l’extrémité. Mais
l’élévation chez lui l’emporte, en fin de compte, sur la rancune ; l’honnête homme
triomphe de l’auteur. Le chapitre du Mérite personnel, qui est le second de son livre, et
qui pourrait avoir pour épigraphe ce mot de Montesquieu : « Le mérite console de
tout »
, est plein de fierté, de noblesse, de fermeté. On sent que l’auteur
possède son sujet, et qu’il en est maître sans en être plein.
Le talent de La Bruyère aurait pu prendre plus d’une forme littéraire, différente même de
celle qu’il a préférée. Une anecdote, à la fin du chapitre des Femmes, et qu’a relevée
avec raison M. Destailleur, l’histoire d’une belle et superbe indifférente, d’une
insensible qui cesse de l’être, qui devient passionnée par jalousie, puis folle de cœur,
puis tout à fait furieuse et qui s’emporte aux derniers dérèglements, nous montre que La
Bruyère eût été, s’il eût voulu, un excellent auteur de nouvelles ou de romans. En
général, il n’était pas d’avis qu’un talent en exclut nécessairement un autre ; il se
raille des vues courtes et des esprits bornés ou envieux qui arguent d’une de vos qualités
pour vous refuser une qualité voisine ou même opposée. Lui-même était porté à s’accorder
intérieurement une capacité plus étendue encore et plus diverse qu’il n’en a donné l’idée
dans son livre. Par certaines pensées de lui sur l’ambition, il est évident que La
Bruyère, témoin inaperçu et très présent à la Cour, placé dans les coulisses de ce théâtre
d’intrigues et de compétition, s’était dit maintes fois, en voyant les élévations
journalières de gens dont il mesurait le mérite : « Pourquoi pas moi ? Ne
réussirais-je donc pas autant ? ne ferais-je pas aussi bien et mieux ? »
Il
s’était rêvé ainsi tour à tour ministre, conseiller d’État, diplomate et ambassadeur, bien
des choses enfin. Puis, rentrant en lui-même, il s’était dit, pour se consoler :
« Ce que je suis vaut mieux encore ; ce que je fais est de plus de portée et plus
durable. »
Dans tout écrivain, même supérieur, il y a le côté faible, le défaut de la cuirasse, ce qu’on appelle le talon d’Achille. Si l’on cherche cet endroit vulnérable en La Bruyère, si l’on se demande à quel préjugé de son temps il a payé tribut, on est assez embarrassé de le dire. En jugeant de si près les hommes et les choses de son pays, il paraît désintéressé comme le serait un étranger, et déjà un homme de l’avenir. Il a peu voyagé, et il pense comme s’il avait voyagé et comparé. Je ne vois guère que deux points où son bon sens si ferme se trouve en défaut : la révocation de l’Édit de Nantes, qu’il a louée comme l’a fait presque tout son siècle (mais peut-être, de sa part, était-ce une pure concession politique), et le détrônement de Jacques II ; en ce dernier cas il a certainement obéi à une indignation généreuse et à un sentiment de pitié. En présence du monarque malheureux, le philosophe s’est fait plus jacobite que de raison. Son humanité a égaré sa justice. Dans sa ferveur de légitimité, il insulte à Guillaume III, sans daigner entrer dans la profondeur et la réalité de ce grand personnage ; mais ce qui était permis à un honnête homme étroit comme Arnauld, ou à un génie essentiellement oratoire comme Bossuet, ne l’était pas à un sage comme La Bruyère. Il n’a donc pas vu qu’en histoire le droit dont on a mésusé cesse, à une certaine heure, d’être le droit. Ne soyons pas trop fiers pourtant, grâce à nos révolutions, de nous sentir là-dessus plus avancés que lui.
Après la publication de son livre, le Discours de réception de La Bruyère à l’Académie a été le grand événement de sa vie littéraire ; c’est le seul même qui soit arrivé jusqu’à nous dans un parfait éclaircissement. On conçoit qu’un moraliste satirique et souvent personnel comme il l’était, se fût fait une nuée d’ennemis que l’incroyable succès de son livre excitait sans cesse. Lorsqu’on sut que l’Académie songeait à lui encore plus qu’il ne songeait à elle, ce furent des cris d’indignation, des rires ironiques ; on parut croire que c’était impossible. Quoi ! un libelliste, un pamphlétaire à l’Académie ! n’en avait-on pas chassé Furetière ? Une première fois pourtant, en 1691, La Bruyère, sans l’avoir sollicité, avait obtenu sept voix. Une seconde fois, en 1693, sans l’avoir sollicité davantage, par le bon office de Racine et avec l’appui du parti des vrais classiques, il fut élu pour remplacer l’abbé de La Chambre, — presque à l’unanimité ; c’est lui qui le dit. Son Discours de réception était fort attendu ; on prétendait qu’il ne savait faire que des portraits, qu’il était incapable de suite, de transitions, de liaison, de tout ce qui est nécessaire dans un morceau d’éloquence. La Bruyère, ainsi mis au défi, se piqua d’honneur, et voulut que son discours comptât et fît époque dans les fastes académiques.
Depuis que Fléchier avait inauguré ce genre de compliment et de remerciement public en 1673, vingt ans s’étaient écoulés ; le genre avait eu le temps de s’user déjà : La Bruyère se proposa pour difficulté de le renouveler, et il y réussit à tel point, il fit tant de bruit et d’éclat par la nouveauté de sa manière, qu’on a prétendu que c’est de ce jour et à cause de lui que l’Académie, toujours prudente et en garde contre l’extraordinaire, jugea à propos de soumettre préalablement le discours du récipiendaire à une commission.
Reçu dans la même séance que l’abbé Bignon, qui n’avait d’autre titre que son nom et sa naissance, La Bruyère, se levant après lui et prenant la parole, montra qu’il pouvait à la fois rester peintre de caractères et devenir orateur. Son discours, un peu long, était certes le plus remarquable que l’Académie eût entendu à cette date, de la bouche d’un récipiendaire. Il contenait de frappants et ingénieux portraits des plus éminents académiciens, et notamment des cinq grands écrivains, des cinq génies que la Compagnie possédait alors, La Fontaine, Boileau, Racine, Bossuet, Fénelon : lui entrant faisait le sixième. La Bruyère y parlait d’eux, et à eux en face, comme la postérité le devait faire : le portrait de Bossuet notamment était de toute grandeur. Racine y était plus loué que ne le supportaient alors les partisans zélés du vieux Corneille. Ils sortirent outrés de la séance. Thomas Corneille avait pour lui le journal littéraire d’alors, le Mercure Galant ; il en usa. Il y eut le lendemain et les jours suivants un déchaînement artificiel contre La Bruyère. On essaya de nier le succès et de retourner l’opinion. On prétendit que l’Académie avait bâillé à sa harangue. Attaqué avec tant de mauvaise foi et de violence, La Bruyère crut devoir répondre en faisant précéder son Discours, à l’impression, d’une Préface excellente, bien qu’un peu longue. Il y prend à partie un certain Thèobalde, en qui il personnifie la tourbe de ses ennemis. Il montre très bien que le complément nécessaire de tout succès est la fureur des médiocres et des jaloux. Plaire à Virgile et à Horace, n’est pas assez ; pour être sûr d’avoir bien fait, il faut encore avoir déplu à Mévius18.
Trois ans après sa réception à l’Académie, La Bruyère mourut d’apoplexie, à Versailles, en deux ou trois heures, le 11 juin 1696. Il perdit dès le premier instant la parole, non la connaissance ; il montrait sa tête comme le siège du mal. Toute la médecine de la Cour, appelée en toute hâte, n’y put rien.
Une agréable anecdote est venue se mêler aux détails un peu secs, donnés par les
bibliographes sur les nombreuses éditions qu’eurent les Caractères avant et
depuis sa mort. On raconte que La Bruyère, encore inconnu, venait presque journellement
s’asseoir dans la boutique d’un libraire de la rue Saint-Jacques, nommé Michallet, pour y
feuilleter les nouveautés. La fille du libraire était une gentille enfant qu’il avait
prise en amitié. Un jour il dit au père, en tirant de sa poche un manuscrit :
« Voulez-vous imprimer cela ? Je ne sais si vous y trouverez votre compte ; mais,
en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. »
Le libraire accepta. Le
livre fit fortune et rapporta deux ou trois cent mille francs. La petite Michallet, ainsi
dotée, épousa un homme de finance nommé Jully qui devint fermier général et qui sut rester
honnête homme : il eut de sa femme, le jour du mariage, plus de cent mille livres argent
comptant. Que dites-vous de cette libéralité du philosophe, qui se contentait pour lui de
mille écus de pension ? Pourquoi M. Destailleur, racontant le fait, en tire-t-il cette
conclusion que « La Bruyère ne paraît pas avoir connu tout le prix de son œuvre, ni
en avoir pressenti le prodigieux succès ? »
J’aime à croire que La Bruyère
pressentait, au contraire, la vogue possible de son livre et qu’il pensait bien faire à sa
petite amie un véritable et solide cadeau. Pour moi, je ne sais pas de plus jolie
application du principe de la propriété littéraire.