(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 364-367
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 364-367

MORAND, [Pierre de] Avocat au Parlement d’Aix, né à Arles en 1701, mort à Paris en 1757, exerça ses talens poétiques sur les trois Théatres de la Capitale, & eut quelques succès dans le genre tragique & comique.

La Tragédie de Téglis fut son début. Elle eut douze représentations, & en méritoit peut-être davantage. Cette Piece est comparable à la Bérénice de Racine, par sa simplicité. L’amour de Pyrrhus & de Téglis est le seul objet d’intérêt qui y regne ; mais cette passion est conduite avec tant d’art, que seule elle suffit pour attacher le Spectateur, & même le Lecteur. Ce n’est pas un petit mérite de captiver l’ame par un ressort unique. Les Poëtes tragiques de nos jours, qui ne manquent certainement pas de se préférer à M. de Morand, sont bien éloignés de posséder un semblable talent. La plupart, avec un esprit peu élevé, un cœur froid & stérile, une imagination pauvre & dénuée de vigueur, ont besoin d’entasser incident sur incident, d’avoir recours aux épisodes, de prodiguer les sentences, de multiplier les coups de Théatre, pour parvenir jusqu’au dernier acte ; encore finissent-ils le plus souvent par ennuyer le Spectateur, qui ne tolere le commencement, que dans l’espérance d’une fin plus heureuse,

M. de Morand avoit assez de talent pour se dispenser de ces pitoyables ressources. Son dessein est régulier, ses caracteres sont vrais, ses ornemens sont dispensés à propos, sa versification est douce & facile, mais elle manque de vigueur & de coloris. C’est à ces deux défauts qu’on doit attribuer, sans doute, le peu de succès de Childéric, Tragédie du même Auteur, la mieux combinée, sans contredit, de toutes celles qu’on connoît sur notre Théatre, si l’on en excepte l’Héraclius de Corneille.

On trouve dans le Recueil des Œuvres de M. de Morand, trois Ballets héroïques, qui n’ont pas été représentés, quoiqu’ils méritassent cet honneur aussi bien que tant d’autres qui reparoissent si souvent.

Parmi ses Comédies, il y en a une, intitulée l’Esprit de Divorce, représentée pour la premiere fois en 1738. Elle est très-estimée, & donna lieu à une anecdote assez plaisante, qu’on ne sera pas fâché de trouver ici. L’Auteur y avoit peint sa belle-mere, avec laquelle il étoit en procès. Cette bonne femme faisoit débiter, par ses Avocats, cent sottises contre son gendre. M. de Morand entreprit de s’en venger sur le Théatre, & le caractere de cette Dame, sous le nom de Madame Orgon, fut remarqué par le Spectateur. Parmi les louanges qu’on donnoit à sa Piece, le Poëte entendit qu’on se plaignoit que le caractere de Madame Orgon étoit un peu outré. Il s’avança sur les bords du Théatre, & parla ainsi au Parterre : « Messieurs, il me revient de tous côtés qu’on trouve que le principal caractere de la Piece, que vous venez de voir, n’est point dans la vraisemblance qu’exige le Théatre ; tout ce que je puis avoir l’honneur de vous assurer, c’est qu’il m’a fallu diminuer beaucoup de la vérité, pour le rendre tel que je l’ai représenté ». Un moment après, lorsqu’on annonça la même Piece pour le lendemain, quelqu’un cria du Parterre, avec le Compliment de l’Auteur. Celui-ci se croyant insulté, & ne consultant que sa vivacité provençale, prit son chapeau & le jeta dans le Parterre, en disant : Celui qui veut voir l’Auteur n’a qu’à lui rapporter son chapeau. Cette saillie ne plut pas autant que le compliment. Quelqu’un lui répondit, dit-on, qu’ayant perdu la tête, il n’avoit plus besoin de chapeau. Cependant, un Exempt se chargea de le lui rapporter, & conduisit M. de Morand chez M. Hérault, alors Lieutenant de Police. Ce Magistrat ne put s’empêcher de rire de ce trait de vivacité ; mais, pour punir l’Auteur, il lui interdit tout Spectacle pendant deux mois. La punition étoit légere, aussi ne s’agissoit-il que d’un chapeau jeté. Le Public pardonne plutôt ces traits, que de mauvaises Pieces.

Au reste, cet Auteur fut pendant dix-huit ans Correspondant littéraire du Roi de Prusse, ce qui n’a pas empêché qu’il ne soit mort de misere.