(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 348-356
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 348-356

MONTESQUIEU, [Charles de Secondat , Baron de la Brede et de] Président au Parlement de Bordeaux, de l’Académie Françoise, né au Château de la Brede, près du Bordeaux, en 1689, mort à Paris en 1755.

Pourquoi nous appesantirions-nous sur les louanges dues à son génie ? Toute l’Europe convient généralement, que l’Esprit des Loix est un des plus beaux Ouvrages qui soient partis de la main des Hommes. La réputation de son Auteur, quoiqu’il ait vécu dans notre Siecle, a déjà acquis le sceau de l’immortalité.

Il est plus essentiel de remarquer que ce ne fut qu’après vingt années d’étude & de réflexions des voyages dans presque toutes les parties de l’Europe, que M. de Montesquieu osa prendre sur lui d’instruire les Hommes, & de s’ériger en Législateur des Nations. Il étoit doué par excellence de cet esprit observateur, qui ne néglige aucune face des objets. Son imagination vive & féconde saisissoit rapidement toutes les nuances, & une érudition, aussi vaste que bien digérée, étoit toujours prête à le seconder. Dans lui, les lumieres naturelles suppléoient aux connoissances qu’il n’avoit pu acquérir sur les lieux. A une heureuse habitude de réfléchir, il joignoit le talent de donner à ses idées une tournure saisissante, & d’embellir, par la vivacité du style, le fruit de ses profondes méditations. Il est rare de rencontrer dans un même Homme deux qualités qui semblent s’exclure l’une l’autre. Tous les obstacles ont été surmontés ; il a su même dérober, aux yeux du Lecteur, les efforts pénibles qu’exigeoient le débrouillement des matieres & l’ingratitude du sujet qu’il avoit à traiter.

Pour offrir aux Hommes un tableau approfondi de tous les Gouvernemens, il étoit nécessaire de remonter à l’origine des Sociétés, de les suivre dans leurs accroissemens, de ne perdre de vue aucune des révolutions qu’elles ont éprouvées, aucune des causes qui ont pu les occasionner. C’étoit peu de se pénétrer de l’esprit des Institutions humaines, de les considérer dans le but qu’elles se proposent, d’en calculer les inconvéniens & l’utilité : il falloit interroger les Législateurs eux-mêmes, se mettre à leur place, développer ce qu’ils ne laissoient qu’entrevoir, analyser les divers rapports que les Loix ont entre elles & avec tout ce qui tient à l’homme, expliquer enfin les motifs de leur établissement. Quelle habileté ne suppose pas le succès d’une pareille entreprise !

Quoique le systême de l’Esprit des Loix ne paroisse pas offrir un enchaînement toujours suivi, l’Auteur ne s’écarte jamais de son objet. Ses chapitres font autant de petits corps de lumiere, qui, réunis ensemble, forment un Tout, dont l’effet est d’éclairer & de diriger l’esprit du Lecteur sur les objets qu’il doit appercevoir & sentir. M. de Voltaire s’est donc oublié, à son ordinaire, quand il a dit que cet Ouvrage n’étoit qu’un Recueil d’Epigrammes, & qu’il appeloit l’Auteur Arlequin-Grotius *. N’est-ce pas aimer à plaisanter aux dépens du jugement, que de confondre ainsi les traits du génie avec les saillies d’une imagination légere & vagabonde ? Aussi a-t-on méprisé un pareil jugement, pour ne s’attacher qu’aux motifs qui l’ont engagé à le prononcer. Il y aura toujours bien de la différence, entre un homme à qui l’Histoire de tous les Peuples & de tous les Siecles étoit si présente, & un Ecrivain qui a défiguré l’Histoire de tous les Peuples & de tous les Siecles. Autant l’esprit lumineux, méthodique & profond est au dessus de l’esprit superficiel, inconséquent & badin, autant le Législateur des Nations paroîtra au dessus du Peintre Historien de leurs mœurs, qui semble n’en avoir tracé le tableau, que pour amuser & tromper le Lecteur, au lieu de l’instruire.

L’Esprit des Loix avoit été précédé par un autre Ouvrage, qui ne lui est peut-être pas inférieur, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence. Jamais le génie ne réunit dans un plus court espace tant de connoissances, de vûes politiques, d’observations lumineuses, tant de traits d’une raison également étendue & supérieure. Les loix des Romains, les ressorts de leur gouvernement, leurs mœurs, les principes vivisians ou destructeurs qui ont contribué, soit à former, à agrandir, soit à ébranler, à ruiner leur Empire, tout est développé avec une sagacité étonnante pour quiconque est en état de sentir combien il est difficile de ne présenter que la substance des choses, sans nuire à l’effet qui en doit résulter. Les causes de la grandeur & de l’abaissement des Romains se trouvent dans leur Histoire ; mais il n’y avoit qu’un homme de génie consommé dans la politique & la connoissance de l’esprit humain, qui pût les y découvrir, les lier ensemble, en former un tissu historique, qui prouve, d’une maniere lumineuse, ce qu’on s’est proposé de montrer. Il n’est pas donné à tout le monde de savoir combiner les événemens pour en tirer des résultats, de suppléer au silence des Historiens par la justesse des conjectures, de faire naître la vérité de la vraisemblance. Ce qui eût été impossible à tout autre, Montesquieu l’a exécuté avec le plus grand succès. Semblable à un Architecte, qui, sur les débris informes d’un édifice miné, en traceroit le plan, en dessineroit les proportions, en sentiroit les beautés & les défauts, & assigneroit, sur les plus foibles indices, la cause de sa chute : son génie, par d’heureuses combinaisons, a ranimé les objets effacés, a rappelé ceux qui avoient disparu, en a recréé de nouveaux, pour achever le tableau qu’il vouloit mettre sous les yeux.

Il ne nous reste plus qu’à examiner si les Philosophes sont en droit de réclamer M. de Montesquieu. Sa plume, il est vrai, a été quelquefois trop hardie ; mais on peut dire que les erreurs qui lui ont échappé, sont plutôt des surprises que les fruits du dessein prémédité d’attaquer aucun des principes respectés de tous les hommes sages*. Il étoit trop ami de l’ordre établi dans toute société, pour se permettre aucune de ces déclamations indécentes que ses prétendus Imitateurs se sont si souvent permises. Si, dans ses Lettres Persanes, la vivacité de la jeunesse, une licence qu’on ne sauroit trop condamner, l’ont engagé quelquefois à des peintures ou à des discussions trop libres, ce n’a été, dans lui, que des momens d’ivresse qui passent rapidement, & après lesquels la saine raison reprend son empire. D’ailleurs on ne peut lui reprocher d’avoir voulu saper la Religion par ses fondemens, ni d’avoir étalé avec ostentation une impiété audacieuse, contre laquelle la solidité de son esprit étoit un sûr préservatif. Un peu de Philosophie, disoit Bacon, suffit pour faire un Incrédule ; mais beaucoup de Philosophie ramene sûrement a la Foi & à la vérité.

S’il falloit d’autres preuves des sentimens de M. de Montesquieu, nous n’aurions qu’à rappeler sa mort chrétienne & ses propres paroles à Madame la Duchesse d’Alguillon : La révélation est le plus beau présent que Dieu pût faire aux Hommes. S’exprimer ainsi, n’est-ce pas rétracter d’une maniere authentique ce qu’on a pu avancer de téméraire, de peu exact, & de trop licencieux ? Les Philosophes lui sauront peu de gré de ces dernieres paroles ; peut-être n’ont-elles pas peu contribué à exciter leur dépit. Après s’être glorifiés des Ecrits de M. de Montesquieu, qu’ils croyoient appartenir à leur Secte, ils auroient désiré pouvoir grossir leur Nécrologe du nom d’un Grand Homme, mort dans les sentimens qu’ils affichent ; mais il sera toujours vrai de dire que l’Auteur de l’Esprit des Loix, après avoir été abusé par une fausse sagesse, en est revenu à la véritable ; celle qui nous soumet à Dieu, fait respecter la Foi, & épargne aux hommes le scandale & l’indignation.