(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 331-337
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 331-337

MOLIERE, [Jean-Baptiste Pocquelin de] né à Paris en 1620, mort dans la même ville en 1673.

Tant que les idées de la bonne Comédie subsisteront, son nom sera mis à la tête de tous les Disciples de Thalie, soit anciens, soit modernes.

Il est inutile de nous attacher à développer les différens caracteres de son génie : une foule d’Ecrivains se sont empressés de les faire connoître, & nous ne pourrions que répéter ce qu’ils en ont dit. Nous ajouterons seulement quelques réflexions qui ont paru leur échapper.

Comment Moliere, Auteur seulement de trois ou quatre Pieces achevées, Auteur de tant d’autres, dont le dénouement est si peu naturel, & les défauts si sensibles ; comment avec une Prose si négligée, des Vers peu exacts, des caracteres outrés, est-il parvenu à se faire regarder, à juste titre, comme le premier Poëte Comique de tous les Théatres connus ? Il faut donc que son génie ait été doué d’une touche bien dominante, pour enlever ainsi l’universalité des suffrages ! Qui pouvoit en constituer le ressort principal ? Nulle autre cause de cette étonnante supériorité, que la connoissance profonde du cœur humain, qu’une observation subtile qui saisissoit avec justesse les vices & les ridicules par-tout où ils se trouvoient, qu’une délicatesse de tact qui discernoit, à coup sûr, ce qu’il y avoit de plus saillant dans les travers de la Société, que l’art enfin de les présenter sous un jour propre à les rendre sensibles, & à les corriger par une plaisanterie sans aigreur, sans apprêt, & toujours si naturelle, que l’effet en étoit immanquable.

Pour parvenir à ce degré de perfection comique, c’eût été peu de réunir les talens de ceux qui l’avoient précédé dans la même carriere, le sel d’Aristophane, le coup d’œil de Ménandre, la gaieté de Plaute, la finesse de Térence ; il falloit encore les surpasser : Moliere l’a fait. Le Recueil de ses Pieces, fût-il réduit à l’Avare, à l’Ecole des Maris, au Tartuffe, au Misanthrope, aux Femmes savantes, il n’en seroit pas moins digne de toute la réputation dont il jouit. Ses autres Pieces, quoique moins parfaites, seroient capables de faire un nom à quiconque eût eu assez de génie pour en être l’Auteur. Malgré les imperfections qui y regnent, on y reconnoît toujours le Fléau du ridicule, le Peintre de la Nature, le Précepteur de la Société. La preuve qu’il étoit destiné à corriger les hommes, c’est que ses Comédies sont les seules qui aient eu le pouvoir de réformer les mœurs. Il a guéri les Médecins du verbiage & de la pédanterie, les Marquis de leurs ridicules, les Savans de leur morgue, les Précieuses de leur jargon, les Femmes d’une folle prétention au savoir.

On pourroit dire que son génie fut heureusement secondé par l’excès auquel tous ces genres de travers étoient portés de son temps. Plus une espece de folie est sensible, plus le Réformateur qui entreprend de l’exterminer, a d’avantage. Il est des défauts qui n’ont besoin que d’être fidélement retracés, pour ouvrir les yeux à ceux qui en sont atteints, & les en détacher sans retour. Mais le grand art est de les présenter dans le jour qui leur convient, d’en former un tableau assez énergique, pour que chacun s’y reconnoisse : la surcharge est même alors nécessaire, afin que l’optique ne dérobe aucun trait à la peinture : & le comble du génie est d’ôter à la laideur ce qu’elle a de hideux ; de savoir l’apprivoiser à se considérer elle-même, pour la convaincre & lui faire haïr plus sûrement sa propre difformité. Ainsi Moliere, en offrant aux hommes, d’une maniere adroite, le miroir fidele de leurs inconséquences, a trouvé le moyen de piquer leur curiosité sans rebuter leur amour-propre, & de se servir ensuite de l’amour-propre, pour les changer & les rendre plus raisonnables.

Si on lui reproche de s’être trop assujetti au goût du Peuple, & d’avoir paru quelquefois avilir ses talens en les faisant descendre à des plaisanteries basses & outrées, on peut l’excuser, en disant, que le succès de ses meilleures Pieces exigeoit peut-être cette condescendance. Le Misanthrope, les Femmes savantes, &c. étoient des sujets trop fins & trop délicats pour le commun des Spectateurs. Pour être l’Homme universel, il falloit qu’il travaillât pour tous les états. D’ailleurs son métier de Comédien lui imposoit cette servitude. Il ne pouvoit ignorer que parmi ceux qui assistoient à ses Pieces, le plus grand nombre étoit Peuple, &, pour attirer la foule, il étoit forcé de se prêter aux différentes inclinations.

C’est ici le lieu de s’étonner que Louis XIV, qui protégeoit les talens & sentoit le prix de ceux de Moliere, [à qui il donna plus d’une fois des marques d’estime], n’ait pas eu la pensée de le mettre, par ses bienfaits, au dessus de son état, & de lui faire quitter une profession qui ne pouvoit que nuire à la perfection de son génie. Est-il douteux que si la fortune de ce Poëte eût été plus indépendante, il n’eût mieux travaillé ses Pieces, & ne nous eût laissé plus de Chef-d’œuvres & moins de Farces ?

Qu’on pense ce qu’on voudra de ses Farces, il seroit à souhaiter néanmoins que notre Théatre aujourd’hui si languissant & si stérile, imitât la gaieté d’un aussi bon Modele, en retranchant les libertés qu’il s’est permises trop souvent. Par-là, nous verrions revenir la Comédie à son institution primitive ; on proscriroit de la Scène ces froides déclamations, qui prouvent si évidemment combien elle a dégénéré parmi nous. Ne vaudroit-il pas mieux attendre patiemment qu’il reparût un Poëte comique, que d’accueillir si bénignement tant de Pieces bâtardes, propres tout au plus à étouffer le germe de la seule génération que le vrai goût puisse avouer ? Est-ce avec une Métaphysique subtile & quintessenciée, des sentimens vagues & romanesques, le jeu d’une Pantomime insipide, les détails minutieux d’une décoration péniblement combinée, une Prose froide, ou des Vers symétriques, qu’on pourra se promettre de corriger les ridicules qui fourmillent aujourd’hui, & qui demandent plus de vigueur comique que n’en exigeoient ceux qui régnoient du temps de Moliere ?

Que ceux qui osent occuper la Scène de leurs Productions, se rappellent que Regnard n’a chaussé le Brodequin, qu’après s’être formé sur Moliere ; que les Pieces qui ont été le plus généralement applaudies, n’ont mérité leur succès, que parce qu’elles retraçoient quelques foibles étincelles de son génie. S’il leur paroît plus facile de travailler au hasard & sans regle, de se conformer au goût d’une multitude abusée par des chimeres dont on la repaît ; ils ne peuvent s’attendre qu’à voir leur lauriers éphémeres se flétrir, se dessécher, & à devenir eux-mêmes le jouet d’un digne Successeur de Moliere, dont le plus utile essai seroit de venger Thalie des fades hommages qu’ils lui rendent. Ainsi le Sage Ulysse chassa les sots Amans de Pénélope, des qu’il fut rentré dans ses Etats ?

M. l’Abbé de Voisenon, qui, quelques années avant sa mort, avoit jeté sur le papier des jugemens sur la plupart de nos Auteurs, s’exprime ainsi sur le compte de Moliere.

« Ce fut sans contredit le plus grand Philosophe de son siecle. Personne n’a jamais mieux connu les ridicules, & ne les a peints avec tant de force & de vérité. Les Auteurs qu’il surpassoit, les originaux qu’il peignoit, ses camarades qu’il enrichissoit, étoient ses ennemis. Il critiquoit les hommes, & sa femme les aimoit ; l’un tiroit sa gloire de leurs défauts, l’autre tiroit son plaisir de leurs foiblesses. Moliere avoit des amis respectables, qui le consoloient des chagrins qu’il essuyoit. Il avoit des talens trop supérieurs, & s’appliquoit trop à corriger les mœurs, pour n’être pas le plus honnête homme. Il étoit ce qu’il désiroit que les autres fussent ».