Mélanges religieux,
historiques, politiques et littéraires
par
M. Louis Veuillot.
Çà et là, par le même.
Suite et fin
J’ai entrepris une tâche plus difficile qu’il ne semble et qui est peut-être prématurée ; j’essaye d’appliquer l’étude critique littéraire, le goût de la littérature pure et simple, cette curiosité libre et heureuse, bienveillante et innocente, à quelque chose et à quelqu’un qui n’est pas de cette nature-là, à un combattant énergique, ardent, tour à tour blessant et blessé, qui est encore tout palpitant, tout saignant et outrageux, étendu sur l’arène. Je me risque pourtant, assuré de la droiture et de la sincérité de mon intention.
Il y aurait, dans les douze volumes que j’ai devant moi et qui représentent dix-sept années de rédaction à l’Univers, à distinguer plusieurs temps : — la période de Louis-Philippe, de 1843 à 1848, très-riche en grandes polémiques sur la liberté d’enseignement, sur la question des Jésuites, en luttes contre les universitaires, les professeurs du Collège de France, les romanciers feuilletonistes, et en croquis parlementaires de toutes sortes et de toutes dimensions ; — la période républicaine proprement dite, la moins féconde (l’auteur gêné dans son journal fit sa débauche d’esprit au dehors, dans les Libres Penseurs) ; — la période qui date de la présidence et qui comprend l’Empire, dans laquelle on distinguerait encore deux moments, l’un de complet acquiescement ou même d’admiration fervente ; l’autre de séparation, de scission jusqu’à la déchirure. Il y aurait, si on le voulait, à considérer en M. Veuillot, non pas seulement le journaliste de verve et d’assaut, l’observateur et le portraitiste à bâtons rompus, mais l’homme des longues tactiques, le stratégiste qui a pu se tromper à son point de vue, et qui, je crois, s’est trompé en effet, mais qui avait un plan suivi, étendu et plus raisonné qu’on ne serait tenté de le lui reconnaître. Il se dessinerait tel surtout, si on le suivait dans ses démêlés et ses querelles avec les hommes de son parti et qui ne sont pas précisément de son bord, avec les catholiques qui le désapprouvent et le désavouent ; en se défendant contre eux, il s’explique et oppose système à système.
Mais nous ne prenons pas si méthodiquement les choses ; nous n’accordons pas tant à ces grands desseins qu’on développe sur le papier, à ces vues que les gens d’esprit ne sont pas embarrassés de trouver après coup. L’homme s’agite et fait des plans, ses passions le mènent ; son talent, quand il est une passion, le mène aussi. M. Veuillot a été bien souvent à la merci du sien, et ce sont précisément ces hasards, ces rencontres telles quelles, les meilleures possible, que nous cherchons en lui et chez lui.
Et d’abord, il comprend bien le journaliste, car il l’est autant et plus que personne. On n’est pas journaliste pour mettre de temps en temps des articles dans les journaux ; on l’est, pour être prêt à y écrire n’importe sur quoi, à toute heure et à toute minute ; il faut tirer au vol et ne pas manquer :
« Le talent du journaliste, dit-il, c’est la promptitude, le trait, avant tout la clarté. Il n’a qu’une feuille de papier et qu’une heure pour exposer le litige, battre l’adversaire et donner son avis ; s’il dit un mot qui n’aille au but, s’il prononce une phrase que le lecteur ne comprenne pas tout d’abord, il n’entend point le métier. Qu’il se hâte, qu’il soit net, qu’il soit simple. La plume du journaliste a tous les privilèges d’une conversation hardie ; il doit en user. Mais point d’apparat, et qu’il craigne surtout de chercher l’éloquence. Tout au plus peut-il l’étreindre un instant quand il la rencontre… »
Voilà l’homme qui parle de son métier en maître, et qui, le cadre donné (un cadre faux, mais commode), excellera à le remplir.
Je dis que le cadre est faux, car je ne crois pas que la religion doive se prêter à ce jeu-là. — Je dis qu’il est commode, car du haut de la religion, de cette idée inexpugnable et infaillible, on est à l’aise pour courir sus à toutes les opinions et à tous les partis, au siècle tout entier.
Et tout d’abord ouvrez ces volumes : comme le journaliste profite de la hauteur de l’idée religieuse pour y adosser son talent satirique, pour lui donner de la consistance et un air de dignité, de moralité ! Appuyé qu’il est à ces hautes colonnes du temple, regardez-le d’un peu loin : la menace s’ennoblit, la laideur s’efface ; ses invectives les plus grosses, comme ses méchancetés les plus fines, prennent aisément un caractère de justice inexorable et de sévérité vengeresse.
Car il y a deux Veuillot : celui qui est debout, grave, triste, imposant d’attitude, d’un beau front, parlant d’or sur les grands sujets, prêchant aux autres le respect qu’il a lui-même si peu, prompt à en remontrer aux gouvernements sur le principe de l’autorité, et, quand il se fâche, le faisant au nom d’une autorité supérieure, et, pour ainsi dire, exerçant les justices de Dieu. — Je ne nie point la part de sentiments sérieux, qui sont d’accord en lui avec cet air-là.
Et il y a l’autre Veuillot, celui qui s’amuse, qui, assis dans la tribune des journalistes ou étendu dans son fauteuil, lorgnant et lardant son monde, se tord de rire, a le rictus des servantes de Molière, exerce les justices du bon sens ou les avanies de sa passion, et mord à belles dents à même du prochain.
Je pourrais ajouter, si ce n’était ici une digression, qu’il y en a un troisième, celui qu’on rencontre par hasard dans le monde, doux, poli, non tranchant, modeste dans son langage, d’un coup d’œil et d’un ton de voix affectueux, presque caressant ; il est impossible de l’avoir rencontré quelquefois et d’avoir causé avec lui sans avoir reconnu dans cet ogre tant détesté, et qui a tout fait pour l’être, l’homme doué de bien des qualités civiles et sociales.
Ai-je besoin, en parlant ainsi, de demander permission et licence à tous ceux qu’il a blessés, et dont la plupart sont de mes connaissances et de mes amis, dont quelques-uns même sont tout proche de moi ? Non ; c’est là un honneur de la civilisation tant malmenée par M. Veuillot et de la tolérance passée dans nos mœurs que, du moment qu’il s’est trouvé, ou à peu près, réduit au silence, personne ne lui en a plus voulu ; on a oublié l’injure pour ne songer qu’au talent, pour regretter même de ne plus rencontrer ce talent chaque matin, à la condition, s’il était possible, d’un moins âpre emploi.
Ce qui est certain, c’est que les volumes recueillis aujourd’hui sont très-intéressants à lire, ou du moins à parcourir ; et soit qu’il ait choisi entre ses nombreux articles, soit qu’il ait corrigé çà et là des expressions, l’ensemble donne l’idée d’un Veuillot plus grave que l’on ne se le figure d’ordinaire. La satire y est fréquente, presque continuelle ; mais le ton mâle et ferme la relève singulièrement. Il n’y a pas trop de miracles de la Salette ; c’est déjà trop d’un cependant ; ô honte pour l’esprit et le talent ! passons vite. J’aime mieux (et je crois que presque tous seront comme moi) M. Veuillot quand il sort de chez lui, quand il perd de vue le clocher desa paroisse, et qu’il vit aux dépens de l’ennemi, fut-ce à nos propres dépens. Suivons-le donc jusque chez nous.
Quand je dis chez nous, je le prendrai plutôt à côté de chez nous, s’il vous plaît, et s’exerçant sur le compte des hommes politiques d’une époque déjà ancienne.
Ses croquis parlementaires sont charmants. Imaginez un homme de cet esprit, de ce fin coup d’œil et de cette humeur mordante, venant s’asseoir chaque après-midi, pendant des années, dans un coin de la tribune des journalistes, et de là étudiant à loisir ses sujets dans tous les sens et dans toutes les postures, prenant aujourd’hui un profil, demain un autre, multipliant et variant ses silhouettes. Quelle école, pour qui se sent des dispositions à être moraliste ou peintre d’après nature, que de telles assemblées politiques auxquelles on assiste tous les jours sans en être, sans en accepter les conventions ou en subir les illusions ! Les hommes publics s’y montrent en pied, et, grâce à leurs mouvements, on en a vite fait le tour. Les talents, les habiletés, les faibles et les ridicules, les amours-propres et toutes les formes de fatuité se dessinent, se déploient, s’étalent, se trahissent devant vous et durant des heures. Que de personnages importants et agités, tout pleins d’eux-mêmes, qui posent complaisamment, sans songer qu’ils sont là devant Charlet, devant Gavarni ou Daumier, ou même devant Nadar ! Le propre du talent de M. Veuillot, feuilletoniste des Chambres, c’est qu’en même temps qu’il sait et qu’il rend, de chacun, le geste, le timbre de voix, les tics, il sait aussi la valeur sérieuse de l’homme et la respecte assez quand il la rencontre. C’est en cela qu’il se distingue, dans ses croquis, d’Armand Marrast purement satirique. Comme controversiste, M. Veuillot estpartial et injuste ; il est juste comme peintre, il ne peuts’empêcher de faire ressemblant. Mieux on connaît lesmasques, et plus on trouve que presque toujours il a bien touché.
Et ne reconnaissez-vous pas, pour peu que vous ayez vu le régime des dix-huit ans, cet
aide de camp du roi, député, ce ministériel pur et chevaleresque ? « Il est doué
d’une haute taille, d’une voix assez nette, d’un beau galon d’officier du roi, qui se
voit même sur ses habits bourgeois. Il s’avance au combat avec quelque apparence
d’indiscipline, armé de deux ou trois bons mots politiques, repiqués d’un peu de
littérature : il écarte les voiles parlementaires, décoche hardiment ses flèches au vif
de la situation et quitte la tribune sur un aria di bravura, qu’il
réserve à cette fin. Joli rôle de page, dont il s’acquitte au commencement de chaque
session très-galamment… »
(M. Liadières.)
Et cet ancien avocat, cet ancien procureur général, cet ancien garde des sceaux, dont
l’éloquence vigoureuse et désagréable laissait voir trop de nerfs et de tendons
(M. Persil), ne croyez-vous pas l’entendre ? « Il a pris la parole : des restes de
cette voix usée à déclamer des réquisitoires, qui passe sur les idées avec l’aisance et
la mélodie d’une scie édentée, il a proposé dans l’intérêt de l’Église une chose bien
simple, un court article additionnel, etc… »
Et cet autre plus agréable, ce garde des sceaux en fonction, mais qui évite tant qu’il
peut les batailles rangées, il n’attrape qu’un mot, mais le mot est bon :
« Son premier soin a été naturellement de rapetisser le débat pour le mieux
remplir. »
(M. Martin du Nord.)
Et cet ancien journaliste, conseiller d’université, député inclinant à gauche :
« Cet honorable universitaire ignore l’art de parler avec calme. Il est toujours
furieux, et jusqu’à : Je vous aime, il dit tout aigrement. D’un ton
furieux donc, il demande des explications, etc. »
(M. Dubois de la
Loire-Inférieure.)
Celui-là, il se fâche, il a le hoquet, mais du moins ilparle ; il y en a qui, en
s’efforçant de parler, ne réussissent qu’à suer sang et eau et à défaillir ; celui-ci,
parexemple, que vous ne sauriez reconnaître, car il n’a quebien rarement donné :
« Orateur prompt à se cabrer aumoindre bruit, sujet à voir ses pensées s’enfuir
commeune volée d’oiseaux qu’un geste effarouche, et qui faitrage contre lui-même, mais
en vain, d’être si malaguerri. Toute son énergie est dans la paume de sa main dont il
frappe la tribune, afin de s’animer au monologue ; toute sa mémoire est au fond du verre
d’eau sucrée. »
Mais je crois que nous avons changé de tribune : nous sommes à la Chambre des Pairs ; une
voix sourde se fait entendre (M. Portalis) ; le respectable orateur ne se fie pas, comme
le précédent, au verre d’eau sucrée, souffleur trop souvent capricieux : « Il
arrive toujours ayant à la bouche un commencement d’improvisation dont la suite est
toujours sous son bras, dans de certains petits papiers dont il ne se sépare
guère… »
Et sur ces petits papiers, ô merveille ! ô miracle ! se trouve la
réfutation écrite du discours que l’orateur précédent a tâché d’improviser.
M. de Montalembert s’est levé, il parle, à la bonne heure ! voilà l’orateur
en personne, au verbe enflammé, à la voix pénétrante comme un glaive, au timbre inflexible
et sonore ; et des armes si belles sont au service d’une sainte cause. C’est pourtant lui
dont M. Veuillot dira un jour : « M. de Montalembert se croit libéral, il est
simplement orateur. »
Mais alors M. de Montalembert était tout à ses yeux. Et le
ministre qui veut lui répondre (M. Villemain) et qui, plus heureux à d’autres jours,
l’essaye cette fois vainement, comme on le renvoie à ses livres ! « Non-seulement
il n’a pu trouver une pointe, mais même les mots, chose étrange, lui ont manqué… Les
subjonctifs étaient rares, la phalange des adjectifs, d’ordinaire si docile et si
abondante, n’arrivait pas. »
Et cet autre, plus ou moins ministre aussi
(M. Cousin), toujours dolent, toujours mourantquand il commence ; M. le président, en
réclamant pour lui l’indulgence de la Chambre, croit devoir annoncer qu’il ne pourra
parler que très-faiblement. Profond silence ! chacun s’intéresse ; les
huissiers s’agitent et sont eux-mêmes visiblement émus ; on se tient prêt pour quelque
évanouissement. Sur quoi « notre moribond entre en matière et, d’une voix de
Stentor, pendant près d’une heure, — et quelquefois pendant trois, — il se livre aux
emportements du zèle universitaire le plus fougueux… »
. J’abrège bien des traits
de comédie ; j’éteins ; c’est assez ici d’indiquer.
Quant à M. Guizot, dès qu’il paraît et qu’il intervient, M. Veuillot le respecte ; il n’a
que des hommages pour la dignité, pour la majesté de sa parole ; mais la parole
n’est pas tout. « M. Guizot sait mieux que personne justifier ou nier à la
tribune les erreurs du Cabinet ; mais il n’est pas toujours à la tribune. »
—
Tout ce compte rendu des Chambres est excellent, si l’on ne regarde qu’aux
physionomies.
Il y a entre autres un très-joli feuilleton politique : c’est une séance de la Chambre
des députés (26 janvier 1848) critiquée avec du La Bruyère. « Nous avions près de
nous, dit M. Veuillot, un homme d’esprit, fin observateur des choses humaines, et qui a
porté sur le caractère français des jugements aussi piquants que sincères. Si nous
osions donner un conseil à nos orateurs, c’est de le fréquenter un peu. »
Ce
voisin, ce jour-là, n’est ni plus ni moins que La Bruyère en personne ; et pour chaque
député qui paraît à la tribune, dans le jugement et la définition de sa manière et de son
caractère, c’est toujours un mot emprunté à La Bruyère qui fournit le dernier trait.
L’idée est ingénieuse, le tour est littéraire ; un partisan déclaré des classiques ne
ferait pas mieux. Le pauvre Rigault aurait été fier de signer ce feuilleton-là.
C’est, au contraire, cet espiègle de Camille Desmoulins qui aurait pris plaisir à signer
un autre feuilleton des plus régalants, celui du 1er février 1848,
dans lequel le discours de début, le maiden-speech d’un chirurgien de
Paris, opérateur aussi habile que député malencontreux (M. Malgaigne), est si plaisamment
singé pour le geste et noté pour l’accent : journée unique où, au milieu de ses graves
préoccupations, la Chambre entière fut prise d’un fou rire, d’un rire homérique,
et où, pour un moment, il n’y eut plus amis ni ennemis sur tous les bancs,
« il n’y eut que des gensde bonne humeur. »
Mon métier ici n’est pas de mettre les noms propres : comme cependant en pareille matière rien ne vit que par là, et que le recueil des Mélanges est bien gros à feuilleter tout entier, MM. Gaume feront bien, dans l’intérêt du livre qu’ils éditent, d’y ajouter une table générale alphabétique des noms de personnes. Il n’y aura pas de jaloux ; nous y serons tous, écrivains, journalistes, ex-députés et pairs. Une bonne Table dispensera seulement de tout parcourir pour mettre la main sur l’endroit sensible. Chacun ainsi trouvera plus commodément son règlement de compte ou celui du voisin. On courra tout aussitôt à l’image, portrait ou caricature. Ce sera comme un Vapereau amusant.
Sérieusement, c’est un répertoire que ce recueil de Mélanges. Vous y avez, sur chaque personnage du temps, des jugements agréables ou non à l’amour-propre, mais qu’il faut connaître, et des expressions presque inévitables désormais au sujet d’un chacun, des expressions qui s’accrochent à vous en passant et qu’on ne peut plus secouer. Plutarque a fait un traité Sur l'utilité à retirer de ses ennemis : apprenons de M. Veuillot quelques-uns de nos défauts pour nous en corriger ; mais prenons bien garde, nous pourrions, tout à côté, nous amuser un peu trop de ce qu’il dit des autres : tant la nature est maligne, tant le tour qu’il donne aux choses estplaisant !
Il y aurait de l’injustice envers M. Veuillot à s’en tenir là dans l’éloge et à ne le
considérer que comme satirique. Son plus beau moment de journaliste, et que rien ne
saurait faire oublier, est celui de 1852 à 1855, pendant lequel, ses parties élevées
prenant le dessus, sa fibre populaire aussi s’en mêlant, il s’associa pleinement au
sentiment public, à l’âme patriotique de la France, et fit acte d’adhésion éclatante à la
politique impériale dans la guerre de Crimée et pour les premières victoires. Il n’a
certes pas, même aujourd’hui, à s’en repentir. Et ne dites point, je vous prie, que c’est
avec la force que lui, catholique, fit alliance à ce moment ; ou bien ajoutez que ce fut
avec la force vive et le cœur même du pays. J’ai vu de ces autres chrétiens et catholiques
libéraux qu’on lui oppose et que j’honore, de ces hommes d’une certaine sagesse : les
jours où l’on ne prenait pas le Mamelon-Vert, l’un d’eux me disait avec un petit ris
sardonique : « Et cela prouve qu’il ne faut pas aller à Sébastopol. »
Courte sagesse, qui tendrait à priver une nation de ses tressaillements les plus
sublimes ! C’est un titre d’honneur à M. Veuillot de les avoir ressentis et rendus si
dignement. Ses portraits des Deux Empereurs (3 et 5 mars 1854), son article
nécrologique sur le maréchal Saint-Arnaud (9 octobre), ses considérations sur la guerre,
dans lesquelles il nationalise, en quelque sorte, les idées de M. de Maistre, son
parallèle du Prêtre et du Soldat (11 janvier 1855), sa
Rentrée de la Garde impériale (30 décembre), sont des chefs-d’œuvre. Qui
pourrait les lire sans les admirer ? Il y apparaît éloquent, enthousiaste, religieux à la
fois et bon Français, et, pour parler son langage, « tout
rayonnant des
meilleures ardeurs de la vie. »
Je ne saispas, en vérité, de plus noble prose ni
dont la presse doive être plus fière. Ce sont là des pages d’histoire.
Un jour qu’il était de loisir et qu’il se trouvait aubord de la mer, rêveur par aventure et en quête d’unsujet de fantaisie, il eut l’idée de définir en vers (car il a plus d’une sorte de talent) la prose telle qu’il l’aime et telle qu’il la manie. Voici le passage. Il a commencé par se demander à lui-même, avec quelque surprise, pourquoi l’idée lui est venue un peu tard de faire des vers :
Ce n’est pas mon métier ni mon talent ; la proseM’irait mieux, si j’avais à dire quelque chose.Ô prose, mâle outil et bon aux fortes mains !Quand l’esprit veut marcher, tu lui fais des chemins !Sans toi, dans l’idéal il flâne et vagabonde.Vrai langage des rois et des maîtres du monde,Tu donnes à l’idée un corps ferme et vaillant.Tu l’ornes si tu veux ; jamais un faux brillantÀ sa simplicité, malgré toi, ne s’ajoute.Grave dans le combat, légère dans la joute,Tu vas droit à ton but, et tu n’as pas besoinDe lâcher de la corde au mot qui fuit trop loin.Ton métal est à toi. Serve de la pensée,La phrase saine et souple, en son ordre placée,Vit, commande déjà : le poète aux aboisPoursuit encor la rime à travers champs et bois.Bossuet a fini, lorsque Boileau commence.En prose l’on enseigne, et l’on prie, et l’on pense ;En prose l’on combat. Les vers les plus heureuxSont faits par des rêveurs ou par des amoureux.Dans les nobles desseins dont l’âme est occupée,Les vers sont le clairon, mais la prose est l’épée.
On le voit, c'est la revanche complète de la prose contre l’éloge absolu qu’avait fait des vers Alfred de Musset (J’aime surtout les vers, cette langue immortelle…) ; et ce qui est piquant, la revanche de la prose est elle-même en très-beaux vers.
Cette heureuse boutade se rencontre dans Çà et Là. Parler de Çà et Là maintenant, après les Mélanges politiques, c’est revenir en arrière ; car la plupart des pages rassemblées dans ces deux volumes sont d’une date assez ancienne, et laissent trop voir les défauts de l’auteur. Il y a des imperfections et des faiblesses de jugement et de talent. Nous y retrouvons de petits romans dans lesquels tout est beau et parfait d’une part, tout est laid et gâté de l’autre, selon qu’on est ou qu’on n’est pas bon catholique. Ce sont des historiettes de sainteté. Et il me faut ici, malgré moi, refaire à M. Veuillot une dernière querelle, sur un des thèmes précisément qui lui tiennent le plus à cœur.
Il raille et bafoue sans cesse le bourgeois, ce bon M. Oscar Plumeret, comme il l’appelle en un endroit, dans un de ces petits contes dévots que je viens de lire. Je n’ai goût ni mission de le défendre ; mais enfin il a moins raison contre lui qu’il ne croit. Ce bourgeois, tel qu’il le fait, est lourd, béotien, inconséquent, il n’est pas si absurde. Il y a un certain progrès de civilisation, un certain résultat de lumières (vous avez beau rire) qui a filtré jusqu’à lui, et qui me le fait très-bien supporter quelque temps, à travers ses ridicules.
Il est en diligence avec deux de ces Messieurs catholiques ou néo-catholiques, qui sont
bien décidés à se
moquer des progrès du siècle en sa personne ; il s'aperçoit
qu’ils ne sont pas du même bord que lui : « Vous êtes comme cela, dit-il, je suis
autrement ; chacun ses goûts, chacun ses opinions. »
Mais ce bourgeois est plus
tolérant que vous, qui n’êtes occupés qu’à le draper, à le mépriser. Il n’a pas lu Bayle ;
on dirait qu’il a profité de ses leçons.
Il a épousé une femme protestante, et il fait ses réflexions sur ce qu’il observe en elle. Il s’accommode de ce qu’on lui sert à table en voyage ; il s’accommode de toutes les personnes qu’il rencontre, pourvu que ce soient d’honnêtes gens, socialement parlant. Mais il est fort sage, ce bourgeois !
Il n’entend pas certaines allusions que lui font les beaux esprits convertisseurs avec
qui il cause, et qui tendraient à le ramener aux effrois et aux pratiques d’un bourgeois
de Paris du temps de Robert le Pieux. Il se contente sur bien des points de dire :
« Je ne sais pas, je ne vois pas. »
Mais il n’est pas
si sot, ce bourgeois. il n’a pas lu Locke, mais il lui est arrivé, je ne sais comment, — à
travers l’air, — quelque chose de sa réserve prudente.
Il a trop lu Béranger, Il croit à ce qu’il appelle le Dieu des bonnes gens, c’est-à-dire à un Dieu plutôt indulgent que cruel et vengeur. C’est sans doute très-incomplet, mais ce n’est pas une bêtise ; ce n’est pas une impiété.
En un mot ; il y a dans la masse de la société des résultats généraux qui viennent de très-loin, qui sont le produit de plusieurs siècles de raisonnement, d’analyse et de bon sens émancipé, de morale religieuse sécularisée, le produit des découvertes positives en astronomie, en physique, etc. Tout cela filtre lentement, insensiblement, dans les plus épais cerveaux ; ce n’est pas très-clarifié ni élaboré, mais c’est très-acquis et très-fixe. Cet amalgame plus ou moins bourgeois vous choque : moi, j’appelle cela, au moral, des faits accomplis. Observez-les bien et partez de là. Je ne vous dis pas, gens d’esprit, de suivre, sans vous en rendre compte, ce grand courant ; je ne vous dis pas que vous ne pourrez le contrarier, le remonter même de côté sur quelques points, surtout aux endroits où il vient d’y avoir une de ces cascades qu’on appelle révolutions ; mais, dans son ensemble, vous ne le ferez pas rétrograder.
J’aime mieux finir par louer M. Veuillot pour de très-beaux vers encore, et cette fois des vers de cœur et de sensibilité qui se trouvent jetés comme au hasard entre des pages de prose. Frappé dans ses joies de famille, dans ses affections profondes, il a gémi ; il n’a pas seulement prié, il a chanté : écoutez ce chant imprévu qui révèle dans cette âme de lutte et de combat des sources vives de tendresse :
Je ne suis plus celui qui, charmé d’être au monde,En ses âpres chemins avançait sans les voir ;Mon cœur n’est plus ce cœur surabondant d’espoir,D’où la vie en chansons jaillissait comme une onde.Je ne suis plus celui qui riait aux festins,Qui croyait que la coupe aisément se redore,Et que l’on peut marcher sans que rien décoloreLa beauté des aspects lointains !Est-ce donc moi, mon Dieu ! qui sous un ciel de fête,Quand l’orgue chantait moins que mon cœur triomphant,Du pied de vos autels emmenai cette enfant,Le bouquet d’oranger au sein et sur la tête ?De quels rayons divins ce jour étincela !Que de fleurs dans les champs, dans les airs quels murmures !
Tout nous riait, les eaux, les bois, les moissons mûres…
Est-ce moi qui passai par là ?Sur mon front qui se ride, ai-je vu tant de flammes ?Ai-je, d’un jour si beau, vu le doux lendemain ?Est-ce à moi qu’on a dit, en me pressant la main :« Pour t’aimer j’ai deux cœurs ; je porte en moi deux âmes ! »Plus tard, à ce bonheur quand vous mettiez le sceau,Ai-je été ce mortel béni dans sa tendresse,Qui vous offrait, Seigneur, des larmes d’allégresse,Prosterné devant un berceau ?Dieu clément, est-ce moi ? les berceaux, la couronne,L’avenir… Maintenant, quand je songe à ces biens,J’ignore si je rêve, ou si je me souviens.J’habitais dans la joie, et le deuil m’environne.
Le temps, ce ravisseur de toute joie humaine,Nous prend jusqu’à nos pleurs, tant Dieu veut nous sevrer !Et nous perdons encor la douceur de pleurerTous ces chers trépassés que l’esprit nous ramène.
Le temps n’a pas marché ; c’est hier, c’est tout à l’heure :J’étais là, près du lit de mon père expirant,J’allais d’un ami mort vers un ami mourant… ;Et vous, trésors de Dieu, trésors qu’au moins je pleure,Biens que j’eus un instant et dont j’ai su le prix,Doux enfant, chaste épouse, ô gerbe moissonnée !Ô mon premier amour et ma première née,Anges que le Ciel m’a repris !La mère, en s’en allant, des agneaux fut suivie ;L’une partit, puis l’autre ! Avant qu’il fût deux mois,De mes tremblantes mains j’en ensevelis trois ;Je les vois, mais non plus dans la fleur de la vie ;Non plus avec ces traits dont j’avais trop d’orgueil,Au baiser paternel offrant leurs jeunes têtes ;Mais telles que la mort, hélas ! me les a faites,Immobiles dans le cercueil.Mes pas suivent encor le char qui les emporte ;Dans la fosse mon cœur tombe encor par lambeaux ;Et comme les cyprès plantés sur leurs tombeaux,Ma douleur chaque jour croît et devient plus forte…
Je recommande aussi le beau et triste sonnet qui exprime une pensée d’agonie :
J’ai passé quarante ans. De l’humaine misèreJ’ai porté le fardeau tous les jours….. ;
et le sonnet qui suit, écrit au bord de la mer, et où le poète dit énergiquement à sa
manière : « Je suis soûl des hommes. »
Je ne conclus pas. Je ne sais si j’ai bien fait comprendre toute ma pensée ; le procédé est indiqué plutôt qu’appliqué à fond. Je voulais seulement, sur ce terrain littéraire qui est neutre, dans ce champ d’asile largement ouvert à tous, amener les uns et les autres à être plus justes qu’on ne l’est sous le feu de la polémique ; c’est le moyen, s’il y en a un, d’humaniser et de désenvenimer la polémique elle-même.