(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 139-145
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 139-145

LINGUET, [Simon-Nicolas-Henri] Avocat au Parlement de Paris, né à Reims en 1736.

L’abus malheureux qu’il a fait de ses talens, ne nous empêchera pas d’en reconnoître la supériorité. Les cœurs sensibles ne peuvent que le plaindre & s’intéresser à ses disgraces. Cet Ecrivain est un exemple que la Nature vend quelquefois bien cher les dons précieux qu’elle dispense à ses favoris. Elle semble avoir formé celui-ci pour l’éloquence. Les esprits désintéressés & connoisseurs l’ont déjà placé dans le très-petit nombre de nos Ecrivains qui ont un caractere à eux, & dont il est aisé de distinguer, au premier coup-d’œil, la maniere. Celle de M. Linguet se montre dans tout ce qu’il a écrit, par une richesse d’imagination, une chaleur & une vivacité d’images, une flexibilité & un coloris de style, qui le séparent avantageusement de la foule de nos Littérateurs, même célebres. Doué d’une intelligence prompte, d’une imagination vive & féconde, d’une mémoire facile & solide, ses premiers pas, dans la carriere littéraire, ont annoncé un athlete singuliérement favorisé de la Nature, & destiné à surpasser les rivaux les plus renommés. A la facilité de saisir, dans les objets, les rapports les plus éloignés, il réunit le mérite de penser avec noblesse & de peindre avec force. Mais comme les plus heureuses qualités ont des excès toujours voisins des défauts, s’ils ne sont pas eux-mêmes des défauts, & qu’il est facile aux grands talens de se corriger, nous userons des droits de la franchise que nous nous sommes imposée.

Cet Auteur seroit-il moins estimable, en se montrant plus attentif à rejeter l’esprit de systême, qui lui fait envisager les choses du côté le plus singulier ; à éviter de certaines discussions, propres à faire briller l’éloquence, à la vérité, mais rarement d’accord avec l’exactitude & la solidité du jugement ; à interdire à son imagination quelques essors un peu trop libres ; & à retrancher de sa maniere d’écrire, des expressions, qui, pour être pittoresques & supposer la facilité la plus heureuse, n’en sont pas toujours, pour cela, conformes à la dignité du style & à la sévérité du goût ?

Il est aisé de sentir que ces oublis momentanés ne sauroient être le partage de la médiocrité ; mais les défauts sont d’autant plus sensibles, que les beautés qui les avoisinent sont plus frappantes. On peut les comparer à des taches qui échapperoient dans l’examen d’un tableau commun, & qui choquent dans les productions d’un pinceau, dont on a droit d’attendre autant de correction & de réserve, qu’il a d’aisance & d’énergie. Ce n’est pas assez d’être doué d’une éloquence prestigieuse, qu’on nous passe ce terme, propre à faire valoir tout ce qu’elle prend, pour ainsi dire, sous sa protection. Le premier devoir d’un Ecrivain éloquent, est de ne point se laisser séduire lui-même, parce que sa propre séduction entraîne bientôt celle des autres, & que l’on est fâché d’être obligé de condamner par réflexion, ce qui d’abord a subjugué par attrait.

Après ces observations qui nous ont paru indispensables, sans entrer dans la discussion de certains principes de M. Linguet, nous dirons que cet Ecrivain, à qui l’on ne peut contester, malgré ses défauts, les qualités qui caractérisent le génie, auroit dû s’attendre, à cause de ces qualités mêmes, à plus d’égards de la part de quelques Gens de Lettres, qui n’ont pas senti combien il en méritoit. On fait que, pendant qu’il étoit occupé à défendre son honneur & son état contre les principaux Membres du Corps des Avocats, dont l’amour-propre jaloux se croyoit intéressé à l’éloigner du Barreau, plusieurs Champions de la Secte Encyclopédique & Economique ont choisi ce moment pour se déchaîner contre lui d’une maniere aussi injuste que peu loyale. On sait encore qu’après avoir contribué, par leurs libelles & par leurs intrigues, à le faire exclure de son Corps, ils sont parvenus, par de nouvelles menées, à surprendre des ordres à l’autorité pour lui ôter la rédaction du Journal de Politique & de Littérature, & le dépouiller ainsi du seul bien qui lui restoit : ce bien est devenu aussi-tôt la proie du plus acharné de ses ennemis, qui, au mépris des bienséances les plus indispensables, n’a pas rougi de le briguer & de s’en revêtir. On fait enfin que la retraite de M. Linguet dans le pays étranger, & les écarts qui en ont été la suite, sont le fruit de ces persécutions scandaleuses, qui prouvent qu’il n’y a jamais eu de Secte plus intolérante, plus vindicative, plus tyrannique, plus inhumaine, que celle dont les bannieres ont pour cri les noms de tolérance & de liberté.

Ne se lasseront-ils donc jamais, ces prétendus Philosophes, de se montrer aussi odieux qu’inconséquens ? Ne se lasseront-ils jamais de ressembler à des foux prêchant la sagesse, à des malades recommandant le soin de la santé, à des Procustes vantant la justice & l’honnêteté ? Ne se lasseront-ils jamais de poursuivre leurs Adversaires avec des injures qu’on méprise, avec des calomnies qu’on ne croit pas, avec des artifices, des menées, des persécutions qu’on dévoile tôt ou tard, & qui n’aboutissent qu’à couvrir de honte & d’opprobre ceux qui en ont été les auteurs & les instrumens ?

C’est ce qui s’est sur-tout vérifié à l’égard des persécuteurs de M. Linguet. A peine cet Ecrivain a-t-il été hors de France, que, profitant de la liberté des presses étrangeres, il a écrit contre ses ennemis, & les a peints sous les couleurs les plus vraies.

Heureux s’il se fût contenté de combattre les travers de la Secte dont il a été la victime, de démasquer l’hypocrisie politique de ses Chefs, de ridiculiser la sotte crédulité de ses Partisans, de s’élever contre la bassesse de ses Espions, de couvrir de mépris & d’infamie les Journalistes gagés par elle, qui n’admirent & ne louent que ce qui est marqué à son vénérable sceau ! Mais, abusant de la liberté que sa position lui donnoit de se plaindre, & n’écoutant que son amour propre irrité, on l’a vu se venger du crime de quelques particuliers, & envelopper, dans son ressentiment, des hommes dignes de son respect. Les Esprits les plus portés à l’indulgence ne sauroient lui pardonner les sarcasmes qu’il s’est permis contre les premiers dépositaires de l’autorité. Il n’est point de François qui n’ait été révolté de sa Lettre à M. le Comte de V** ; Diatribe d’autant plus inexcusable, que ce Ministre n’étoit point l’Auteur de ses disgraces. M. Linguet l’a bien senti lui-même par le désaveu glorieux qu’il en a fait, & par les éloges vrais qu’il a donnés depuis à ce grand homme d’Etat, dont la Nation & les Etrangers admirent également la sagesse & la probité ; qui ne doit son élévation qu’à son mérite ; dont tous les pas dans la carriere politique, où il est entré dès l’âge le plus tendre, ont été marqués par des services rendus à la Patrie ; qui, malgré sa grande modestie, jouit de toute sa réputation ; & dont la gloire, appuyée sur l’estime générale de ses contemporains, ne pourra qu’augmenter par la succession des temps.