LXXVI
réception de m. sainte-beuve a l’académie française. — histoire du consulat et de l’empire. — procédé américain.
La grande nouvelle littéraire de ces derniers jours a été la réception à l’Académie de M. Sainte-Beuve. Cette solennité, retardée depuis près d’un an, était attendue avec une impatience extrême qu’un si long intervalle n’avait pas lassée. Voici ce qu’écrivait madame Émile de Girardin dans un de ses Courriers de Paris, à la veille du grand jour ; amie particulière de M. Victor Hugo, elle semblait d’avance, par le ton de son épigramme qui voulait être injurieuse et qui n’était que flatteuse pour M. Sainte-Beuve, indiquer que ce tournoi ne se passerait peut-être pas jusqu’au bout en toute courtoisie :
« On se dispute, on se bat pour aller jeudi à l’Académie. La réunion sera des plus complètes, il y aura là toutes les admiratrices de M. Victor Hugo, il y aura là toutes les protectrices de M. Sainte-Beuve, c’est-à-dire toutes les lettrées du parti classique. Qui nous expliquera ce mystère ? Comment se fait-il que M. Sainte-Beuve, dont nous apprécions le talent incontestable, mais que tout le monde a connu jadis républicain et romantique forcené, soit aujourd’hui le favori de tous les salons ultra-monarchiques et classiquissimes, et de toutes les spirituelles femmes qui règnent dans ces salons ? On répond à cela : Il a abjuré. Belle raison ! Est-ce que les femmes doivent jamais venir en aide à ceux qui abjurent ? La véritable mission des femmes, au contraire, est de secourir ceux qui luttent seuls et désespérément ; leur devoir est d’assister les héroïsmes en détresse ; il ne leur est permis de courir qu’après les persécutés ; qu’elles jettent leurs plus doux regards, leurs rubans, leurs bouquets, au chevalier blessé dans l’arène ; mais qu’elles refusent même un applaudissement au vainqueur félon qui doit son triomphe à la ruse. Oh ! le présage est funeste ! Ceci n’a l’air de rien, eh bien ! c’est très-grave ; tout est perdu, tout est fini dans un pays où les renégats sont protégés par les femmes ; car il n’y a au monde que les femmes qui puissent encore maintenir dans le cœur des hommes, éprouvé par toutes les tentations de l’égoïsme, cette sublime démence qu’on appelle le courage, cette divine niaiserie qu’on nomme la loyauté.
Ceci devenait vif, comme l’on voit, et peut du moins donner idée de la curiosité publique. Tout s’est passé dignement et avec une parfaite convenance, qui n’a pas nui à la vivacité du jeu. Il s’agissait pour M. Sainte-Beuve de célébrer Casimir Delavigne devant Victor Hugo et, comme il le disait en souriant à l’un de nos compatriotes, de louer Racine devant Corneille. Il n’est pas un seul instant sorti de son sujet, et a su marquer au passage son opinion tout en satisfaisant aux conditions académiques et en parant aux dangers de son vis-à-vis.— On peut dire que si sa louange a été extérieure, sa critique a été intestine. Casimir a été proprement le poëte de la classe moyenne, il lui allait en tout ; elle ne laissa jamais rien échapper de ses mérites, car rien chez lui ne la dépasse, tandis que Béranger, le poëte du peuple ou des malins, et Lamartine, le poëte des âmes d’élite, échappent aux classes moyennes à chaque coup d’aile. Eh bien, cette qualité moyenne de Casimir Delavigne est marquée adroitement dans tout le discours de M. Sainte-Beuve et y règne comme une veine continue, en même temps que les qualités morales et affectueuses du poëte y sont rendues avec relief, avec émotion. Il en résulte un ensemble fidèle, quelque chose de ressemblant même à travers les couleurs flatteuses. La seconde partie de la carrière de Casimir Delavigne, dans laquelle le poëte n’avait cessé de transiger, est franchement séparée de la première, où du moins il était un disciple original des maîtres. Dans cette seconde moitié, Casimir Delavigne s’attache à servir les goûts du public plutôt que les siens propres ; il côtoie et suit, il ne précède pas ; c’est le poëte obséquieux. On lit cela à travers les éloges de M. Sainte-Beuve, qui a maintenu ainsi son rôle de critique en le voilant. Le débit du nouvel académicien a, nous dit-on, un peu surpris là-bas par sa facilité et son aisance. Ces discours académiques inspirent toujours un grand effroi, même aux hommes habitués à paraître ailleurs en public ; la quantité de femmes et de chapeaux roses qui émaillent l’auditoire ne nuit pas à ce genre d’émotion. Pour nous qui savons que M. Sainte-Beuve s’est aguerri parmi nous et dans son cours de Lausanne, nous ne sommes pas si étonnés qu’il n’ait pas tremblé devant son public de Paris ; notre public, après tout, en vaut bien un autre.
M. Victor Hugo a eu de très-belles parties dans son discours qu’il a débité trop pompeusement. Sa peinture de la gloire de Casimir Delavigne, contrastant avec cet amour de l’obscurité, a eu du charme, ce qui ne lui arrive pas toujours, et, quand il a caractérisé M. Sainte-Beuve poëte, il a montré de la délicatesse. Le morceau sur Port-Royal a réussi, quoique un peu fastueux, mais il fallait bien traduire cette fois Port-Royal à l’usage de l’Académie et du monde : ad usum sœculi. M. Royer-Collard, nous dit-on, a paru content ; c’est l’oracle en ces matières. Au lieu de la reliure janséniste noire et sombre, nous avons ici un Port-Royal en maroquin rouge, splendide et doré sur toutes les tranches : qu’importe, pourvu que cela excite un plus grand nombre à le connaître et à le lire ? M. Royer-Collard savait certes bien ce qui manquait au fond de cette peinture, mais il l’a jugée suffisante et allant au but. Une allusion heureuse de M. Victor Hugo, qui dit que les doctrines de Port-Royal sont encore aujourd’hui la lumière intérieure de quelques grands esprits, a dû achever de bien disposer le vieux maître. Le morceau final sur les Messéniennes et sur le lendemain de Waterloo a été applaudi, tout en paraissant un peu exagéré. En un mot, chacun des deux orateurs a eu son succès ce jour-là, et l’Académie française n’avait pas offert depuis bien longtemps une fête si goûtée du public, si brillante et si remplie ; les femmes s’étaient logées jusque derrière le fauteuil de M. Victor Hugo : et si l’on voyait dans une tribune réservée les personnes de la famille royale, on se disait qu’au cœur de l’assemblée était madame Sand. M. Villemain, enfin rendu aux Lettres et applaudi par trois fois à son entrée, siégeait à côté de M. Victor Hugo.
— L'Histoire du Consulat de M. Thiers doit paraître chaque matin ; les deux premiers volumes ont déjà paru en Amérique. On s’était arrangé avec un libraire américain pour lui envoyer les bonnes feuilles et lui permettre de publier la traduction là-bas en même temps que l’ouvrage paraîtrait en France. Il a abusé de cette confiance et a publié à la fois texte et traduction. Voilà un joli procédé bien américain.