(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXI » pp. 281-285
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXI » pp. 281-285

LXXI

transformation du journal la presse et des mœurs littéraires. — son prospectus. — chateaubriand, alexandre dumas, napoléon, principaux collaborateurs. — influence sur les lettres.

Le réveil d’hiver a commencé. — La grande nouvelle qui domine toutes les autres est celle de la transformation du journal la Presse qui vient d’augmenter son format, d’abaisser son prix, et de prendre d’un grand coup de filet la masse et l’élite des écrivains. En effet, selon que l’annonçait le journal le Globe du 24 novembre, la Presse, par une spéculation audacieuse, vient d’acheter tout ce qu’il y avait d’écrivains sur le marché ; elle les a achetés à tout prix et comme à perpétuité ; elle a fait comme ces riches capitalistes qui, pour être maîtres de la situation, achètent tout ce qu’il y a d’huiles ou de blés et accaparent, sauf à revendre ensuite en détail aux petits marchands. Si vous voulez, par exemple, vous petit journal, journal moins riche que la Presse, donner à vos abonnés de l’Alexandre Dumas, la Presse vous en recédera pour tant : car elle a acheté tout ce que peut faire et signer Alexandre Dumas pour douze ou quinze ans, elle en a plus qu’elle n’en peut consommer, mais c’est par elle et par ses conditions désormais que vous devez en passer. Au reste, toutes les explications industrielles que nous pourrions donner en diraient moins que le prospectus publié par la Presse elle-même dans son numéro du 1er décembre, et ses colossales annonces ici même dans tous nos journaux. Elle a en tête de sa liste Chateaubriand et Lamartine. Lorsque nous exposions, dans notre dernier numéro, les inconvénients pour la littérature de ces achats à l’enchère, de ces taux prodigieux, disproportionnés, qu’on met aux œuvres, nous ne faisions que pressentir ce qui éclate aujourd’hui. En effet, comme les capitalistes qui ont acheté et payé des prix fous les œuvres de Chateaubriand et de Lamartine ne savent de quelle manière y trouver leur compte par les voies d’écoulement ordinaires, ils sont obligés de recourir à des moyens insolites, et le plus insolite de ces moyens est assurément de revendre en sous-main, de sous-louer, en quelque sorte, ces œuvres pour qu’elles paraissent d’abord en feuilletons. On aperçoit aussitôt quels inconvénients en résultent pour des œuvres vraiment élevées ou chastes, et faites pour être lues avec sérieux et avec ensemble. Mais il y a pis ; car, en paraissant dans un journal quotidien politique, ces œuvres des grands écrivains servent avant tout d’appât et d’amorce à des doctrines et à des entreprises dont le but principal peut être funeste ou du moins directement opposé aux vues mêmes de ces écrivains. Nous disons ceci particulièrement en idée de M. de Chateaubriand ; car Lamartine, on le sait, abonde et verse sans aucune réserve dans le sens du journal la Presse. Mais Chateaubriand, le voilà devenu, presque sans le vouloir, le compère d’une entreprise politique qui lui est antipathique ; voilà que son livre mystérieux d’Outre-tombe va servir, en quelque sorte, de miroir à prendre les alouettes, c’est-à-dire à faire des chalands à M. Émile de Girardin. Tranchons le mot, tout cela est triste et honteux pour les Lettres, et nous avions grand’raison d’insister sur la nécessité pour le véritable homme littéraire et pour le poëte de modérer ses goûts, ses désirs de bien-être matériel, et de se tenir dans une certaine médiocrité, nourrice des bonnes et saines pensées.

— Comme M. Thiers va publier l’Histoire du Consulat dans quelque temps, on espère exciter par là Chateaubriand à détacher de ses Mémoires toute la partie relative au duc d’Enghien et au Consulat ; le désir de rétablir les faits à son point de vue et la démangeaison de contredire Thiers feraient ainsi passer l’illustre écrivain sur la détermination, qu’on disait invariable, de ne rien laisser publier, avant sa mort, de son livre tant convoité.

— La Presse annonce aussi un Mémorial de Sainte-Hélène refait par le général Montholon : on ajoute que c’est Alexandre Dumas qui prêtera sa plume, pour plus d’authenticité, aux souvenirs du digne général ; et « la Presse, dit le Globe, s’extasiait l’autre jour sur le style de ce dernier. Quelle comédie ! et peut-on se moquer du public avec plus d’aplomb ! » Malgré ces petits intermédiaires inévitables, on peut dire que Napoléon est désormais un des trois collaborateurs en chef de la Presse.

— Les éloges qu’on se décerne à soi-même dans ce prospectus sont le suprême du genre : Alexandre Dumas y est à la fois comparé, égalé à Walter Scott et à Raphaël ! Madame Émile de Girardin y devient tout simplement une madame de Sévigné : « … talent que nous dirions être la métempsycose de madame de Sévigné, si on pouvait croire à la transmigration des intelligences. » Les rédacteurs de la Presse se traitent déjà comme en famille. Madame Émile de Girardin, en particulier, la patronne du lieu, ressemble, nous le reconnaissons, à madame de Sévigné, à ce génie de femme si franc, si cordial et si sensé, à peu près aussi exactement qu’Alexandre Dumas ressemble à Raphaël.

— La prétention affichée et proclamée par la Presse de devenir le premier journal politique et littéraire est un coup direct porté aux Débats, et un coup dont ce dernier journal aura quelque peine à se relever, s’il ne change d’allure. Il n’est que trop vrai, en effet, que le Journal des Débats, depuis des années, ne cesse de contrevenir et de faire défaut de plus en plus au rôle important qu’il lui convenait de tenir : la Presse dit très-insolemment de lui : « Il a l’expérience de la vieillesse, mais il en a aussi la corruption, l’ironie et la stérilité. Chose remarquable, sa rédaction se renouvelle souvent, elle ne se rajeunit jamais. » Depuis que la rivalité de la Presse a commencé de poindre, le Journal des Débats n’a cessé, par son dédain, ses airs de grand seigneur, et son peu de zèle à rallier les éléments de résistance, de faire tout ce qu’il fallait pour favoriser les progrès de l’adversaire : ses inconséquences et ses déviations, dans la ligne des doctrines littéraires et philosophiques, sont perpétuelles. C'est lui, d’ailleurs, qui, le premier, n’a pas craint d’inoculer à un public jusqu’alors plus sobre les émotions dépravantes des Mystères de Paris ; il a nourri imprudemment le monstre, et il en est menacé aujourd’hui.

— La Revue des Deux Mondes et celle de Paris ne sont pas moins atteintes et menacées par cette vaste coalition de littérature industrielle ; mais on peut dire du moins, à l’honneur de ces deux Recueils, qu’ils ont prévu dès longtemps le mal et n’en n’ont pas attendu l’assaut pour le dénoncer et lui faire bonne guerre. De loin, à nous humbles esprits, il nous semble que, malgré tout, la partie n’est point perdue pour la cause des Lettres honnêtes et sévères, et que ce drapeau si bruyamment déployé par des spéculateurs intrépides peut au contraire servir de signal à tous les esprits modérés et sains, à tous les talents restés sérieux et dignes, pour s’unir, se serrer en groupe, et pour résister à un coup de main qui tend à changer ainsi de fond en comble le régime et les conditions vraies de la littérature.