(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXVIII » pp. 266-276
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXVIII » pp. 266-276

LXVIII

histoire du consulat et de l’empire, par m. thiers. — lamartine. — vente de ses œuvres. — influence de la fortune sur les mœurs littéraires. — balzac, messer milione. — jacqueline pascal et m. cousin. — l’éclectisme. — port-royal de mode a paris. — œuvres de nicole avec une introduction de m. jourdain. — les nuées d’aristophane a l’odéon. — m. hippolyte lucas. — résurrection de la némésis de barthélemy.

L'Histoire du Consulat s’imprime toujours : M. Thiers corrige et recorrige, il y met tous ses soins ; il vient de revenir à Paris pour suivre l’impression de plus près. Les prix qu’on lui paye pour cette Histoire semblent fabuleux. Il paraît bien que, sans exagération, on la lui paye cinq cent mille francs : il en a déjà reçu, dit-on, la moitié. On lui a de plus acheté, comme instruments de travail, pour treize mille francs de cartes, collections, livres, etc., en tout cinq cent et treize mille francs. Les éditeurs ne font probablement pas un mauvais marché malgré ces dépenses : il s’est vendu, de l’Histoire de la Révolution française, 80 mille exemplaires en tout. Le succès de l’Histoire du Consulat et de l’Empire ne saurait être moindre : on peut même dire que ce succès est décidé et comme tout fait à l’avance, quel que soit le mérite de l’ouvrage : on ne jugera qu’après, on dévorera et on admirera d’abord. Le vent du siècle est à Napoléon, et la plume de Thiers, comme sa parole, est celle qui voltige le mieux au vent du siècle. — Le Voltaire de ce temps-ci, c’est un peu M. Thiers.

En fait de ventes à haut prix, on annonce aussi celle des Œuvres de M. de Lamartine. L'illustre poëte, rival de M. Thiers, aurait conclu un marché non moins fabuleux, non moins excellent : il a vendu, assure-t-on, ses œuvres passées, présentes et futures : le libraire aurait acheté la source même avec tout ce qui en pourra jaillir. Moyennant cette somme considérable (on ne dit pas le chiffre précis), l’illustre poëte aurait pu rétablir, ajoute-t-on, une fortune qu’on disait fort endommagée et retrouver cette noble aisance de grand propriétaire qui lui sied si bien :

Des bois dont le murmure et l’ombre sont à moi.

Il vient de faire, pour sa santé, le voyage d’Ischia où il a pris les eaux, il est revenu par Florence, et rapporte, dit-on, des fruits nouveaux de son inspiration dans ces contrées déjà chantées par lui et gardiennes de ses plus beaux souvenirs43.

— Il est impossible pourtant de ne pas remarquer l’influence que doivent exercer de tels coups de fortune sur les œuvres littéraires qui en dépendent. Ceci bouleverse toute l’économie domestique et, pour ainsi dire, le régime de la littérature. L'écrivain heureux passe, bon gré, mal gré, à l’état de fermier-général, et trop souvent il acquiert les défauts en même temps que les bénéfices industriels. Je ne veux pas dire que l’écrivain goûté et dévoré du public doive renoncer à des profits légitimes pour laisser un libraire s’enrichir à ses dépens. Mais il n’en demeure pas moins fâcheux et tout à fait contraire à l’esprit même des lettres qu’on arrive à s’enrichir à ce point par elles. Cela crée une atmosphère malsaine pour le talent. Même lorsque l’écrivain reste poëte, c’est-à-dire insouciant, libéral et prodigue, même lorsqu’il dissipe, il est désastreux pour son talent qu’il ait tant à dissiper. Ce qui fait l’esprit et le fond de moralité des Lettres, ce n’est pas tout à fait, je le sais bien, la frugalité un peu rustique des Caton l’Ancien et des Fabricius ; la Muse, sans se corrompre, peut se permettre certaines élégances et délicatesses ; on peut dire même qu’elle en vit. Mais, sous peine de se pervertir, elle ne saurait passer au delà : l’aurea mediocritas, entendue aussi largement qu’on le voudra, est son domaine naturel. Autrement comment pouvoir exprimer en toute sincérité certains sentiments, certaines vérités nobles, désintéressées, naturelles, qui sont l’âme même de toute généreuse poésie ? On est toujours plus ou moins comme Sénèque, prêchant la pauvreté sous des lambris dorés, ou comme Salluste, refaisant à plaisir de l’austérité antique au sortir des orgies et des dilapidations. En un mot, on peut soutenir, sans crainte de calomnier son temps, qu’il y a un rapport assez exact entre l’état des mœurs littéraires et le taux des profits qu’on tire des lettres ; les plus grandes fortunes correspondent à des époques de décadence. Nous nous rappelons très-bien, en énonçant cette loi fâcheuse, que Byron, Walter Scott, Chateaubriand, sont ou étaient au nombre des enrichis ou de ceux qui auraient dû l’être ; des sommes immenses, produit de leurs œuvres, leur ont passé par les mains ; mais ces grands exemples même ne font que nous confirmer dans la triste conséquence que nous tirons. Soit qu’on dépense simplement, soit qu’on dissipe, le talent, au cœur même, s’en ressent. Voltaire, qui s’était enrichi par d’autres voies, savait très-bien l’influence de la richesse sur les mœurs de la littérature (je prends mœurs dans le sens que lui donnent les rhéteurs), et quand on venait lui faire de grandes phrases à la Jean-Jacques, il vous répondait par le Mondain.

Notez encore l’action séductrice que les trois ou quatre grandes fortunes littéraires d’un temps exercent sur la foule des jeunes gens et sur les rangs secondaires de la littérature. Balzac a dit que les trente mille livres de rente de l’abbé de Tiron (au xvie  siècle) avaient fait faire bien des mauvais sonnets et envoyé bien des pauvres poëtes à l’hôpital ; on peut à plus forte raison appliquer la même parole aujourd’hui : des poussées de jeunes gens qui n’ont qu’une ambition ardente et nulle vocation spéciale se jettent dans les Lettres comme dans une carrière où l’or se ramasse pêle-mêle avec la gloire : ils confondent d’abord l’âpre soif du lucre et du plaisir avec l’étincelle sacrée et l’on sait ce que devient celle-ci. De là tant de scandales.

Ce qui est la passion plus ou moins cachée de beaucoup se trouve représenté assez au naïf et sous forme de manie dans les écrits d’un homme de Lettres célèbre de ce temps. Nous parlions tout-à-l’heure de l’ancien Balzac ; mais qu’on lise le Balzac d’aujourd’hui, le fécond auteur de tant de romans bien commencés et mal finis. Ses personnages sont dotés presque invariablement de plusieurs millions : il ne compte que par sommes immenses, fabuleuses, on dirait qu’il a toute une alchimie secrète à son service, qui ne cesse de fournir l’or et de battre monnaie pour ses héros et ses héroïnes. Eh bien, c’est le secret du cœur qui échappe en cela à la plume de l’écrivain ; il ne fait que traduire naïvement dans ses récits romanesques les vœux, les espérances, les illusions de plus d’un grand homme en herbe et de plus d’un millionnaire en fumée. On donna autrefois à Marc-Paul le sobriquet de Messer milione à cause des histoires merveilleuses et incroyables qu’il racontait de ses voyages : on pourrait donner le même surnom au Balzac d’aujourd’hui, et il ne fait que représenter en cela le rêve et la chimère de maint confrère. Un grand amour de l’or et une excessive vanité littéraire, tel est le véritable alliage.

— M. Victor Cousin continue ses excursions actives et intéressantes à travers la famille Pascal. Sous le titre de Jacqueline Pascal, il vient de recueillir en un volume toutes les pièces, lettres, relations, concernant cette sœur de Pascal qui mourut religieuse à Port-Royal. Les pièces originales intégralement reproduites sont réunies ensemble par des pages de texte assez peu nombreuses, mais pourtant suffisantes pour supporter l’ensemble, pour le faire valoir, et offrir aussi le cachet brillant de l’écrivain. M. Cousin, en terminant, conclut : « Selon nous, Pascal est l’exagération de Port-Royal comme Port-Royal est l’exagération de l’esprit religieux du xviie  siècle… » Puis il montre le xviiie  siècle réagissant en sens tout opposé : « Aujourd’hui, dit-il, le xixe  siècle a devant lui la dévotion sublime mais outrée du xviie  siècle, et la philosophie libre mais impie du xviiie  ; et il cherche encore sa route entre ces deux siècles… Son caractère distinctif qui déjà44 commence à paraître, consiste précisément à fuir toutes les extrémités qui jusqu’ici ont séduit et entraîné l’esprit français… Est-il donc impossible de s’arrêter sur la pente des systèmes et de concilier tout ce qui est vrai et tout ce qui est bien ? au fond, la vraie sagesse, c’est la modération en toutes choses. »

Certes, une telle tentative est honorable, une telle perspective ainsi présentée est spécieuse : mais est-ce là véritablement aller au fond des choses ? est-ce pénétrer le sens intime et le but de la religion ? est-ce procéder même dans le sens d’une vraie philosophie ? n’est-ce pas s’en tenir à des combinaisons sensées, prudentes, françaises, en effet, mais tout extérieures ? Certes, Hegel n’aurait pas moins à y répondre que Pascal. Concilier en ce sens-là la religion et la philosophie, n’est-ce pas les prendre par un côté tout politique et empirique, et les abdiquer foncièrement toutes les deux ? En ce qui est de la religion, M. Cousin ne cesse de répéter que Port-Royal représente le stoïcisme chrétien : ces assimilations rapides, sans être fausses, ne sont pas suffisantes et ne sauraient se donner comme définitives. Le stoïcisme en effet n’avait pas la charité, et Port-Royal faisait tout, même ce qui peut sembler le plus rigoureux, en vue de la charité et de l’amour des hommes en Jésus-Christ. Ce seul point, qui est capital, déplace à l’instant le centre et ruine le parallèle ! La philosophie moderne a bien de la peine à ne pas oublier naturellement cette charité qui est le cœur du christianisme en son sens divin. L'éclectisme, qui touche à tout, n’a pas mis jusqu’ici le doigt sur le grand ressort de rien. — Quant à ce que pourrait objecter d’autre part une philosophie originale et convaincue contre cette manière de prendre un peu à un siècle et un peu à un autre pour se composer une doctrine raisonnable, nous ne nous en chargeons pas et nous laissons ce soin aux doctes Allemands de Berlin ou de Kœnigsberg, et aux professeurs comme Rosenkranz, qui sont en train de s’en acquitter à merveille.

Le livre sur Jacqueline Pascal est d’ailleurs une très-bonne publication, qui réunit à l’intérêt du fond les qualités littéraires, et cette sorte de prestige éloquent que la plume, comme la parole de M. Cousin, porte partout avec elle.

Quant au sujet de Port-Royal, il est décidément devenu de mode à Paris, depuis le temps où nous entendions ici même45 un cours qui nous en entretenait les premiers.

— On vient de publier en un volume un choix des Œuvres philosophiques et morales de Nicole, avec une Introduction par M. Jourdain, professeur de philosophie. Le choix est bien fait, mais l’Introduction pourrait être plus approfondie.

— Ce qui n’est pas moins de mode à Paris pour le quart d’heure, c’est évidemment le Théâtre grec et la Grèce bien ou mal entendue. L'Odéon, alléché par son succès d’Antigone de l’an dernier, vient de donner les Nuées d’Aristophane. Tout mutilé, tronqué et gâté que cela peut être, la pièce a réussi et a fait rire : il faut que ces Anciens soient bien robustes pour résister à un pareil traitement. Le public, il est vrai, s’y prête avec une curiosité digne d’être mieux servie. Cette fois l’arrangeur d’Aristophane est M. Hippolyte Lucas, rédacteur ordinaire des feuilletons de théâtre au Siècle, et qui n’a d’ailleurs en rien, nous dit-on, la prétention de savoir le grec : il semble en vérité que ce soit la condition la moins requise pour traduire ces grands poëtes d’autrefois. Ces messieurs auront entendu dire que le célèbre Monti s’était admirablement tiré de sa traduction d’Homère sans lire directement dans l’original : mais nos arrangeurs ne sont pas des Monti.

— Parmi tant de résurrections dont on essaie, en voici une sur laquelle on ne comptait guère : la Némésis de Barthélemy ressuscite46. Le poëte ou plutôt le rimeur satirique va inonder le feuilleton une fois par semaine de ses alexandrins vengeurs et vertueux. Il faut savoir que l’incorruptible auteur de la Némésis a cessé autrefois ses pamphlets hebdomadaires parce qu’il s’était raccommodé avec le gouvernement qui se montra touché de son silence. Bref, il se trouva que ses opinions, au matin, avaient changé. Depuis lors, Barthélemy s’était livré à des traductions en vers (telles que celles de l’Énéide), à des poëmes descriptifs (tels que celui de la Syphilis d’après Fracastor, proh pudor !)47 ; il associait tout cela, rimait comme un ouvrier à la journée, et la seule différence, c’est qu’on ne parlait plus de lui et qu’on ne le lisait pas : son talent n’étant plus porté par des sujets actuels était retombé dans le vulgaire du métier. Il est bien difficile qu’il le relève aujourd’hui ; de quel droit va-t-il apostropher les vices politiques pour les stigmatiser ? Il faut au moins un semblant, un masque de front austère, quand on se mêle de satire ; autrement c’est du cynique tout pur.

Barthélemy a débuté avec son compatriote Méry (de Marseille) par des pamphlets satiriques en vers, la Villéliade, la Peyronéide ; le descriptif richement appliqué aux députés du centre et aux voltigeurs de la Restauration y était assez piquant : d’ailleurs nulle invention, rien du poëte ; il n’y avait que de l’esprit de détail, et le trait du pamphlet. On s’est souvent demandé comment ces jumeaux de Marseille (Barthélemy et Méry) pouvaient composer leurs vers à deux : rien n’est plus facile à concevoir quand on les lit. Leur vers est doublement bourré, chargé, et, pour ainsi dire, rimé à deux coups. Ils excellent à la manœuvre. On sent que c’est une gageure, une émulation entre deux ouvriers habiles, et que c’est à qui renchérira sur l’autre. Au reste, tout ce métal sonne creux, n’est pas de bonne trempe : je ne sais qui disait que cela lui faisait l’effet d’un beau fusil à deux coups, mais en fer blanc. Méry est un spirituel conteur et improvisateur : on lit de ses feuilletons agréables et tout émoustillés dans la Presse ; il a le genre d’esprit marseillais au plus haut degré. Plus avisé et plus fin que Barthélemy, on assure qu’il était à côté de lui dans l’ancienne Némésis sans paraître. Nous avons été fort étonné de lire dans un des derniers volumes de poésies de Victor Hugo : Méry, fils de Virgile ! Quoi ! le chaste, le pieux, le sensible Virgile ! Méry a de tout autres qualités ; il pourrait tout au plus être dit fils de Stace à titre d’improvisateur.

En résumé ce couple méridional, ce par nobile fratrum, Barthélemy et Méry, a du trait, de la main d’œuvre, de la facture ; ce qui lui a toujours manqué, ç'a été l’invention, l’élévation et le sérieux.