LXIV
les vacances de l’académie. — prix sur voltaire décerné a m. harel. — mademoiselle georges. — antigone, de mm. meurice et vacquerie. — chateaubriand et l’abbé de serres. — le génie et la ficelle. — mot d’un barbier sur le juif errant, en rasant un pair de france.
La littérature est plus en vacances que jamais ; l’Académie vient de prendre les siennes en donnant sa séance solennelle où elle distribue prix de vertus et prix d’éloquence. L'un et l’autre genre sont, quoi qu’on fasse, toujours un peu faux à l’Académie. Être vertueux pour être récompensé et surtout pour être préconisé en public, c’est drôle. Être éloquent sur des sujets difficiles et sérieux, de manière à plaire à la majorité de quarante membres qui pensent différemment sur toute chose et qui particulièrement ne sauraient être d’accord en matière de goût, c’est à peu près impossible. Les vrais talents s’y risquent peu d’ordinaire ; ils y préludaient volontiers autrefois. Cette année, le prix sur Voltaire a été accordé à M. Harel, écrivain d’environ cinquante-cinq ans, et qui semble débuter un peu tard. M. Harel est un homme d’esprit, c’est la qualification invariablement attachée à son nom. Il a débuté plus sérieusement vers 1815. Il a eu un moment qui promettait dans la politique ; il a été préfet fort jeune. Sa conduite bonapartiste dans les Cent-jours l’a fait proscrire, comme on disait, par les Bourbons ; sa carrière alors a été brisée. Il s’est jeté dans la littérature polémique, a écrit dans la Minerve, s’est essayé au théâtre. C'est de ce côté qu’il a surtout versé. S'étant attaché à la belle et célèbre tragédienne, mademoiselle Georges, il a exploité avec habileté divers théâtres, et pendant quinze ans on l’a vu toujours aventureux, toujours debout, ressemblant à un général qui, le plus souvent battu et sans troupes, trouve moyen de tenir le pays et de subsister par prodige. Sa réputation d’esprit n’y a pas perdu. Depuis quelques années, il a quitté les directions de théâtre et est revenu à la littérature par quelques comédies, et enfin par cet Éloge de Voltaire. Le côté habile, les procédés de direction et d’exploitation d’esprit public, le chef de parti et l’homme d’affaires dans Voltaire y sont très-bien démêlés, assure-t-on, autant qu’on en peut juger par des fragments de lecture. La littérature proprement dite y semble tenir moins de place, et ce n’est pas un mauvais point de vue peut-être quand il s’agit de Voltaire et que l’espace vous empêche de tout dire. Un travail complet sur Voltaire serait au reste l’histoire du xviiiie siècle lui-même. Tout autre Eloge ou Discours demeure nécessairement superficiel. Entre nous, les Revues ont été trop sévères pour lui : jalousie de théâtre.
— A propos de théâtre, ou plutôt sans aucun propos, un mot sur cette pièce d’Antigone encore et sur la prétention qu’ont affichée les jeunes traducteurs dans leur préface. Ils veulent absolument voir dans la pièce grecque une autorité et un précédent direct pour les drames d’aujourd’hui, et non-seulement quant à la franchise et la crudité des actions, mais quant au style, mélange, assurent-ils, de naïveté et de recherche ; tellement qu’ils ont pu entrer tout droit chez le poëte d’Antigone en sortant de chez le poëte de Falstaff (ces messieurs ont en effet traduit et arrangé pour la scène quelque chose de Shakspeare). On a déjà réfuté en partie cette fausse vue qu’ils ont trop suivie d’ailleurs dans le système de leur traduction : en les lisant, et si l’on ne revenait au texte ancien, on serait tenté de croire par moment qu’ils ont raison. Un critique (que nous croyons M. Philarète Chasles) a déjà relevé dans la Revue de Paris quelques-unes des infidélités de la traduction, infidélités qui tendent à parodier à la moyen âge l’expression de la simplicité et de la passion antiques. Il nous revient à l’esprit deux exemples de ce genre de défaut systématique, dont les traducteurs, peu versés sans doute dans la langue et la littérature grecques, paraissent avoir été dupes eux-mêmes. Dans l’un des chœurs, au moment où Hémon sort désespéré et furieux contre son père, et va rejoindre sa fiancée Antigone, déjà condamnée, la troupe des Thébains entonne naturellement un hymne à l’Amour, à l’invincible Amour qui règne sur toutes choses et à l’abri duquel n’est aucun des dieux ni des mortels ; et celui qui l’a au cœur est insensé.
ὁ δ’εχων μέμηνεν.
Et les traducteurs disent : Amour, etc., etc.,
Qui prends, qu’on rie ou bien qu’on pleure,Lançant tes traits sans savoir où,Les dieux à jamais, l’homme une heure !(Amoureux, c’est-à-dire fou !)
Qui ne voit que ce n’est pas là une traduction, mais une parodie. Cette démence sacrée, cette sainte fureur qui saisit les hommes ou les dieux et qu’exprime le mot μέμηνεν, se change en ce terme burlesque de fou qui tombe à la fin du vers, comme dans cette ballade du fou de Tolède, de Victor Hugo, où du moins l’effet est à sa place. Il y a du Triboulet en perspective dans la traduction ; chez Sophocle, s’il passe quelque chose au fond, c’est l’antique Ménade.
Autre exemple : lorsque Créon revient désespéré, apportant le cadavre de son fils dans ses bras, on accourt lui annoncer, comme dernier surcroît de malheur, que sa femme vient de se tuer : et on apporte celle-ci sur le théâtre. On lit dans la traduction :
CRÉON
Ho ! l’autre ! — ô destinée amère,A qui de mourir à présent ?Ici le fils, et là la mère !Hélas ! hélas ! gloire éphémère !Ma pauvre femme ! hélas ! mon sang !
Or le texte dit :
« Hélas ! cet autre malheur, le voilà, je le vois, malheureux ! Quoi encore ? Quel autre coup m’est réservé ? j’ai dans mes mains mon fils mort tout à l’heure, ô malheureux ! et je vois en face de moi la morte. Hélas ! hélas ! pauvre mère ! Hélas ! mon enfant ! »
Il y aurait dans le texte ma pauvre femme ! que cette traduction ne rendrait pas fidèlement le cri, en y joignant je ne sais quelle tournure bourgeoise : mais ici c’est gratuit : il y a dans le texte malheureuse mère ! Les traducteurs ont à plaisir vulgarisé ! — Ils avaient besoin de ce procédé pour en venir à leurs conclusions et fins. Mais le piége est un peu gros, on aurait dit autrefois grossier.
— Le procès d’embauchage par le parti légitimiste (voir les Débats du 30 août) a révélé de curieux détails ; les lettres saisies chez le duc d’Escars et produites au procès en sont la partie la plus intéressante, et on peut croire que, même pour le ministère public, le fond de l’affaire n’a servique de cadre à la production de ces lettres. On y voit avec douleur combien M. de Chateaubriand, malgré son grand nom et ses talents, est dupe des hommes d’esprit et des meneurs de son parti. La lettre suivante d’un abbé Serres en dit plus qu’on ne se serait permis d’en conjecturer. L'illustre écrivain sera-t-il enfin une bonne fois guéri ? — Cette lettre est adressée à M. le duc d’Escars ; — l’auteur est premier vicaire de la paroisse Saint-Thomas d’Aquin :
« (10 décembre 1843). Je sors de chez le Génie, et je ne puis résister à l’envie de vous faire savoir que j’ai été assez content de lui. J'ai tort, peut-être, de dire assez, car c’est beaucoup avec un homme comme lui, et après tout ce qu’il m’a dit du prince ; il m’en a fait un bel éloge… C'est l’homme du temps, a-t-il dit, c’est le véritable Roi de l’époque… Il a tout ce qu’il faut pour réussir… Les obstacles sont grands ; mais s’il y a une circonstance favorable, elle est certainement pour Henri V… Maintenant, lui ai-je dit, il faudrait faire fructifier ce voyage par une publication, comme autrefois le Conservateur. C'est ici que je l’ai trouvé rebelle et presque révolté.
» Cependant si cette première manifestation, qui a si bien réussi et qui a généralement imprimé une direction très-heureuse à l’opinion, ne laisse aucune trace sensible, elle tombera dans l’oubli ; et dans un mois d’ici il ne sera plus question de rien. Si nous n’avons pas tout ce que nous désirons du Génie, nous avons du moins quelque chose ; mais ce qu’il y a de mieux, à mon avis, ce sont les bons termes sur lesquels il est maintenant avec notre Henri ; il est désormais à ses ordres, il ira partout où on l’appellera, et quand on l’appellera. Ce sera le moyen de le tenir en laisse par une correspondance suivie et qui soit de nature à pouvoir être publiée dans les journaux, afin qu’il soit presque toujours en scène. Je m’empresse d’ajouter encore que nous avons le plus grand besoin de l’appui de madame de Chat… Elle est persuadée que son mari doit toute sa réputation à ses conseils. De là jugez combien un billet du prince et un petit cadeau apportés par madame la duchesse de Lévis, qui s’acquitte si bien de toutes les commissions qu’on lui donne, nous feraient de bien ! Par ce moyen nous fixerions l’inconstance de notre homme, et nous aurions en main un aiguillon qui le tiendrait toujours en haleine. »
Grand homme ou du moins grand poëte, génie régnant, vous avez le manteau de pourpre et vous vous y drapez, et nul trône en effet, de nos jours, n’est plus légitime que le vôtre. Et voilà qu’un doigt obscur vient y tracer sensiblement pour tous la corde du tissu et vous tire à vue d’œil par la ficelle. C'est bien le cas de redire, comme vous l’avez écrit tant de fois d’après un plus sage : Vanité des Vanités !
Nous ne savons l’effet que produisent de près ces sortes de révélations : il est possible qu’elles frappent moins des personnes qui vivent de longue main dans les coulisses. Mais pour nous du dehors, habitués à vivre en plein air et qui tenons encore à la beauté des perspectives, l’effet, il faut l’avouer, est déplorable !
Cette petite comédie pourrait s’intituler : le Génie et la Ficelle.
— Le Juif Errant de M. Eugène Sue ne se relève guère et le succès est très-compromis, ainsi que l’argent des libraires. — L'autre jour un barbier rasait un pair de France ; on parlait du Juif Errant ; le barbier, grand admirateur des Mystères de Paris, et qui l’est bien moins des derniers feuilletons, s’écria : « C'est bien mauvais, je ne reconnais pas mon Sue. »