(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 317-322
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 317-322

FONTENELLE, [Bernard le Bouvier de] de l’Académie des Sciences, dont il fut Secrétaire pendant 22 ans, de l’Académie Françoise, de celle des Inscriptions & de plusieurs autres, né à Rouen en 1657, mort à Paris en 1757.

Son nom peut servir à deux époques différentes dans l’Histoire, chez notre Nation : au développement de la Philosophie, & à la corruption du goût.

En envisageant M. de Fontenelle comme Poëte, il faut oublier, pour sa gloire, qu’il a fait des Tragédies, des Comédies, &c. & ne se ressouvenir que de l’Opéra de Thétis & Pelée. Ses autres poésies paroîtront également médiocres à ceux qui préferent le naturel à l’affectation du Bel-Esprit. Ses Eglogues, sur-tout, sont des entretiens de Petits-Maîtres raffinés, & non des Pastorales, dont la candeur & la simplicité doivent faire le premier agrément.

Comme Prosateur, il seroit dangereux de prendre, en tout, sa manière d’écrire pour modele. La finesse & l’agrément trop recherché, qui regnent dans sa prose, sont des amorces séduisantes, propres à égarer les jeunes esprits. Les Lettres du Chevalier d’Her*** sont aujourd’hui regardées, avec raison, comme l’antipode du style épistolaire. Les Dialogues des Morts ne sont que des assauts de pensées brillantes, où l’Auteur cherche plus à étonner par les Interlocuteurs disparates, qu’à instruire en développant le vrai caractere. Ce n’est pas ainsi qu’on écrit la morale ; l’étalage de l’esprit ne peut que l’affoiblir. On ne goûte, en ce genre, que ce qui part du cœur & de la raison.

Si l’Ecrivain dont nous parlons étoit réduit à la seule gloire d’avoir mis au jour de pareilles Productions, sa célébrité auroit fini avec sa vie, & même avant. Mais en reconnoissant les défauts du Bel-Esprit, on ne peut s’empêcher de rendre justice au Philosophe. Le talent particulier qu’il a eu de mettre à la portée de tout le monde les matieres les plus abstraites, de revêtir de la clarté & des agrémens du style les sujets les plus ingrats ; de répandre dans ses Ouvrages les connoissances les plus étendues sans affectation, avec ordre & dans la plus grande précision ; de dominer, par l’aisance de son esprit, tout ce qui se présentoit sous sa plume, dans les genres les plus opposés & les plus difficiles ; lui assure la gloire d’une intelligence prompte, fine, profonde, & celle du mérite rare d’avoir su communiquer aux autres, sans effort, ce qui paroissoit, avant lui, au dessus de la pénétration du commun des Lecteurs.

C’est ce qu’il est facile de remarquer dans son Livre sur la Pluralité des Mondes, dans son Histoire de l’Académie des Sciences, & dans les Eloges qu’il a faits de plusieurs Académiciens.

Le premier Ouvrage fait admirer un esprit lumineux, qui se joue de l’embarras des systêmes, procede avec dextérité à travers les contradictions, développe sans gêne les principes qu’il a établis, & fait adopter ses idées, non en faisant sentir la touche intime de la persuasion, encore moins la force de la conviction, mais par le talent de plaire & d’amuser. L’adresse & la subtilité sont la source de tout le prestige.

L’Histoire de l’Académie, aussi bien que les Eloges des Académiciens, forment une espece d’Encyclopédie, où tous les genres de savoir se réunissent, & sont traités d’une manière conforme à leur objet. L’Astronome comme le Moraliste, le Médecin comme le Géometre, le Chimiste comme le Mécanicien, le Philosophe comme l’Homme d’Etat, y reconnoissent l’Homme supérieur dans chacune de leurs parties, comme s’il ne se fût attaché toute sa vie qu’à elle seule.

On ne sauroit donc lui refuser la qualité d’esprit universel. Il n’a rien inventé, il est vrai, mais il a su se rendre propres les découvertes des autres, en y ajoutant des traits de lumiere qui n’ont pas peu servi à les faire valoir. Le Livre de Vandale sur les Oracles fût tombé dans l’oubli, si sa plume ne lui eût prêté des agrémens, qui ont fait disparoître la sécheresse de l’Original. On sait que cette Traduction excita de grands débats, & que le P. Baltus entreprit de réfuter le systême du Traducteur. La modération de M. de Fontenelle, dans cette circonstance, doit servir de modele à tout Auteur raisonnable. Il étoit Philosophe dans toute l’étendue du terme, & cependant il fut toujours éloigné de ce ton dogmatique, de ce style avantageux, de cet orgueil apprêté, de cette aigreur de ressentiment, de cette intolérance presque fanatique, qui fait le caractere dominant de ceux qui ne sont Philosophes que dans le sens actuel. S’il s’égara dans ses idées, il n’eut pas la témérité de les réduire en systêmes ; s’il avança quelques propositions un peu hardies, il ne les défendit pas avec opiniâtreté ; s’il eut quelques démêlés littéraires, il les soutint constamment avec honnêteté, ou les termina par un silence, toujours sage quand on n’offre aux autres que des découvertes opposées aux idées reçues. Ces qualités rendirent au moins sa philosophie respectable dans ses sentimens, quoiqu’elle ne fût pas toujours sûre dans ses maximes.

On lui a reproché, dans la Société, un égoïsme qui rapprochoit tout de lui-même ; c’est un grand défaut, sans doute, mais on peut le lui pardonner, en ce qu’il a pris soin de le cacher autant qu’il a pu, & qu’il n’a pas cherché à l’inspirer par ses Ecrits, comme nos Moralistes modernes qui en font la base du bonheur de l’humanité, & croient s’acquitter envers la Patrie, envers le genre humain, par un amour universel pour les individus qui le composent.

L’Abbé Trublet a fait une espece de Fontenelliana, où l’Admirateur enthousiaste se fait sentir à chaque ligne. Ce n’est pas ainsi qu’on fait valoir les Grands Hommes ; ce n’est pas non plus d’après de tels Panégyristes qu’on doit les juger. La finesse, les graces, l’abus de l’imagination, la subtilité de l’esprit dans le style : le même esprit doué de la plus grande pénétration, étincelant des plus vives lumieres, enrichi des plus vastes connoissances ; tels sont les défauts & les qualités qui fixeront le jugement qu’on doit porter de M. de Fontenelle, comme Littérateur & comme Philosophe.