LVIII
l’abbé dupanloup. — le rancé de chateaubriand. — gémissements des poëtes sur leur jeunesse enfuie. — antigone, par mm. vacquerie et meurice. — la ciguë, de m. émile augier.
La loi sur l’instruction secondaire est donc votée par la Chambre des pairs et dans le sens de transaction et de mitigation que nous avons indiqué. La discussion a été belle, mais, comme tant de belles choses, elle a duré trop longtemps : chaque orateur a parlé un peu trop, et on a eu le temps d’arriver à la fatigue avant la fin. C'est le propre de tout ce qui se prolonge en ce pays de France. — Cette loi, au reste, ne pourra être discutée cette année à la Chambre des députés et tout porte à croire qu’elle y sera modifiée. Ainsi on aura à revenir plus d’une fois sur ce sujet et à rouler dans le cercle des arguments. L'abbé Dupanloup, encouragé par le succès de sa première lettre au duc de Broglie, en a publié une deuxième, qui a moins réussi : personne ne sait s’arrêter à temps et ne pas abuser. — Le Rancé de Chateaubriand a été une déception ; les articles de M. Vinet, très-beaux et très-respectueux, expriment avec discrétion ce sentiment de regret qu’ont éprouvé les personnes sérieuses.
J'ai cité, dans mon article de la Revue des Deux Mondes, un passage de Bossuet qui indique les conditions à remplir dans une biographie de Rancé. Voici ce passage :
« Je dirai mon sentiment sur la Trappe avec beaucoup de franchise, comme un homme qui n’a d’autre vue que celle que Dieu soit glorifié dans la plus sainte maison qui soit dans l’Église, et dans la vie du plus parfait directeur des âmes dans la vie monastique qu’on ait connu depuis saint Bernard. Si l’histoire du saint personnage n’est écrite de main habile et par une tête qui soit au-dessus de toutes vues humaines, autant que le ciel est au-dessus de la terre, tout ira mal. En des endroits, on voudra faire un peu de cour aux bénédictins, en d’autres aux jésuites, en d’autres aux religieux en général. Si celui qui entreprendra un si grand ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange une espèce de dégradation dans l’ouvrage… La simplicité en doit être le seul ornement. J'aimerais mieux un simple narré, tel que pouvait faire dom Le Nain38, que l’éloquence affectée. »
— Ce n’est ni aux bénédictins, ni même aux jésuites qu’on songe à plaire de nos jours, mais à flatter madame Sand, à ne pas choquer M. de Lamennais, à chatouiller M. de Béranger, leurs noms et leurs doctrines, et de là une dégradation véritable du sujet. Au reste, c’est un trait honorable pour la presse en France, que le ton respectueux et l’absence de critique au sujet de Chateaubriand. Le respect est devenu chose si rare qu’il ne faut pas le blâmer quand par hasard il se rencontre.
Pour nous qui y sommes moins obligés, grâce à notre éloignement, nous disons franchement que ce livre, que l’on concevait si simple et si austère, est devenu, par manque de sérieux et par négligence, un véritable bric-à-brac ; l’auteur jette tout, brouille tout, et vide toutes ses armoires.
Les images les plus riantes, les plus folâtres, viennent à tout moment et se lèvent à tous les coins, derrière chaque pilier du cloître, ce qui faisait dire l’autre jour à un plaisant que c’était une vraie tentation de saint Antoine, tant il y a de diables et de jolis diables ! Il semble, par endroits, que la Trappe ait des jours sur les coulisses de l’Opéra. — Mais le respect, aussi, nous interdit d’en dire davantage.
— Une seule remarque encore, puisqu’elle est générale et s’applique à toute la littérature d’aujourd’hui. Jamais, notez-le bien, en aucun temps, les poëtes n’ont mené un tel deuil de leur jeunesse enfuie et ne se sont répandus à ce sujet en de tels gémissements. Sans doute de tout temps il y a eu des regrets sur la fuite des années légères : Voltaire en cela ne faisait que suivre Horace et il l’égalait même le jour où il chantait à demi-voix : Si vous voulez que j’aime encore… Fontanes a fait aussi sur ce ton une pièce mélancolique et presque morose intitulée La Cinquantaine. Mais ces regrets discrètement touchés et une fois exprimés ont fait place, de nos jours, à un deuil public, solennel, inconsolable. Madame de Staël ne pouvait s’accoutumer à cette idée que la jeunesse s’en allait, et ce mot seul de jeunesse, elle le répétait souvent pour s’en donner la musique et en prolonger l’écho à ses oreilles. L'auteur de Rancé est allé sur ce point au-delà de tout ce qu’on aurait pu imaginer, et on peut dire que, s’il est suivi par la foule des jeunes poëtes déjà vieillissants, il mène le deuil avec des pleurs et des plaintes qui sont d’un roi d’Asie. Lisez pourtant, parcourez les œuvres de tous, vous y verrez à divers degrés les mêmes sujets de tristesse, vous y entendrez les mêmes soupirs et, par moments, les mêmes cris : « Mais toi, idole de ma jeunesse, Amour dont je déserte le temple à jamais, s’écrie George Sand dans les Lettres d’un voyageur, adieu ! malgré moi, mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l’offrande d’une couronne de roses nouvelles !… »
En un mot, chez tous, on dit adieu de très-bonne heure, et on le répète très-tard, sans pouvoir se décider à se séparer. Il est tel poëte de nos jours qui a commencé d’être atteint de ce regret public de la fuite des années le jour où il a eu trente ans, et même on commence maintenant à gémir tout haut sur cette perte dès vingt-cinq. Tant qu’on est encore un peu jeune, cela va bien et a l’air d’une agréable plaisanterie, d’une piquante contre-vérité. Mais quand arrivent pour le coup les années sérieuses, quand l’irréparable outrage pèse et se fait sentir, oh ! alors, les soupirs se changent en cris amers, et comme la jeune Captive qui ne veut pas mourir encore, on crie : je ne veux pas vieillir ! On crie presque au vieillard le Temps comme madame Dubarry sur l’échafaud : « Monsieur le bourreau, encore un instant ! »
Tel est l’effet curieux à étudier et désormais manifeste du génie lyrique dont on a abusé, de cette inspiration de pure fantaisie et de jeunesse où l’on avait tout mis, de cette lacune morale sous des airs de sentiment, de cette vie épicurienne et de plaisir sous un vernis de mysticisme et de religiosité. Là est le mal sérieux, le point à dénoncer. Jamais, dans les vrais siècles de grandes et vertueuses œuvres, on n’a songé ainsi à étaler cette plainte secrète ; on travaillait, on mûrissait, et se sentir mûrir console des fleurs qu’on n’a plus : on croyait à ce perfectionnement intérieur qui va à l’inverse des grâces riantes et qui, en définitive, sait s’en passer.
Si le soleil les a fanées,Elles refleuriront ailleurs !
Notre jeune siècle poétique et lyrique, par cela même qu’il ne sait pas vieillir et qu’il étale à ce degré devant tous sa misérable faiblesse, trahit son point vulnérable, l’inspiration morale positive et la foi qui lui ont trop fait défaut.
Nous demandons pardon à nos lecteurs de cette longue digression trop morale peut-être, mais nul exemple mieux que la vie de Rancé ne pouvait y donner sujet et illustrer la démonstration.
— Le succès de la quinzaine à Paris a été véritablement l’Antigone de Sophocle, mise en vers par MM. Vacquerie39 et Meurice, et représentée à l’Odéon avec chœurs et musique. Les vers sont peu satisfaisants ; on a pu les lire dans la Presse ; on se demande comment un calque si rude, si inégal et par conséquent si infidèle de Sophocle (pour le détail), a pu faire illusion à des auditeurs français : mais que voulez-vous ? Le vent pousse à la Grèce pour le quart d’heure, et nous sommes voués dans ce siècle d’essais à toutes les renaissances. Le fait est que la pièce a sincèrement réussi : le monde s’y porte ; on comprend rien qu’à voir, on devine, on est touché : la grandeur, la simplicité de Sophocle éclatent malgré tout. Au lieu de son groupe de marbre éblouissant et parfait, on a un plâtre rude, une sorte de modèle en terre ; les attitudes du moins et l’ensemble des mouvements conservent trace de l’immortelle beauté. Les fins connaisseurs peuvent sourire, faire les dédaigneux, railler même tel ou tel détail ; ils en parlent à leur aise, eux, ils lisent l’original ; cela de leur part revient à dire : Que serait-ce si vous aviez vu le monstre lui-même ? pour le commun des spectateurs et du public, et pour un commun même très-distingué, cet essai est utile, instructif, et donne à penser ; notre éducation ainsi s’achève, notre sens critique s’aiguise en divers sens : après Shakspeare, Sophocle. Les préventions tombent, les admirations se précisent, le champ de tous côtés s’élargit. Oh ! s’il venait un vrai poëte dramatique, combien il trouverait la place libre et le public disposé ! nous ne pouvons que lever les mains en répétant le grand refrain : Exoriare aliquis !
— On a donné aussi à l’Odéon une jolie petite bluette en vers, la Ciguë, par un jeune homme, M. Émile Augier : c’est une petite comédie, à la grecque ; il y a une idée spirituelle.
Telle est à peu près la clôture de la saison, car Paris s’en va aux champs : les provinciaux abondent pour l’Exposition, mais les naturels prennent la poste