Le cardinal de Bernis. (Fin.)
Je reviens au cardinal de Bernis que je n’avais pas songé d’abord à prendre si politiquement, ni d’une manière si grave ; je reviens au caractère général qui m’avait d’abord attiré vers sa personne et dont je ne me laisserai plus détourner même par les grandes affaires et les controverses très vives où son nom se trouve mêlé. Ce qui me paraît surtout à remarquer en lui comme en plusieurs personnages du haut clergé français au xviiie siècle, c’est ce mélange de monde, de philosophie, de grâce, qui peu à peu sut s’allier avec bon sens et bon goût à la considération et à l’estime ; ces prélats de qualité, engagés un peu légèrement dans leur état, en prennent cependant l’esprit avec l’âge ; ils deviennent, à un moment, des hommes d’Église dans la meilleure acception du mot, sans cesser pour cela d’être des hommes du monde et des gens aimables ; puis, quand viendra la persécution, quand sonnera l’heure de l’épreuve et du danger, ils trouveront eu eux du courage et de la constance ; ils auront l’honneur de leur état ; vrais gentilshommes de l’Église, ils en voudront partager les disgrâces et les infortunes comme ils en avaient recueilli par avance les bénéfices et possédé les privilèges. Ce fut, à quelques exceptions près, le rôle du haut clergé français dans la Révolution. Ceux de ces prélats qui survécurent et qu’on vit reparaître après le Concordat, tels que les Boisgelin, les Bausset et autres, nous offrent une physionomie particulière, à la fois respectable et souriante ; ils brillent par une littérature polie, pure, et d’une élégance tempérée d’onction ; mais Bernis est en quelque sorte leur chef et leur doyen à tous. Il mourut à Rome dépouillé, et dans le plus fort de la Révolution ; il eût été digne d’en traverser jusqu’au bout toutes les épreuves. Il était, s’il est permis de traduire ainsi les cœurs, il était de ceux qui, en ces heures mémorables où il fallut faire acte de sacrifice, retrouvèrent la foi catholique par l’honneur même, et qui, se relevant des fragilités de leur passé, redevinrent véritablement chrétiens à force d’être honnêtes gens.
En décembre 1758, Bernis, qui ne faisait que de tomber du ministère, était donc dans l’exil à Vic-sur-Aisne, près de Soissons, et les premiers temps, malgré sa philosophie et sa douceur d’âme, durent lui être assez pénibles. Il avait auprès de lui sa famille, mais il n’osait encore se permettre les amis, ni demander pour eux les autorisations nécessaires. M. de Choiseul épiait (et sincèrement, on peut le croire,) les occasions de l’obliger en cour et de le servir : il eut de bonne heure l’idée de lui faire avoir la résidence de Rome ; mais il fallait préparer les voies :
De mon côté, lui écrivait Bernis (14 mai 1759), je ne songe qu’à m’attacher à mon état et à mettre dans les partis que je prendrai à cet égard le temps, les réflexions et la droiture qui conviennent à mes principes et à mon caractère… Je serai toujours prêt à servir le roi quand vous croirez que je puis lui être utile. Il est dans mon cœur de le faire, mais ma situation ne me permet pas de le demander. Quand je dis servir le roi, je n’entends pas, comme vous pensez bien, une charge à la Cour, car sur cet article je n’ai pas plus de projet que d’espérance.
Il dut prendre la prêtrise vers l’année 1760 ; il avait quarante-cinq ans. Sa maladie de nerfs durait toujours et lui faisait désirer un changement de climat. L’idée d’aller à Rome en qualité de ministre du roi lui souriait beaucoup ; il désirait n’y aller qu’étant déjà prêtre et de plus évêque. Il fut question pour lui, dès 1760, d’un évêché, soit celui de Lisieux, soit celui de Condom ; ce dernier lui convenait mieux comme situé dans sa contrée natale. Une difficulté était le serment qu’il aurait eu à prêter comme évêque entre les mains du roi. Louis XV, qui, d’ailleurs, n’avait ni aigreur ni animosité contre Bernis, eût éprouvé de l’embarras et de l’ennui à le revoir sitôt. Cinq longues années se passèrent de la sorte, fort adoucies sans doute par les visites d’amis, par des voyages et des séjours que bientôt Bernis put faire dans le Midi chez les personnes de sa famille, mais enfin cinq années d’exil et d’éloignement obligé du monde. Ce ne fut qu’en janvier 1764 que la disgrâce cessa, qu’un rayon de faveur reparut, et Bernis écrivait à Voltaire :
(Au Plessis, près Senlis, le 16 janvier.) Le roi m’a donné pour mes étrennes, mon cher confrère, le premier de tous les biens, la liberté, et la permission de lui faire ma cour, qui est le plus précieux et le plus cher de tous pour un Français comblé des bienfaits de son maître. J’ai été reçu à Versailles avec toute sorte de bonté. Le public à Paris a marqué de la joie ; les faiseurs d’horoscopes ont fait à ce sujet cent almanachs plus extravagants les uns que les autres ; pour moi, qui ai appris depuis longtemps à supporter la disgrâce et la fortune, je me suis dérobé aux compliments vrais et faux, et j’ai regagné mon habitation d’hiver, d’où j’irai de temps en temps rendre mes devoirs à Versailles, et voir mes amis à Paris. Les plus anciens à la Cour m’ont servi avec amitié ; de sorte que mon cœur est fort à son aise, et que je n’ai jamais pu espérer une position plus agréable, plus libre et plus honorable.
Les horoscopes et les almanachs étaient trop pressés ;
la fortune est souvent plus lente à se décider dans ses
retours qu’elle ne l’a été dans ses premières faveurs. Nommé archevêque d’Albi
cette même année (mai 1764), Bernis eut à s’occuper de son diocèse plus
longtemps qu’il ne l’avait cru ; il le fit avec convenance, même avec zèle, car
il était bon et avait cette humanité qui, au besoin, fait quelque temps office
et fonction de la charité. Pourtant l’étincelle sacrée ne l’animait pas ;
l’ennui était fréquent ; il avait de longues heures de dégoût. C’était trop
d’avoir à pratiquer une seconde fois, pendant tant d’années, ce mot de sa
jeunesse : J’attendrai ! Il avait beau dire : « J’aime
toujours les lettres : elles m’ont fait plus de bien que je ne leur ai fait
d’honneur »
, les lettres toutes seules ne lui suffisaient pas. Il
était temps que les affaires et le monde revinssent occuper cette vive et
brillante intelligence. Le pape Clément XIII mourut, et Bernis reçut de
M. de Choiseul, le 21 février 1769, dans la soirée, l’ordre de partir sans
retard pour le conclave. Rome désormais allait devenir son séjour et comme sa
patrie ; car, aussitôt le conclave terminé, il y fut nommé ambassadeur, et sa
grande carrière recommence.
Pendant ses années d’exil et de résidence dans son diocèse, et même dans les premiers temps de son séjour à Rome, on a une correspondance de lui avec Voltaire, qui a été publiée pour la première fois, en 1799, par M. de Bourgoing, et qui est d’une très agréable lecture. Bernis n’y pâlit point du tout en présence de son correspondant redoutable. Pour bien juger du ton de cette correspondance, il ne faut pas oublier la position respective des deux personnages. Voltaire avait connu Bernis poète et galant ; il l’avait beaucoup vu en société et sous sa première forme dissipée et légère. Bernis avait de plus l’honneur d’être son confrère à l’Académie française, où, chose singulière ! de vingt ans plus jeune et avec un bagage si mince, il l’avait pourtant précédé. Il y avait donc lieu entre eux à une familiarité de bon goût et dont la limite était assez indécise. Voltaire, quand il vit Bernis devenu cardinal, archevêque, et engagé dans les hautes dignités de l’Église, était disposé à toutes les coquetteries et à toutes les louanges à son égard, à condition d’y mêler plus d’une malice, et, si on le laissait faire, plus d’une impertinence religieuse. Bernis ne pouvait, sans être pédant et ridicule, paraître s’apercevoir de toutes les irrévérences de son confrère et encore moins s’en choquer : il lui suffisait de les détourner indirectement d’un mot, et quelquefois, s’il allait trop loin, de le rappeler à la convenance en déguisant le conseil en éloge. C’est à quoi il ne manque pas ; Bernis a le mérite de rester lui-même dans cette correspondance ; il sait entendre la raillerie, et il sait aussi l’arrêter discrètement au moment où elle passerait le jeu. Pour bien juger de l’esprit de ces lettres, il ne faut point les prendre par telle ou telle phrase détachée, mais il convient de les lire dans leur ensemble.
La première lettre qu’on ait de Voltaire à Bernis est du temps même du ministère
de ce dernier. Voltaire le complimente au moment où il apprend qu’il va être
promu au cardinalat : « Je dois prendre plus de part qu’un autre à cette
nouvelle agréable, puisque vous avez daigné honorer mon métier avant d’être
de celui du cardinal de Richelieu. »
Il pousse la flatterie en ce
moment jusqu’à lui dire : « Je ne sais pas si je me trompe, mais je suis
convaincu qu’à la longue votre ministère sera heureux et grand ; car vous
avez deux choses qui avaient auparavant passé de mode, génie et constance. »
La correspondance
ensuite ne reprend que trois ans après, pendant la disgrâce de Bernis
(octobre 1761) : « Monseigneur, béni soit Dieu de ce qu’il
vous fait aimer toujours les lettres ! Avec ce goût-là, un
estomac qui digère, deux cent mille livres de rente, et un chapeau rouge, on
est au-dessus de tous les souverains… »
Bernis répond, de
Saint-Marcel en Vivarais où il est en ce moment, et il remet tout d’abord le
spirituel correspondant au ton et au point qu’il désire :
Je ne suis point ingrat, mon cher confrère : j’ai toujours senti et avoué que les lettres m’avaient été plus utiles que les hasards les plus heureux de la vie. Dans ma plus grande jeunesse elles m’ont ouvert une porte agréable dans le monde ; elles m’ont consolé de la longue disgrâce du cardinal de Fleury et de l’inflexible dureté de l’évêque de Mirepoix. Quand les circonstances m’ont poussé comme malgré moi sur le grand théâtre, les lettres ont fait dire à tout le monde : « Au moins celui-là sait lire et écrire. » Je les ai quittées pour les affaires, sans les avoir oubliées, et je les retrouve avec plaisir. Vous me souhaitez des indigestions ; cela n’est guère possible aujourd’hui ; il y a douze ans que je suis fort sobre ; mais j’ai une humeur goutteuse dans le corps, qui n’est pas encore bien fixée aux extrémités, et qui pourrait bien m’obliger d’aller consulter l’oracle de Genève (le docteur Tronchin). Dans cette consultation, il entrerait autant de désir de vous revoir que d’envie de guérir.
Et qu’on me permette à ce propos une remarque sur le régime et la
diète de Bernis : ce régime n’était pas ce qu’on pourrait croire lorsqu’on a
entendu parler du faste de sa table, et qu’on voit l’embonpoint de son visage
dans ses portraits. Le cuisinier de Bernis était déjà célèbre du temps de son
ambassade de Venise, et on a vu qu’Algarotti le redoutait pour les tentations de
gourmandise qu’il lui devait et auxquelles il ne savait pas résister. Le
cuisinier de l’ambassadeur de Rome ne sera pas moins en réputation, et Bernis
dut un jour en écrire à M. de Choiseul pour répondre à de sots bruits qu’on
faisait courir sur le luxe de sa table : « Un bon ou mauvais cuisinier
fait qu’on parle beaucoup de la dépense d’un ministre ou qu’on n’en dit
mot ; mais il n’en coûte pas moins d’être bien ou mal servi, quoique le
résultat en soit fort différent. »
Or, il est constant
que Bernis, au milieu de cette table somptueuse qu’il offrait
aux autres, ne vivait lui-même que frugalement et d’une diète toute
végétale :
J’ai été dîner avec Angelica Kaufmann (le peintre célèbre) chez notre ambassadeur, écrit Mme Lebrun dans ses Mémoires : il nous a placées toutes deux à table à côté de lui ; il avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne mangeant lui-même que deux petits plats de légumes.
Cela était vrai de Bernis en 1790, et c’était déjà chez lui une ancienne habitude en 1761.
Bernis ne rabat pas moins de ce que dit Voltaire sur l’article des deux cent mille livres de rente. Il n’en a pas alors tout à fait cent mille, et ce ne sera que quand il aura payé ses dettes ; mais il se trouve encore et avec raison bien honnêtement partagé. C’est beaucoup, dit-il, pour un cadet de Gascogne, si c’est peu pour un cardinal :
Les premiers diacres de l’Église romaine n’en avaient pas tant, et je ne suis pas fâché d’être le plus pauvre des cardinaux français, parce que personne n’ignore qu’il n’a tenu qu’à moi d’être le plus riche. Je suis content, mon cher confrère, parce que j’ai beaucoup réfléchi et comparé, et que lorsqu’à la première dignité de son état on joint le nécessaire, une santé passable, et une âme douce et courageuse, on n’a plus que des grâces à rendre à la Providence.
Que Bernis eût réellement cette tranquillité et ce contentement dont il parle, et que ce soit chez lui l’état fondamental en ces années d’inaction et d’exil, je n’oserais en répondre : il suffit qu’il y tende, qu’il y revienne le plus possible par la réflexion, et que son humeur ne jure pas avec son désir.
Voltaire envoie à Bernis quelques-uns de ses écrits avant la publication ; il le
consulte sur ses tragédies,
sur celle de Cassandre, autrement dite Olympie ; il lui demande
ses avis, que Bernis lui donne fort en détail avec conscience et sincérité. Cassandre avait été faite en six jours, et Voltaire s’en
vantait, l’appelant l’« œuvre des six jours »
. Bernis lui
conseille d’en mettre six autres encore à soigner le style de sa pièce et à la
perfectionner. Il expose ses raisons en judicieux critique et en bon
académicien. Ces consultations innocentes sont entremêlées de plaisanteries plus
ou moins vives sur toutes sortes de sujets. Quand Voltaire y fait intervenir de
la politique, Bernis l’élude assez agréablement. Le nom de Richelieu revient
quelquefois sous la plume de Voltaire comme une flatterie indirecte :
« Ah ! que de gens font et jugent, et que peu font bien et jugent
bien ! Le cardinal de Richelieu n’avait point de goût ; mais, mon Dieu !
était-il un aussi grand homme qu’on le dit ? J’ai peut-être dans le fond de
mon cœur l’insolence de… ; mais je n’ose pas… »
Bernis ne répond
jamais sur ces insinuations et fait la sourde oreille à ces louanges outrées, et
en effet insolentes, du malin. Quand il est touché pourtant d’une manière plus
juste, il répond et le fait à ravir. Voltaire, le voyant toujours dans cette
inaction de la vie privée, et lui-même s’excusant de ne trouver rien de mieux
pour tromper les années que de faire des tragédies, lui disait :
Mais qu’a-t-on de mieux à faire ? Ne faut-il pas jouer avec la vie jusqu’au dernier moment ? N’est-ce pas un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme ? Vous êtes encore dans la fleur de votre âge : que ferez-vous de votre génie, de vos connaissances acquises, de tous vos talents ? Cela m’embarrasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse dans l’âme un grand vide qu’il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré, mais avec quels aromates le nourrirez-vous ? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre.
Bernis répond avec une pensée et, pour ainsi dire, avec une voix d’une douceur enchanteresse :
Vous êtes en peine de mon âme, dans le vide de l’oisiveté à laquelle je suis condamné à l’avenir. Avouez que vous me croyez ambitieux comme tous mes pareils. Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis arrivé en place philosophe, que j’en suis sorti plus philosophe encore, et que trois ans de retraite ont affermi cette façon de penser au point de la rendre inébranlable. Je sais m’occuper ; mais je suis assez sage pour ne pas faire part au public de mes occupations ; je n’avais besoin pour être heureux que de cette liberté dont parle Virgile :
« Quae sera tamen respexit inertem ». Je la possède en partie ; avec le temps je la posséderai tout entière. Une main invisible m’a conduit des montagnes du Vivarais au faîte des honneurs ; laissons-la faire, elle saura me conduire à un état honorable et tranquille ; et puis, pour mes menus plaisirs, je dois, selon l’ordre de la nature, être l’électeur de trois ou quatre papes, et revoir souvent cette partie du monde qui a été le berceau de tous les arts. N’en voilà-t-il pas assez pour bercer cet enfant que vous appelez la vie ?
La singulière douceur de cette philosophie tout horatienne demande grâce, un moment, pour la légèreté qui s’y mêle encore, et qui continuera de s’y mêler longtemps. Notons-y seulement au passage cette main invisible qui n’est pas dans Horace et à laquelle Bernis se confie, et sachons que, lorsque viendront les heures d’adversité sérieuse et de ruine, le cardinal-archevêque, de ce séjour à Rome où il apprend les dépouillements successifs et rigoureux dont il est menacé ainsi que tout le clergé de France, écrira à M. de Montmorin :
Vous avez pu remarquer, monsieur, que, dans cent occasions, il n’y a jamais eu d’évêque ministre du roi à Rome plus modéré que moi, plus ami de la paix, ni plus conciliant ; mais, si on me pousse à bout par des sommations injustes et peu délicates, je me souviendrai que, dans un âge avancé, on ne doit s’occuper qu’à rendre au Juge suprême un compte satisfaisant de l’accomplissement de ses devoirs.
Ces dernières paroles de Bernis doivent toujours nous être présentes comme un sommet dans le lointain, lorsque nous nous abandonnons avec lui aux distractions et aux grâces humaines du voyage.
Dans l’action, il pourra avoir ses vanités, ses éblouissements d’amour-propre,
son désir de paraître avoir fait quelquefois plus qu’il n’a fait en réalité : au
repos et dans la réflexion, en présence de lui-même, il est modeste. Voltaire,
en cela moins humain qu’il ne convient, se met à rire par moments de voir le roi
de Prusse, son ancien ingrat, sur les dents, et la lutte
acharnée des chasseurs et du sanglier : « Riez et profitez de la folie et
de l’imbécillité des hommes. Voilà, je crois, l’Europe en guerre pour dix ou
douze ans. C’est vous, par parenthèse, qui avez attaché le grelot. Vous me
fîtes alors un plaisir infini… »
Bernis n’est point fier du tout de
ce rôle que Voltaire lui attribue :
Nous parlerons quelque jour du grelot que vous dites que j’ai attaché… J’ai connu un architecte à qui on a dit : Vous ferez le plan de cette maison ; mais bien entendu que, l’ouvrage commencé, les piqueurs ni les maçons, ni les manœuvres, ne seront point sous votre direction, et s’écarteront de votre plan autant qu’il leur conviendra de le faire. Le pauvre architecte jeta là son plan et s’en alla planter ses choux.
Il ne regrette point le ministère aux conditions où il l’a laissé,
et il résume lui-même sa situation politique par un de ces mots décisifs qui
sont à la fois un jugement très vrai, et un aveu honorable pour celui qui les
prononce : « Je sens avec vous combien il est heureux pour moi de n’être
plus en place ; je n’ai pas la capacité nécessaire pour tout rétablir, et je
serais trop sensible aux malheurs de mon pays. »
Et il essaye de se
consoler de son mieux, de se recomposer, dans cette oisiveté, quoi qu’il en
dise, un peu languissante, un idéal de vie philosophique et
suffisamment heureuse : « La lecture, des réflexions
sur le passé et sur l’avenir, un oubli volontaire du présent, des
promenades, un peu de conversation, une vie frugale : voilà tout ce qui
entre dans le plan de ma vie ; vos lettres en feront l’agrément. »
Ce dernier point n’est pas de pure politesse : on ne peut mieux sentir que
Bernis tout l’esprit et la supériorité de Voltaire là où il fait bien :
« Écrivez-moi de temps en temps ; une lettre de vous
embellit toute la journée, et je connais le prix d’un
jour. »
La manière dont Voltaire reçoit ses critiques
littéraires et en tient compte enlève son applaudissement : « Vous avez
tous les caractères d’un homme supérieur : vous faites bien, vous faites
vite, et vous êtes docile. »
Bernis n’a pas, en littérature, le goût si timide et si amolli qu’on le croirait d’après ses vers. Consulté par Voltaire sur la tragédie du Triumvirat, il lui fait une bonne réponse fondée sur des raisons historiques, et qui n’est point du tout fade. Un jour Voltaire lui envoie le Jules César de Shakespeare et l’Héraclius de Calderon, à titre de farces ou de folies, pour le divertir et le mettre en belle humeur ; et Bernis répond par une lettre pleine de grâce et de sens :
Notre secrétaire (celui de l’Académie) m’a envoyé l’Héraclius de Calderon, mon cher confrère, et je viens de lire le Jules César de Shakespeare : ces deux pièces m’ont fait grand plaisir comme servant à l’histoire de l’esprit humain et du goût particulier des nations. Il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point, et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies, où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres.
Ce n’était point tout à fait dans cette intention que Voltaire les lui avait envoyées, et la vraie leçon littéraire sérieuse vient ici de celui qu’on aurait pu croire le moins sérieux.
Je m’attache aux côtés honorables de cette correspondance, aux endroits qui
montrent dans Bernis un homme qui a de la tenue sans pédantisme, une sagesse
liante et qui ne se laisse pas entamer. Je lis dans les Tables
de l’édition de Voltaire dressées par Miger pour l’estimable Beuchot :
« Bernis propose à Voltaire de traduire en vers les
Psaumes de David. »
Fi donc ! Bernis avait trop de tact
pour jamais faire à Voltaire une proposition de ce genre. Mais Voltaire est
tenté, à tout moment, d’envoyer à Bernis autre chose encore que des tragédies ;
il veut lui envoyer ses contes, ses légèretés, Ce qui plaît aux
dames : « Mais je n’ose »
, ajoute-t-il en se retenant à
peine. À quoi Bernis répond toujours, surtout depuis qu’il est archevêque :
« Si vous m’envoyez des vers, faites en sorte que je puisse m’en
vanter ; je ne suis ni pédant, ni hypocrite ; mais sûrement vous seriez bien
fâché que je ne fusse pas ce que je dois être et paraître. »
Et un
autre jour il lui avait dit : « Envoyez-moi vos contes honnêtes ; et, comme il est très raisonnable que je vous prêche un
peu, je vous prie de quitter quelquefois la lyre et le luth pour toucher la
harpe. C’est un genre sublime, où je suis sûr que vous serez plus élevé et
plus touchant qu’aucun de vos anciens. »
Ce mot de harpe, légèrement amené, est tout ce que Bernis se permettait de
mettre en avant : mais il y a loin, on le voit, de ce vœu délicat à proposer à
Voltaire une traduction des Psaumes.
Il y a un bel endroit, et du côté de Bernis, dans cette correspondance. Voltaire, un jour, a un peu trop ricané : il a écrit au cardinal-archevêque une lettre gaie et même bouffonne pour ses étrennes (22 décembre 1766) ; en lui envoyant à lire sa tragédie des Scythes, il ajoutait :
Pour moi, chétif, je fais la guerre jusqu’au dernier moment : jansénistes, molinistes, Fréron, Pompignan, à droite, à gauche, et des prédicants, et J.-J. Rousseau. Je reçois cent estocades, j’en rends deux cents, et je ris… Tout est égal au bout de la journée, et tout est encore plus égal au bout de toutes les journées.
Bernis lui répond, et cette réponse, bien comprise, est d’un bout à
l’autre une noble et sage leçon. Il lui fait d’abord quelques critiques sur sa
tragédie des Scythes. Ce sont moins des remarques, dit-il, que
des doutes : « J’aime votre gloire, c’est ce qui me rend peut-être trop
difficile. »
Puis il félicite Voltaire de ce talent que Dieu lui a
donné, de corriger les ridicules de son siècle, et de les corriger en riant, et
en faisant rire ceux qui ont conservé le goût de la bonne
compagnie. Les écrivains se moquent quelquefois de cette bonne
compagnie avant d’y être admis, mais il est bien rare qu’ils en saisissent le
ton ; or, ce ton n’est autre chose que « l’art de ne blesser
aucune bienséance »
. Il indique alors quelques ridicules du
jour qui sont un sujet tout fait pour la moquerie : « Il est plaisant,
dit-il, que l’orgueil s’élève à mesure que le siècle baisse : aujourd’hui
presque tous les écrivains veulent être législateurs, fondateurs d’empires,
et tous les gentilshommes veulent descendre des souverains. »
Il
finit surtout par un conseil que Voltaire a trop peu suivi, et qui, au lieu de
cette ricanerie universelle à laquelle il s’abandonnait, aurait dû être le but
idéal suprême du grand écrivain en ces années de sa vieillesse :
Riez de tout cela et faites-nous rire, lui dit Bernis en lui développant son plan ; mais il est digne du plus beau génie de la France de terminer sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la vertu, l’ordre, la subordination, sans laquelle toute société est en trouble. Rassemblez ces traits de vertu, d’humanité, d’amour du bien général, épars dans vos ouvrages, et composez-en un tout qui fasse aimer votre âme autant qu’on admire votre esprit. Voilà mes vœux de cette année ; ils ne sont pas au-dessus de vos forces, et vous trouverez dans votre cœur, dans votre génie, dans votre mémoire si bien ornée, tout ce qui peut rendre cet ouvrage un chef-d’œuvre. Ce n’est pas une pédanterie que je vous demande, ni une capucinade, c’est l’ouvrage d’une âme honnête et d’un esprit juste.
Il me semble qu’on saisit nettement dans ce passage l’esprit et le sens de la correspondance de Bernis avec Voltaire, et que ce vœu principal rachète les concessions un peu risquées que le gracieux prélat a paru faire en d’autres endroits aux agaceries de son interlocuteur. Pour moi, c’est ainsi que j’aime à lire les écrits des hommes célèbres et à en tirer ce qu’il y a de meilleur, de plus élevé : il me semble que c’est de la sorte qu’on est le plus vrai, même au point de vue de l’histoire.
En expliquant pourquoi il regrette moins le séjour de Paris dans les années de
son exil, Bernis revient plus d’une fois sur cette idée, que la politique y est
devenue un sujet habituel de conversation : « Les hommes et les femmes
n’ont aujourd’hui dans la tête que de gouverner l’État. C’est une
dissertation continuelle et ennuyeuse : rien n’est plus plat
qu’une politique superficielle. »
Il redira cette même
pensée avec une grâce et une vigueur nouvelles, et en résumant sous forme
piquante les diverses variations de modes et d’engouements auxquelles il avait
assisté dès sa jeunesse :
À l’égard de Paris (juillet 1762), je ne désire d’y habiter que lorsque la conversation y sera meilleure, moins passionnée, moins politique. Vous avez vu de notre temps que toutes les femmes avaient leur bel esprit, ensuite leur géomètre, puis leur abbé Nollet ; aujourd’hui on prétend qu’elles ont toutes leur homme d’État, leur politique, leur agriculteur, leur duc de Sully. Vous sentez combien tout cela est ennuyeux et inutile : ainsi, j’attends sans impatience que la bonne compagnie reprenne ses anciens droits ; car je me trouverais fort déplacé au milieu de tous ces petits Machiavels modernes.
Bernis ne revint plus jamais vivre à Paris depuis ces années. Qu’aurait-il dit aux approches de 89 ? Qu’aurait-il dit depuis ? Mais il a le mérite d’avoir senti et signalé, l’un des premiers, ce qui devait corrompre le goût léger, vif et spirituel, et la gaieté originale de notre nation.
Ou voit déjà assez ce qu’il faut penser de Bernis pour l’esprit et pour le jugement. Aussi suis-je surpris de voir avec quel sans-façon et quel ton de supériorité des écrivains qui sont plus ou moins historiens, ont parlé de lui quand ils l’ont rencontré sur leur chemin à titre de témoin et de confident diplomatique dans les grandes affaires de Rome. J’ai lu avec soin les principaux ouvrages où il est question de lui comme cardinal membre du conclave de 1769, et depuis comme ambassadeur à Rome pendant plus de vingt ans ; ces ouvrages, qui contiennent des fragments ou même des séries de lettres et de dépêches de Bernis durant cette dernière moitié de sa vie, sont : l’Histoire de la chute des Jésuites, par notre regrettable confrère le comte Alexis de Saint-Priest ; Clément XIV et Les Jésuites, par M. Crétineau-Joly ; l’Histoire du pontificat de Clément XIV, par le père Theiner ; l’Histoire des pontifes Clément XIV et Pie VI, par M. Artaud. Ces divers ouvrages, que je suis bien loin de mettre tous sur la même ligne, et dont le dernier, par exemple, est digne d’une très médiocre estime, ont cela de commun qu’ils s’appuient à chaque instant sur des pièces émanées de Bernis, et que leur texte en mainte page en est presque tout formé. Le père Theiner, dans son Histoire du pontificat de Clément XIV, est l’écrivain qui, ayant eu sous les yeux la plus grande partie des dépêches de Bernis, probablement d’après les minutes mêmes recueillies après sa mort et déposées au Vatican, et qui, en ayant fait un usage et un extrait continuel, nous permet d’en porter aujourd’hui le jugement le plus motivé et le plus complet. Je me bornerai à dire mon impression générale sur la ligne de conduite de Bernis à Rome pendant les premières années, et dans cette fameuse négociation de la suppression des Jésuites, à laquelle il prit beaucoup de part.
Bernis arrivé à Rome en mars 1769, et entré au conclave qui était ouvert depuis
un mois, n’y eut point d’abord l’influence capitale qu’on suppose, et dont on
l’a plus d’une fois félicité. Il eut son apprentissage à faire ; il eut ses
préventions à dissiper. Lui qui devait si bien s’acclimater à Rome, en épouser
les habitudes, en ressentir et en rehausser encore la noble hospitalité, il fut
sévère d’abord jusqu’à l’injustice pour ses collègues les princes de l’Église,
et pour le peuple romain en général. Ses lettres au marquis d’Aubeterre,
ambassadeur de France avant lui, lettres qu’on a en partie publiées et qui
donnent le bulletin et la chronique du conclave, montrent un revers de
tapisserie qui, en toute matière et particulièrement en matière sacrée, ne
saurait se divulguer sans exciter quelque surprise et sans avoir des
inconvénients. Il faut que le lecteur soit bien judicieux pour redresser ce que
de tels renseignements impriment dans l’esprit d’excessif et de disproportionné
à l’effet que le narrateur même voulait produire. On assiste à mille
suppositions indiscrètes et téméraires, à un flux et reflux de conjectures qui
le plus souvent ne tiendront pas. Bernis, ayant compris dans les derniers jours
du conclave que le cardinal Ganganelli avait l’appui des cardinaux espagnols, se
rallia à lui et contribua dans le dernier moment à lui procurer l’unanimité.
Mais on ne saurait dire aucunement, comme on l’a souvent répété par courtoisie,
et comme il le laissait croire assez volontiers, qu’il ait fait cette élection.
« Ce fut lui qui fit le pape Clément XIV, et qui forma son
Conseil »
, a dit Voltaire. Rien de moins exact qu’une semblable
assertion.
Il connaissait à peine ce pape ; il se méfiait même de lui dans les premiers temps ; il lui supposait des engagements formels et mystérieux contractés avec l’Espagne sur la fin du conclave, au sujet de l’abolition des Jésuites. Ce n’est que depuis, et après connaissance plus ample, qu’il a reconnu qu’il s’était mépris sur ce point, et qu’il est revenu à de plus justes sentiments sur l’homme et sur le pontife. Pour citer des dates positives, Bernis, dans une lettre à Choiseul du 23 août 1769, exprimait encore toute sa méfiance en des termes qu’on n’a pas à craindre de reproduire, parce qu’ils vont donner à la rectification tout son prix :
Il est certain que la cour de Madrid, disait-il, fait beaucoup de cajoleries au pape, et que Sa Sainteté les lui rend. Quoique je ne me fie nullement à ce moine, et que, s’il vous en souvient, je ne m’y sois jamais fié, je sais positivement qu’il n’aime pas les Jésuites, qu’il croit leur destruction nécessaire, qu’il y travaille tout seul. Il se défie de ses ministres et de tout le Sacré Collège…
Ce n’est que le 20 décembre 1769 que Bernis, éclairé et fixé désormais, écrivait avec plus de véritable justesse :
J’ai trouvé le pape de bonne humeur lundi dernier ; sa gaieté dépend de sa santé et des personnes avec lesquelles il s’est entretenu. Sa Sainteté est assez maîtresse de ses paroles, mais nullement de son visage. Plus on la voit, plus on lui reconnaît un fonds de justice, de bon cœur, d’humanité et d’envie de plaire, qui la rendent respectable et aimable. Je suis persuadé qu’après l’affaire des Jésuites tout le monde en sera content. Elle procédera lentement, mais elle ne variera pas.
Ce jugement sur Ganganelli est celui dont Bernis ne se départira plus.
Quant au rôle que lui-même eut à remplir dans cette affaire de la suppression des
Jésuites, qui dura quatre ans avant de se consommer, il est parfaitement exposé
dans l’ouvrage de Theiner, que je ne veux
d’ailleurs toucher que par ce point-là. Bernis personnellement n’avait rien
d’hostile à la fameuse société. Quand elle fut supprimée en France, il écrivait
à Voltaire : « Je ne crois pas que la destruction des Jésuites soit utile
à la France ; il me semble qu’on aurait pu les bien gouverner sans les
détruire. »
Mais, une fois l’affaire entamée, il estime qu’il est
politique et presque nécessaire d’achever. Quant aux moyens, il les désire et il
les conseille lents, modérés, aussi humains et aussi conciliants qu’il est
possible dans un acte de cette vigueur. Aussi, quand il voit le pape retarder et
opposer sans cesse des délais aux instances des puissances et à celles de
l’Espagne en particulier, Bernis, qui trouve quelquefois ces délais excessifs,
fait comprendre pourtant à son gouvernement qu’ils sont naturels, et, jusqu’à un
certain point, nécessaires. Un jour, dans les débuts de la négociation,
l’Espagne, et par suite la France, avaient voulu prescrire par manière d’ultimatum un délai de deux mois : « Je vous avoue,
écrit Bernis à M. de Choiseul (23 août 1769), que, si j’avais été élu pape,
j’aurais détruit les Jésuites, mais j’y aurais employé deux ans. »
Ganganelli en mit quatre : c’était la même méthode, poussée seulement un peu
plus loin. Bernis, à part de rares instants où il eut à prendre l’initiative,
dut se borner à assister l’Espagne, qui exigeait impérieusement du pape la
suppression de cette société ; mais, en assistant l’ambassadeur d’Espagne, il
s’efforça souvent de modérer l’âpreté de sommation de cette cour et d’écarter
toute voie d’intimidation sur le pontife, au risque de se compromettre lui-même
et de paraître tiède à ses alliés. En agissant ainsi, il était tout à fait dans
l’esprit de ses instructions et dans la pente de son caractère personnel. Entre
le pape et l’ambassadeur d’Espagne, il avait fini par être l’intermédiaire
ordinaire
et le conciliateur agréable à tous deux :
« Je suis le calmant de l’un et de
l’autre. »
Le résumé de la conduite de Bernis en cette grande
et longue affaire est dans cette parole. Il fut médiateur le plus qu’il put dans
la question la plus irritante. Il y gagna l’estime et l’affection reconnaissante
de Clément XIV, qui le traita avec autant de confiance qu’il était dans sa
nature d’en accorder, et avec une distinction qui ressemblait à une amitié
particulière. Un jour le pape lui fit cadeau de toutes sortes de titres et de
pièces originales concernant l’église d’Albi, en y joignant un bref où il le
comblait de marques d’honneur et de témoignages de tendresse. Peu avant de
mourir, il le nomma évêque d’Albano, le traitant ainsi tout à fait en Romain et
comme un cardinal de la maison. Aussi, à la mort du pontife, comme les passions
irritées cherchaient à se venger sur ses restes, et que le catafalque placé dans
l’église de Saint-Pierre, pendant la neuvaine des obsèques, n’était point en
sûreté, Bernis, fidèle à l’amitié et au respect envers l’illustre mort,
entretint à ses propres frais une garde qui, jour et nuit, veilla autour de ce
catafalque pour en préserver les inscriptions et empêcher tout scandale.
Bernis qui, plein d’autorité, cette fois, et d’influence au sein du conclave, contribua pour sa bonne part à ménager l’élection du nouveau pape Pie VI (février 1775), obtint également son amitié et avec un degré de plus de confiance. Cependant il continuait de représenter la France à Rome avec grandeur, avec grâce et magnificence. Tous les voyageurs qui ont eu à parler de lui ne font qu’un écho. Mme de Genlis qui visita Rome en ces années, et qui accompagnait Mme la duchesse de Chartres, s’étend beaucoup sur la réception que fit l’ambassadeur de France à cette princesse :
Le cardinal de Bernis, auquel j’avais annoncé l’arrivée de Mme la duchesse de Chartres, envoya au-devant l’elle jusqu’à Terni son neveu, le chevalier de Bernis, avec deux voitures, dont l’une magnifique pour la conduire à Rome, et l’autre chargée d’un excellent dîner… Le cardinal nous reçut avec une grâce dont rien ne peut donner l’idée. Il avait alors soixante-six ans (il n’était pas si vieux à cette date), une très bonne santé, et un visage d’une grande fraîcheur ; il y avait en lui un mélange de bonhomie et de finesse, de noblesse et de simplicité, qui le rendait l’homme le plus aimable que j’aie jamais connu. Je n’ai point vu de magnificence surpasser la sienne…
Et après maints détails où elle se complaît, et qui prouvent à quel
point l’hôte splendide savait mêler à ses pompes et à ses largesses romaines
cette qualité française, la précision, Mme de Genlis
ajoute : « Le cardinal de Bernis donna à Mme la
duchesse de Chartres de magnifiques conversations,
c’est-à-dire des assemblées de deux ou trois mille personnes. On l’appelait
le Roi de Rome, et il l’était, en effet, par sa
magnificence et la considération dont il jouissait. »
Le cardinal de Bernis parlait de lui-même avec moins d’emphase ; et quand il
voulait excuser cette grandeur de représentation : « Je tiens, disait-il,
l’auberge de France dans un carrefour de l’Europe. »
— Il avait son
palais du Corso, pour y tenir sa cour, et sa maison d’Albano
pour la villégiature. L’appareil ne lui était qu’extérieur :
« Il a, disait le président Dupaty, l’accueil le plus facile, le
commerce le plus uni. »
Le caractère de sa politesse était d’être
aisée et nuancée, de même que son esprit, vers la fin, semblait plutôt doux et
reposé que brillant8.
La conduite de Bernis dans quelques affaires délicates
telles que le procès du cardinal de Rohan, où il fallut se prononcer entre sa
propre cour et celle de
Rome, quelques négociations de
confiance et de famille dont il fut chargé, telles qu’une tentative de
rapprochement entre le roi d’Espagne Charles III et son fils Ferdinand, roi des
Deux-Siciles, et le voyage qu’il fut autorisé de faire à Naples dans cette vue,
ne purent qu’accroître son autorité paisible et l’idée qu’on s’était formée de
sa sagesse9. Les événements de la Révolution vinrent mettre à
l’épreuve sa fermeté : il vit cette opulence presque royale dont il jouissait
depuis plus de vingt ans et dont il usait avec une libéralité vraiment auguste,
lui échapper tout à coup, et la misère, à soixante-seize ans, lui apparaître ;
il fut le même : « À soixante-seize ans révolus, disait-il, on ne doit
pas craindre la misère, mais bien de ne pas remplir exactement ses
devoirs. »
J’ai déjà cité quelques-unes de ses nobles paroles. Il
comprit la question posée par la Constituante dans toute son étendue, et,
devançant dès novembre 1790 l’heure du Concordat, il disait :
Si l’on aimait le bien, la paix et l’ordre ; si l’on était de bonne foi ; si l’on était attaché à la religion qui seule est l’appui de toute autorité et de toute forme de gouvernement, jamais pape n’a été plus porté à la conciliation que celui-ci… Mais, si l’on veut tout détruire et faire une religion nouvelle, on y rencontrera des difficultés plus grandes qu’on ne croit. On n’arrache pas facilement, des cœurs et des esprits d’un grand royaume, les racines profondes de la religion.
C’est sur ces dernières paroles qu’on aime à rester avec Bernis. Tout le cercle de sa vie est accompli, et il a montré en finissant que ses qualités aimables, prudentes et fines, jointes à la délicatesse du cœur, pouvaient devenir des vertus.
Le 5 janvier 1791, mis en demeure de prêter le serment exigé par la nouvelle
Constitution, il l’envoya en y joignant une clause interprétative et
restrictive. Averti que l’Assemblée nationale avait décidé qu’il fallait un
serment pur et simple, et prévenu qu’il s’exposait à être rappelé s’il
persistait dans sa restriction, il répondait le 22 février : « La
conscience et l’honneur n’ont pu me permettre de signer sans modification un
serment qui oblige de défendre la nouvelle Constitution dont la destruction
de l’ancienne discipline de l’Église fait une partie essentielle. »
Le rappel fut prononcé.
Ainsi se clôt sa longue et honorable carrière diplomatique. Il mourut à Rome en novembre 1794, dans sa quatre-vingtième année. Il subsistait, depuis la suppression de ses traitements en France, d’une pension que lui faisait la cour d’Espagne. Heureux pourtant et favorisé jusqu’à la fin, puisqu’il lui fut donné, par ses derniers sacrifices, de pouvoir racheter et expier en quelque sorte les mollesses de ses débuts, de confesser une religion de pauvreté par un coin d’adversité salutaire, et de prouver qu’il y avait en lui, sous ces formes tour à tour aimables et dignes, un fonds sincère de générosité humaine et chrétienne !