1. CORNEILLE, [Pierre] de l’Académie Françoise, né à Rouen en 1606, mort à Paris en 1684.
Ce nom rappellera toujours le souvenir du Pere de nos Tragédies, & du plus étonnant de nos Poëtes.
Avant lui, la barbarie régnoit sur le Théatre ; car les Pieces de Hardi, de Jodelle, de Boisrobert & de Mairet n’étoient dignes que des treteaux. La Sophonisbe de ce dernier fut supérieure, il est vrai, aux Pieces qui l’avoient précédée ; mais les foibles lueurs qu’on y appercevoit n’étoient que les premiers rayons du grand jour que Corneille devoit répandre sur la Scène Tragique. On ne sait pourquoi plusieurs Ecrivains lui ont donné Rotrou * pour Maître. Il est certain qu’il n’eut jamais d’autre guide que son propre génie, qui, créé pour le sublime, entraîné par cette vigueur, cette énergie & cette fécondité qui lui étoient si naturelles, le portoit de lui-même vers les plus grands objets, & la Tragédie seule pouvoit développer ses richesses, en lui présentant des sujets dignes de son activité.
Toutes ces Pieces ne sont pas égales, à la vérité ; mais on trouve dans ses défauts mêmes, selon l’expression d’Horace, la touche du grand Poëte qui rend respecpectables jusqu’à ses écarts : Invenias etiam disjecti menbra Poëta.
Le Cid est la premiere Tragédie où il parut tout ce qu’il étoit & ce qu’il pouvoit devenir. Les fautes échappées à son génie, dans cette Piece, prouvent combien ce même génie étoit en état de les proscrire ; & Cinna, les Horaces, Polieucte, Rodogune, devoient dans la suite en déployer toute la profondeur & toute l’étendue. Ce sont ces chef-d’œuvres qui ont fixé parmi nous les regles & les beautés de l’Art de Melpomene. Tel est le privilége des Grands Hommes : les momens de courte durée ; & leur goût se développant par une impulsion naturelle, ils marchent à pas de géant dans la carriere, devancent bientôt ceux qui les avoient précédés, & se rendent inimitables à ceux qui doivent les suivre. De tels prodiges sont rares sans doute dans le Monde Littéraire, par la raison qu’ils sont des prodiges, & la Nature ne doit ni ne peut les répéter souvent.
Jamais personne n’a porté plus loin que Corneille les ressources de l’imagination & l’énergie du sentiment. Aucun Tragique ne l’a égalé dans l’art unique d’imaginer des plans hardis, de les subjuguer, de les varier selon le choix du sujet, de donner à ses personnages une ame, une dignité, une chaleur, un caractere toujours conforme à leur siecle, à leur nation, à leurs mœurs, à leur situation. Il possédoit sur-tout ces ressorts puissans qui attachent le cœur & l’esprit par de grands intérêts. Placer ses Héros dans des circonstances embarrassantes, les en tirer sans effort ; étonner le Spectateur par des sentimens, des réponses, des raisonnemens imprévus ; réunir à la fois l’élévation des pensées, la grandeur des images, la variété & l’énergie du style : tout cela n’étoit qu’un jeu pour un Génie devant qui les difficultés s’applanissoient d’elles-mêmes.
Les Grecs, quoique les premiers modeles de Corneille, n’ont jamais développé avec autant de force & de hardiesse les grands mouvemens dont l’ame humaine est susceptible. On diroit qu’il crée les sentimens & les expressions. On pourroit seulement lui reprocher d’avoir trop dirigé les essors de sa Muse vers l’admiration ; mais s’il subjugue trop despotiquement l’esprit, il a tant de ressort dans l’action, une marche si aisée, si imposante, si ferme, si rapide ; ses intrigues sont si habilement ménagées, conduites avec tant de dextérité, terminées par une explosion (qu’on nous passe ce terme) si lumineuse, si frappante, que la terreur & la pitié qui naissent au gré du Poëte & saisissent le Spectateur, ne sont jamais affoiblies par le sentiment de l’admiration.
Il est inutile de s’étendre davantage sur cet étonnant Génie ; ce n’est qu’à la représentation ou à la lecture qu’un homme de goût peut en saisir les nuances & en découvrir les riches beautés. Quand nous renvoyons à la lecture de ses Pieces, on sent bien que nous ne prétendons pas indiquer l’édition commentée par M. de Voltaire : ce seroit renvoyer aux cendres de Corneille, & n’offrir de ce Grand Homme qu’un squelette décharné par le scalpel de la malignité. Ce n’est pas par des Remarques plus subtiles que justes, par des Réflexions plus fausses que conformes au goût, par des Analyses infidelles & insidieusement présentées, par des Critiques minutieuses & souvent puériles, par des Notes grammaticales auxquelles on attache une importance d’autant plus ridicule, que les fautes de langue qu’on y releve appartiennent moins au Poëte qu’au temps où il vivoit, qu’on pourroit se former une idée sûre du Héros de la Tragédie.
Quels motifs ont pu porter un Ecrivain dont la réputation n’a rien de commun avec ce grand Poëte Tragique, à s’acharner contre les hommages rendus de tout temps à sa supériorité ? Voltaire a fait des Tragédies, il est vrai ; mais sa touche est si foible auprès de celle de l’Auteur de Cinna, de Polieucte, de Rodogune, des Horaces, qu’il auroit dû se borner au genre de suffrages qu’il mérite, sans chercher à détruire une espece de culte dont la France & l’Europe Littéraire ne se départiront jamais en sa faveur. Si la jalousie étoit la source de cet acharment, elle cesseroit d’être odieuse pour devenir ridicule. Il y aura toujours une extrême distance entre les Chef-d’œuvres de Corneille & les meilleures Pieces de Voltaire. Nous ne craignons même pas de dire que dans Othon, Sertorius, Sophonïsbe, Œdipe, Surena, on trouve des Scènes qui supposent plus d’élévation & de vigueur dans l’ame, qu’Alzire, ou Mérope, ou Mahomet. Cette assertion, qui trouvera sans doute des contradicteurs, n’en est pas moins fondée, & ne sauroit être démentie que par des Esprits étroits, plus jaloux des petites convenances, que propres à s’élever à la hauteur des grandes idées, & par cette raison incapable d’apprécier les grands traits. Une esquisse seule de Rubens est préférable aux tableaux les plus achevés d’un Peintre dont tout l’art se borneroit au coloris, & même quelque-fois au vernis seul.
Corneille ne cessera donc jamais d’être le Grand Corneille, malgré les efforts de ceux qui, n’ayant pu l’imiter, cherchent à miner le Colosse de sa réputation. De petits Auteurs froids & composés auront beau disserter, raisonner, subtiliser, ressasser ces mots imposans de vûes justes & fines, de discernement sûr, de sentiment, de convenance, de sensibilité ; le Héros de notre Tragédie sera toujours en droit de dire, au sujet de ses sentimens & de sa Poésie :
Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Ses Ouvrages conserveront sans altération la vive expression de son génie & du caractere de son ame, c’est-à-dire qu’ils retraceront le tableau de ces Edifices antiques, majestueux, solides, qui, malgré quelques irrégularités, n’en font pas moins sentir la petitesse de cette Architecture moderne, où l’ornement & la symétrie s’efforcent en vain de suppléer à la noblesse & à la magnificence.