(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XLV » pp. 176-182
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XLV » pp. 176-182

XLV

suites et conséquences de la visite des députés légitimistes au comte de chambord en angleterre. — explosions a la chambre. — les flétris. — guizot et berryer. — louis-philippe et m. de salvandy. — visite des étudiants a chateau-briand le flétri. — vie de l’abbé de francé. — inauguration de la statue de molière. — discours d’arago. — enterrement de charles nodier. — odes et poemes, par victor de laprade. — les jésuites, d’après une brochure du père ravignan. — procès de janin contre pyat.

L'indifférence des esprits et l’insignifiance de la situation ont bien changé depuis trois semaines. On était en pleine paix, en pleine fadeur ; on s’agitait, on cherchait un sujet, un prétexte. Eh bien, tout cela est trouvé et l’on jouit de l’orage. C'est le voyage de Londres qui a amené la péripétie. Ce voyage pourtant était impopulaire et plaçait dans une situation des plus fausses les députés qui se l’étaient permis. Mais, en outrepassant la mesure du blâme par le mot flétri (la conscience publique flétrit de coupables manifestations) qui se trouvait dans l’adresse de la Chambre et qu’adoptait le ministère, on a refait une position à M. Berryer et à ses collègues. Personne dans le ministère ni dans le parti ministériel ne tenait à ce mot flétri qui excédait le sentiment à exprimer ; et pourtant, une fois admis, on l’a laissé par embarras de le retirer. De là, une singulière aigreur s’est ranimée entre les partis et a gagné de tous côtés dans la Chambre et dans les salons. Il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu : l’incident de la séance de vendredi 26 est venu faire l’explosion. M. Guizot, par son admirable talent d’orateur, avait jusque-là triomphé dans la discussion et atterré véritablement M. Berryer. Une imprudence, je ne sais quelle forfanterie, un retour d’humeur pédagogique, l’a fait remonter sans nécessité à la tribune ; il a prêté flanc en venant prêcher à satiété la moralité politique, — et le reproche d’être allé à Gand lui est venu pour réponse. On ne se figure pas l’orage d’une telle séance et la violence qui s’y est déchaînée ; M. Guizot généralement est assez peu goûté ; il est peu aimé même de plusieurs de ses amis politiques. On l’admire pour son talent, pour son courage ; il est nécessaire, on le subit ; on ne l’aime point. Cette haine des partis a fait explosion.

En résumé, M. Guizot avait montré au début de la discussion, dans sa première réplique à M. Berryer, la plus véritable, la plus énergique éloquence, la force, la sobriété, quelque chose de démosthénique et d’accompli. Dans la dernière et violente scène de vendredi, il a montré tout ce que peut la ténacité d’un homme insulté, traqué, et un invincible courage. C'est le jugement unanime même des ennemis.

Depuis lors tout a achevé de s’aigrir. M. de Salvandy ayant voté contre le mot flétri (car les relations particulières sont très-mêlées au monde légitimiste) a été interpellé, dans l’embrasure d’une croisée, par le roi Louis-Philippe lors de la réception des députés pour présenter l’adresse. Le roi, lui touchant le grand cordon de la Légion d’honneur dont M. de Salvandy est depuis peu décoré, lui a demandé, assure-t-on, s’il le lui avait donné pour voter contre la dynastie. Quelles qu’aient été les paroles mêmes du roi, il y a eu de sa part premier mouvement et colère. C'est presque la parodie d’Hugues Capet et d’Adalbert : — Qui t’a fait comte ? — Qui t’a fait roi ? — M. de Salvandy a envoyé sa démission d’ambassadeur à Turin. Les députés légitimistes de leur côté ont donné leur démission pour se retremper de la qualification de flétris dans le baptême d’une réélection. Voilà donc, au seul point de vue social, le monde très-agité, très-aigri, très-occupé, d’indifférent et d’ennuyé qu’il était il y a quinze jours. Il ne faut désespérer de rien en France ; il y a lieu à tout en fait de ricochets.

Il est résulté de cette bizarre péripétie, à propos de flétris, que les républicains et les gens du mouvement sont, pour le quart d’heure, dans le sens et dans l’intérêt du parti légitimiste, et que la jeunesse des écoles, par exemple, est allée en corps faire visite à Chateaubriand, lui offrir compliments et hommages. Si le mot flétri n’avait pas été agréé par le ministère, la gauche s’en serait vite emparée et aurait alors reproché à M. Guizot d’être de connivence avec les henriquinquistes. Au fond rien de bien sérieux sous tout ce bruit. Il est bon de savoir que la scène violente de la Chambre, la scène de Grand avait été concertée d’avance par l’opposition : ce qui a paru une explosion instantanée n’était qu’un petit complot préparé derrière les coulisses depuis plusieurs jours. Le malheur pourtant, c’est que l’opinion publique de loin se conforme trop souvent à l’idée fausse qu’on lui imprime, et que ce qui n’est pas très-sérieux pour les acteurs, produit des sentiments vrais et passionnés dans le parterre.

 — L'Histoire de l’abbé de Rancé par Chateaubriand est décidément sous presse, et on l’aura cet hiver. Il est beau que le même homme qui ouvrit le siècle en 1801 par le Génie du Christianisme soit celui qui, après quarante-trois ans, fournisse encore la nouveauté à la saison de 1844.

 — Il y a eu l’inauguration de la statue de Molière au carrefour de la rue Richelieu et de la rue Traversière ; le préfet de la Seine, l’Académie en corps, la Comédie française, etc., ont composé la cérémonie ; on a fait des discours en plein air par un froid très-vif. M. Arago, qui pérorait le dernier, ayant retenu l’assemblée près d’une demi-heure, un plaisant a dit qu’on voyait bien que son discours avait été fait au Bureau des longitudes. Le soir on jouait Tartufe et le Malade imaginaire à tous les théâtres ; c’était une fête populaire.

 — Une cérémonie plus triste et très-solennelle a été l’enterrement de Charles Nodier. Il y avait foule et des regrets universels. Il laisse une mémoire charmante et douce, il n’a trouvé dans ses nombreux amis ni un ingrat ni un indifférent.

Cette mort de Nodier fait une troisième vacance à l’Académie française : Campenon, Casimir Delavigne et Nodier. Les candidatures sont de plus en plus nombreuses et animées. Le monde, les salons prennent parti pour ou contre les candidats. Vigny, Sainte-Beuve, Saint-Marc Girardin se trouvent aux prises, et leurs noms, leurs titres sont tiraillés, débattus en tous sens. On aime et on aimera toujours en France ces sortes de comparaisons, de luttes littéraires et de tournois. Vieille histoire du sonnet de Job et du sonnet d’Uranie : ce sont nos combats de taureaux.

— Il a paru un volume de vers, Odes et Poëmes, par Victor de Laprade : c’est ce qu’il y a eu de plus distingué et de plus élevé depuis assez de temps. Laprade est de Lyon, comme Ponsard de Vienne : c’est le bassin du Rhône qui nous envoie ces deux derniers poëtes. Laprade, dont la Revue indépendante a publié plusieurs pièces recueillies dans le volume que nous indiquons, a de l’élévation surtout, de l’harmonie, une langue en général pure, une forme large, brillante et sonore ; sa poésie respire un sentiment vrai et profond de la nature : il y mêle peut-être un peu trop de sacerdotal et d’hiérophante. On peut y désirer aussi une inspiration individuelle plus marquée, plus de passion ; mais les beautés sont nombreuses, incontestables ; la poésie spiritualiste a retrouvé dans Laprade un noble organe. L'une des plus jolies pièces, A une branche d’amandier, rappelle celle de Jean-Baptiste Rousseau : Jeune et tendre arbrisseau, l’honneur de mon verger, etc. Mais chez Laprade le symbole moral perce à demi transparent et donne à cette poésie gracieuse un sens intime et toute une âme.

 — M. de Ravignan, jésuite et prédicateur célèbre, vient de publier une brochure qui obtient un grand succès et qui le mérite : c’est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute cette querelle, qui soit digne d’une grande et sainte cause. De l’Existence et de l’Institut des jésuites, tel est le titre et le sujet de la brochure de M. de Ravignan. Il s’attache par un exposé de faits à relever son Ordre des injures et des attaques auxquelles il le voit exposé. M. de Ravignan était d’abord un homme du monde, un magistrat, avocat général sous la Restauration ; il s’est converti à la suite d’un chagrin de cœur. Il raconte simplement, humblement et presque individuellement ce que c’est qu’un jésuite, cet être abominable pour beaucoup et exécré ; il analyse les Exercices de saint Ignace, les Constitutions de la Compagnie ; il suit le novice dans les divers degrés d’initiation ; il traite du gouvernement et des doctrines de l’Ordre. Ce livre est de nature à produire beaucoup d’effet ; il s’en vend prodigieusement ; cela réfute du moins en partie Michelet et Quinet. M. de Ravignan n’arrivera pas à prouver que les jésuites soient une bonne chose en France ; mais il forcera ceux qui parlent en conscience à y regarder à deux fois et à distinguer ce qui est respectable.

 — Janin s’est décidé à répondre à Pyat par la voie judiciaire et en police correctionnelle. On prépare de part et d’autre ses batteries pour ce procès qui promet d’être scandaleux bien qu’à huis clos ou du moins sans publicité. C'est la famille de Janin qui l’a décidé à se couvrir, une bonne fois, de la protection de la loi contre de telles attaques.