(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 400-402
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 400-402

Bruyere, [Jean de la] de l’Académie Françoise, né dans un village de l’Isle de France, en 1639, mort en 1696.

Les efforts qu’on a faits pour imiter ses Caracteres, n’ont servi qu’à prouver combien ils sont inimitables. Avant de s’attacher au même genre, il eût fallu être doué, comme lui, de ce coup d’œil perçant, qui pénétroit dans les plus profonds replis du cœur, de cette vigoureuse subtilité qui en saisissoit les mouvemens dans leur source, de cette énergie supérieure qui les a si profondément tracés, de ce génie enfin qui ne sauroit être que le résultat de la force des idées, & de la chaleur du sentiment.

Le style de la Bruyere sera toujours un style original. Cet Ecrivain exprime les choses comme il les concevoit, & il les concevoit en en tirant, pour ainsi dire, toute la substance, & les rendoit ensuite dans toute leur vigueur.

Bien différent de ces esprits qui errent au hasard, voltigent sur tous les objets, l’imagination n’a jamais égaré sa plume. Il ne s’attachoit qu’à la nature, la peignoit sans effort ; & les caracteres, en s’offrant à lui, tels qu’ils étoient en effet, acquéroient sous son pinceau une vigueur qui en faisoit ressortir toute la vérité. C’est à des Observateurs de cette trempe qu’il appartient de peindre les mœurs. Point de précipitation, point d’enthousiasme, point de prévention, point de ces déclamations seches & stériles, qui ne sont que les vapeurs de la misanthropie. L’Auteur des Caracteres se borne à saisir les objets, à les présenter, & les objets parlent d’eux-mêmes.

On a souvent essayé de transporter dans les Ouvrages de Morale ou de Philosophie, sa maniere de peindre & de s’exprimer. On a cru que des idées serrées, des phrases substantielles, des réticences factices rapprocheroient de ce Modele, & l’on n’a pas senti qu’en prenant un ton qui n’appartient véritablement qu’à lui, on tomboit dans la sécheresse, dans la froideur, dans l’obscurité. Pour paroître penser profondément, ce n’est pas assez de prétendre dire beaucoup de choses en peu de mots ; la briéveté de l’expression doit s’allier à la clarté des idées ; & c’est pour ne l’avoir pas fait, que plusieurs de nos Ecrivains célebres sont quelquefois si obscurs & si entortillés. D’ailleurs la perfection du discours exige de la liaison dans les idées, de la variété dans les tours, de l’harmonie dans le style ; & si on eût été convaincu de cette vérité, nous n’aurions pas tant de Penseurs, dont les plus longs Ouvrages peuvent se réduire en morceaux détachés, qu’il est facile de transposer à son gré, sans rien déranger de l’économie du discours, précisément parce qu’il n’y a aucune économie.

Que prouve cette difficulté d’imiter les bons modeles ? sinon que les talens dégénerent parmi nous, ou qu’on ne les cultive & ne les nourrit pas assez, avant de les appliquer à des sujets qui les surpassent.