(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXIX » pp. 164-165
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXIX » pp. 164-165

XXXIX

Voici la préface d’Ève, de Gozlan. C'est un échantillon des bulletins d’Austerlitz, décernés par nos auteurs dramatiques à leurs acteurs : Soldats, je suis content de vous ! Hugo a donné l’exemple. Ici cela est bouffon.

« Rien n’est doux après le succès comme le besoin de rendre justice aux artistes qui l’ont préparé avec patience, conquis avec courage, obtenu généreusement pour l’auteur. Mais aussi rien n’est plus embarrassant. On voudrait inventer des récompenses inconnues, et l’on n’a à distribuer que quelques mots flatteurs redits cent fois. La reconnaissance vous fuit un cœur de roi, et l’insuffisance vous réduit à l’ingratitude de l’éloge 32. Que dirai-je de mademoiselle Plessy, si admirable dans le rôle d’Ève, quand on a déjà appelé mademoiselle Mars un diamant ? De madame Mélingue, cette énergique et superbe actrice qui a donné son âme à ma pièce ? madame Mélingue, présent de notre plus grand poëte dans un jour de magnifique générosité pour la Comédie française ; cadeau de souverain à souverain 33. J'avais douté de M. Brindeau ; il s’est bien vengé, car il a eu tant de succès sous l’habit de Rosamberg, que maintenant c’est lui qui aura le droit à l’avenir de douter de moi. A ma prière, M. Guyon s’était chargé de rendre la calme et puritaine figure de Daniel. Je ne lui demandais que d’être ce qu’il est toujours : noble, simple, majestueux ; il a été grand et beau. Je ne regretterai plus de n’avoir pas vu Talma, depuis que j’ai entendu M. Ligier dans le rôle du duc de Kermare. On a dit que le rôle du marquis de Kermare était la dernière création de M. Firmin, ce prodigieux comédien. Cela ne sera pas, je l’espère. Si, par malheur pour l’art et le Théâtre-Français, une telle menace s’accomplissait, la représentation de ma pièce se lierait au souvenir le plus triste de ma vie. Il n’y a pas de succès qui console d’une si grande perte. Je remercie MM. Mirecour, Marius, Joannis, Micheau, Robert, Leroux, Laba, Riché, de la complaisance qu’ils ont mise à jouer des rôles si au-dessous de leur talent, de leur verve et de leur distinction. Pourquoi n’est-il pas possible de n’écrire une pièce qu’après l’avoir fait jouer par les grands artistes que j’ai nommés ? On n’écrirait que des chefs-d’œuvre. Peut-être aussi n’écrirait-on rien. »

Voilà où on est venu ! Abus de la parole, de la louange ! Il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ! Bas-Empire !

Marie-Joseph Chénier avait dit il y a déjà longtemps :

….. Un drame de nos jours
Peut bien tomber, mais rebondit toujours.