XXXVI
voyage du duc de bordeaux en angleterre. — craintes de l’université en face du clergé. — montalembert. — cousin sur vanini. — catholicisme et éclectisme.
Le voyage du duc de Bordeaux en Angleterre est plus que jamais l’objet des conversations d’un certain monde, mais d’un monde bien resserré. Il a eu là-bas bien des petits ennuis ; il a été prié de ne point revenir à Londres tant que le duc de Nemours y serait. La reine Victoria a pris ce voyage du duc de Bordeaux en pique, et l’a considéré comme un trouble-fête qui venait gêner la partie arrangée du duc et de la duchesse de Nemours.
Malgré tous ces petits affronts, nos légitimistes d’ici sont enchantés, heureuses gens ! caractères bien faits ! Les réceptions de quelques seigneurs les dédommagent de tout. — Voyez dans la Quotidienne les récits de l’entrevue de Chateaubriand. C'est là le seul épisode touchant. On dit que le roi Louis-Philippe a la bonté de se chiffonner de tout ce bruit des réceptions d’outre-Manche. C'est le pli de rose sous l’oreiller du trop heureux. — Il ne s’est pas délivré à Paris plus de quatre-vingts passeports pour les fidèles qui allaient visiter leur Stuart. Voilà à quoi se réduit ce grand mouvement vers l’infortune.
— Si le clergé se défend mal, il lui survient pourtant des défenseurs. Pour peu que les évêques et leurs journaux consentissent à se taire, ils ne manqueraient pas d’avocats pour plaider leur cause et même leur droit. L'article d’Émile de Girardin dans la Presse a été fort approuvé de bien des hommes d’État élevés, et il est probable que le clergé aurait, dans une certaine mesure, ses défenseurs, au moins à la Chambre des pairs. Si le ministre de l’instruction publique consultait ses désirs et ses craintes, il n’accorderait rien, pas même la faculté de laisser faire des bacheliers venus d’autre part que des colléges de l’Université. On craint en effet dans cette minorité si puissante que, pour peu qu’on accorde au clergé cette seule petite faculté de former jusqu’au bout dans ses écoles des élèves aptes à subir l’examen du baccalauréat, il ne fasse à l’instant une trop vive et trop redoutable concurrence aux colléges de l’Université. Le clergé peut donner l’instruction à très-bas prix ; il a dans ses écoles et petits séminaires des professeurs qu’il paye peu, si encore il les paye ; il reçoit volontiers gratis les enfants pauvres pour les tirer à lui. Toutes choses que n’est pas capable de faire la très-libérale Université. Celle-ci donc, toute puissante qu’elle est, craint qu’à l’aide d’une seule petite concession, le clergé ne se fortifie assez pendant peu d’années pour s’enhardir à de nouvelles demandes. Mais, si ce sont là les anxiétés réelles de plus d’un personnage universitaire éminent qui craint, comme on dit vulgairement, pour le pot-au-feu, il est impossible qu’à la tribune la question ne s’élève pas au-dessus de toutes ces considérations mesquines.
On annonce un écrit de M. de Montalembert sur cette question (l’'Univers en a donné ces jours-ci, je crois, quelque chose). M. de Montalembert, arrivé trop jeune à la publicité, est un homme de conscience et de talent, mais il n’a pas évité jusqu’ici l’exagération et la violence. On peut dire de lui qu’il est né disciple. Il l’a été de Lamennais d’abord en politique, de Victor Hugo en architecture et en art moyen âge : il développe avec un zèle tranchant et avec une logique assez éclatante les idées et les thèses des autres ; mais il a peu d’idées à lui, aucune pensée intermédiaire. Il serait disciple encore, même quand il n’aurait plus de maître ostensible. Il est de la suite de Joseph de Maistre, de la famille des esprits élevés, mais arrogants ! Il a publié une Histoire légendaire de sainte Élisabeth de Hongrie, où il y a de belles pages, mais aucune critique, même relativement parlant. Comme orateur à la Chambre des pairs, il a de l’élégance, du bien dire et une sorte de grâce altière. Il parle haut les yeux baissés, et il lance le dédain avec politesse.
— Décidément on n’a pas une activité si multiple, si infatigable, si élevée dans son objet, sans être de la volée des grands esprits. M. Cousin, comme esprit, en effet, est des plus grands. On se demande même involontairement, quand on le lit, quand on l’a entendu à ses cours d’autrefois, ce qui lui manque pour être plus, pour atteindre à ce qu’on nomme proprement génie. Nous avons entendu des gens qui soutenaient que ce qui lui manquait pour cela, ce n’était pas la particule ignée, car il l’avait, mais que c’était plutôt la base terreuse, le je ne sais quoi qui sert de lest et qui retient. Dans ce beau travail (sur Vanini), il établit de plus en plus nettement la position qu’il prétend faire à sa philosophie éclectique. Il y a eu tour à tour, dans le monde, des philosophies d’essai, de destruction, et des philosophies régulières et de fondation : il y a eu à un certain moment, comme philosophie régulière et régnante, le platonisme des Pères ; puis, au moyen âge, l’aristotélisme catholique des théologiens. Ce dernier est tombé définitivement au xvie siècle, et il s’en est suivi une anarchie devant laquelle se sont essayées toutes les philosophies critiques et subversives. Descartes est revenu établir une philosophie régulière et organique qui a marché assez bien de concert avec la religion de son temps. C'est cette philosophie que M. Cousin reprend, continue, restaure, en voulant l’accommoder dans une certaine stabilité à la religion encore dominante aujourd’hui. Mais entre le premier cartésianisme et le second, entre Descartes et les éclectiques, il y a eu le xviiie siècle, c’est-à-dire une époque de philosophie agressive de nouveau et subversive. Est-il possible que le cartésianisme d’après ait la même efficacité et la même innocence que le cartésianisme d’avant ? L'éclectisme d’aujourd’hui n’est-il pas, sans le vouloir, une sorte de scepticisme déguisé, le seul enseignable ? Tout son appareil de méthode suffit-il à masquer l’incertitude du fond ? Je crois qu’il serait injuste d’imputer le scepticisme réel aux principaux éclectiques de l’école : ils ont sur deux ou trois points des convictions, des principes ; ils ont foi intellectuellement à la liberté humaine et au spiritualisme de l’âme ; mais, à part ces quelques points, le reste est court et le symbole intérieur pourrait sembler bien flottant. Or, en prétendant qu’une telle philosophie, construite d’ailleurs avec une admirable méthode et un air de rigueur qui séduit, doit marcher tout uniment de concert avec la religion comme le premier cartésianisme, on soutient une chose que la religion a bien de la peine à se persuader. Les protestations réitérées ne sauraient la convaincre : elle se méfie. A-t-elle tort ?… Pour nous, il nous semble que ce second cartésianisme restauré et artificiel, qui voudrait donner le bras aux stoïques comme du temps de Bossuet, ne serait en réalité qu’un compagnon habile qui, tout en respectant l’autre, finirait (j’en demande bien pardon) par. le dévaliser. Des deux vaisseaux qui marcheraient de conserve, il en est un (l’éclectisme) qui, insensiblement et sans même y trop viser, déroberait à l’autre une bonne partie de son équipage : cela tiendrait simplement à la communication trop libre des deux pavillons. Au bout de quelque temps de ce voyage entre bons amis, le catholicisme se trouverait fort dépourvu et amoindri : il le sent, aussi n’accepte-t-il pas les avances, et il tire à boulets contre l’ennemi qui a beau se pavoiser de ses plus pacifiques couleurs. La force des choses l’emporte. Après le xviiie siècle accompli, il n’y a plus de philosophie possible si mitigée et si méthodique qu’elle soit, qui au fond et en résultat ne se trouve hostile au catholicisme.