XIX
cousin. — lettres du pere andré. — alfred de musset. — vers pour l’anniversaire de la mort du duc d’orléans. — inconvenance. — louis-philippe et la duchesse de berry. — madame louise colet. — eugène sue. — les mysteres de paris. — départ de balzac pour saint-pétersbourg. — alexandre dumas. — les demoiselles de saint-cyr. — etc.
La quinzaine n’a pas été trop mal remplie. Il n’y a toujours que peu ou pas de publications : on a donné, dans la Collection des Documents du Gouvernement, les Lettres de Henri IV (un ou deux volumes pour commencer) ; on en a cité une charmante à Marie de Médicis sur Plutarque : Qui l’aime, m’aime, charmante épigraphe à mettre à un petit nombre de ces livres selon le cœur.
Cousin, infatigable et de plus en plus meneur dans tous les sens, a donné les lettres du Père André qu’il avait déjà publiées dans le Journal des Savants : ce Père André est un jésuite qui fut persécuté par ses supérieurs parce qu’il se montrait un peu cartésien dans son enseignement. Il était connu jusqu’ici par un traité Sur le Beau, agréable, élégant, mais qui n’a rien de supérieur. Cousin, qui organise son école et qui va pêchant partout des cartésiens, s’est mis à faire valoir le Père André. Il y a réussi. C'est assez intéressant, mais trop long de documents, et, je le crois, un peu exagéré de conclusions, comme il arrive aisément à Cousin, qui est d’ailleurs un metteur en scène si habile, si dramatique et parfois si magnifique.
Par suite de la même activité, qui se porte actuellement sur de l’inédit, Cousin a publié ses Fragments littéraires, anciens discours académiques, ou éloges mortuaires, auxquels il a ajouté pour assaisonnement les lettres inédites de madame de Longueville (chassant ainsi sur mes terres et me tuant sans façon mon gibier) ; il a ajouté un petit commentaire à ces lettres, dont il s’est, je crois, exagéré un peu l’importance littéraire ; comme étude d’âme et de confessionnal, c’est curieux, (et j’en avais tiré parti dans mon étude). « Au fond, il n’y a de véridique, dit-il, si quelque chose l’est entièrement, que les correspondances intimes et confidentielles, les mémoires eux-mêmes sont toujours destinés au public, et ce regard au public, même le plus lointain, gâte tout ; on s’y défend ou on attaque, on se compose un personnage, on pense à soi, on ment. » — Ceci est dit à merveille comme Cousin sait dire, dans sa langue excellente et digne du xviie siècle ; mais que serait-ce si on appliquait cette vérité à son éclectisme officiel, qu’il défendait et qu’il préconisait hier tout en attaquant Pascal ? Il dit encore en parlant de madame de Longueville : « Il ne faut pas s’attendre ici à une piété de théâtre, grandement et délicatement représentée. Ce qui fait à nos yeux l’intérêt de ces lettres, c’est leur entière vérité, c’est-à-dire la faiblesse, la misère de la nature humaine et de toutes choses, prises en quelque sorte sur le fait dans une de ces âmes qu’on appelle grandes, comme parle Bossuet. » — A merveille ; mais pourquoi avoir tant triomphé de ces mêmes misères dans Pascal, au nom d’un cartésianisme impuissant et tout satisfait de lui-même ?
— Vous aurez pu voir dans la Presse (du mardi 18, je crois) des vers d’Alfred de Musset, sur la Mort du due d’Orléans, à propos de l’anniversaire. Ils ne sont guère bons ; de tels sujets sont difficiles. Il y travaillait depuis un an ; on sent qu’il a tiré par les cheveux. C'était une dette envers le prince dont il avait été le camarade de collége. Mais il y a affectation de camaraderie dans certain passage. C'est de mauvais goût de rappeler qu’un jour, au bal de la cour, invité par la duchesse de Berry à s’asseoir près d’elle sur une espèce de trône, il refusa humblement :
On dit qu’un jour de bal, du temps de Charles dix,Sur les degrés du trône il s’arrêta jadis.
Quelle inconvenance de rappeler telle chose après que le père a renversé le trône pour y mettre son tabouret et que lui-même, le fils, était décidé à s’y asseoir sans la duchesse ! Voilà où le défaut de mœurs et de procédés se retrouve chez le poëte !
— La vraie originalité de Musset est d’avoir ramené l’esprit dans la poésie, en y mêlant la passion ; son tort grave est d’avoir relâché et presque dissous la forme. Jamais, depuis qu’on fait des vers français, on n’a aussi peu rimé ; il faudrait remonter aux chroniqueurs en vers du xiiie siècle. Il croit servir le sens, il se trompe. Le sens lui-même souffre de ce sans-gêne. Maintes fois chez Musset j’aperçois bien ce qu’il veut dire, mais il ne le dit pas. — Quant à sa prose, elle est décidément charmante.
— On a eu à l’Académie française la grande séance annuelle poétique et pathétique (20 juillet), prix de poésie, prix de vertu, etc. On a entendu les vers de madame Colet, couronnés, sur Molière. Chasles en a dit quelque chose d’assez piquant dans les Débats (du samedi 22). La poésie de madame Colet, c’est en effet un je ne sais quoi qui est parfois le simulacre du bien, qui a un faux air de beau. Sa poésie a un assez beau busc, ou buste, si vous voulez. C'est comme la dame elle-même. — La trouvez-vous belle ? me disait-on un jour. — Oui, ai-je répondu, elle a l’air d’être belle. — Voilà ce qu’il faut à l’Académie française prise en masse. Oh ! chantons pour les bois et pour l’écho, comme La Fontaine.
— Mais le grand succès persistant et croissant, c’est celui des Mystères de Paris. Il faut y voir un des phénomènes littéraires et moraux les plus curieux de notre temps. Les huit ou neuf volumes publiés ont été payés à l’auteur trente mille francs, je crois. On va en faire une édition illustrée. Il en a déjà été fait des gravures isolées qui se voient dans les passages et sur les boulevards ; il y a des romances de la Goualeuse et on les chante au piano. Dans les cafés, on s’arrache les Débats le matin ; on loue chaque numéro qui a le feuilleton de Sue jusqu’à dix sous pour le temps de le lire. Quand l’auteur retarde d’un jour, les belles dames et les femmes de chambre sont en émoi, et M. Sue écrit (comme il a fait mercredi 19) dans les Débats un petit mot sur sa santé pour rassurer le salon et l’antichambre. Que M. de Chateaubriand ait la goutte ou qu’un honnête homme de vraie littérature tremble la fièvre, nul ne s’en inquiète, mais M. Sue ! Son silence par cause de rhume est devenu une calamité publique. On se demande où tout cela va. Habile et assez spirituellement hypocrite qu’il est, il a très-bien compris qu’après les chapitres d’appât et d’ordure, il fallait se faire pardonner ce qui avait alléché ; aussi s’est-il jeté aussitôt sur la philanthropie si à la mode aujourd’hui. Il y aurait de belles et profondes considérations à faire sur ce sujet : En quoi la philanthropie née de la corruption diffère de la charité. Grâce à ce prétexte, chacun suit en conscience et sans remords M. Sue partout où il vous conduit : c’est pour le bon motif ; la fin justifie le lieu. — Il aura droit bientôt de mettre à une prochaine édition de Ses Mystères cette épigraphe édifiante :
J'ai fait un peu de bien, c’est mon plus bel ouvrage !
Si j’étais de l’Académie, je le proposerais l’année prochaine pour le prix de vertu ou de l’ouvrage le plus utile aux mœurs. Vous rappelez-vous comme dans Atar-Gull il s’est moqué de ce prix de vertu ? Donc qu’il l’obtienne !
Les provinces mordent surtout à belles dents et avec un sureroît de candeur. Les procureurs du roi de chefs-lieux d’arrondissement et même les présidents de cour sont émus et correspondent avec l’auteur pour lui soumettre leurs idées et discuter les siennes ; il répond dans les Débats très-officiellement et sans rire à ces missives qui lui donnent un caractère respectable et qui servent à couvrir son jeu. Il reçoit bien aussi d’autres petites lettres un peu plus lestes sur les mérites et les vertus précises de la Goualeuse et de Rigolette, auxquelles il répond confidentiellement sur un ton plus gai. Il doit bien rire vraiment et a droit de mépriser un peu fort l’espèce. Sue est d’ailleurs un assez bon garçon (good fellow,) qui ne prend pas trop au grave sa bonne fortune de grand homme ; il ne se donne pas pour un écrivain, mais pour un homme à idées et à combinaisons romanesques, ce qui est vrai. Il a de l’invention à cet égard, il sait construire. Il a beaucoup vécu ; dans sa première jeunesse, il a été aide-chirurgien de marine. Son père, professeur assez distingué de l’École de médecine de Paris, l’avait envoyé là pour se former et jeter sa gourme. Il en a rapporté son idée de roman maritime, par où il a débuté. Depuis lors, il s’est exercé dans bien des genres ; il vient de trouver le sien. Ce qu’il y a de mieux dans son avénement, c’est que cela déblaye le terrain et simplifie. Balzac et Frédéric Soulié sont mis de côté. Balzac ruiné, et plus que ruiné, est parti pour Saint-Pétersbourg en faisant dire dans les journaux qu’il n’allait là que pour sa santé et qu’il était décidé à ne rien écrire sur la Russie. On a tant abusé de l’hospitalité avec ce pays-là qu’il croit sans doute que cette promesse est une manière de se faire bienvenir et de s’assurer de la part du maître toutes sortes de petits avantages. Mais les promesses de romancier comptent-elles aujourd’hui ? — Frédéric Soulié écrit toujours, mais de plus en plus obscurément : les chiffres en disent plus que le reste ; on ne le vend plus qu’à 500 exemplaires. — Sue a été très-riche ; on l’a dit un peu ruiné, mais il n’a jamais eu l’air de l’être. Il a volontiers un équipage. Les soirs dans le monde, il est très-paré mais lourdement, et y montre peu d’esprit et de vivacité de conversation ; il y parle bas et avec une sorte d’affectation de bon ton. Il se rattrape au sortir de là et se dédommage en plus libre compagnie. Il a une très-jolie maison dans le faubourg élégant (rue de la Pépinière), une espèce de petit kiosque chinois, avec rochers, verres de couleur, etc., et surtout un jardin charmant, tout à fait chinois aussi. Cette maison jouit d’une certaine célébrité, et les jeunes femmes à la mode faisaient quelquefois (il y a une couple d’étés) la partie de plaisir d’aller voir le matin la maison de M. Sue. Tous ces détails sont faits peut-être pour intéresser, se rapportant au romancier le plus en vogue du jour et qui, je le répète, a d’ailleurs le bon esprit de prendre assez humainement son triomphe.
— On a donné l’autre jour au Théâtre-Français une comédie d’Alexandre Dumas en cinq actes, les Demoiselles de Saint-Cyr. C'est, comme tout ce que fait l’auteur, assez vif, entraînant, amusant à moitié, mais gâté par l’incomplet, par le négligé, par le commun. Soyez donc élevé par madame de Maintenon et à l’ombre des charmilles de la plus noble cour, pour venir parler en égrillardes de la rue du Helder. Ces demoiselles de Saint-Cyr, contemporaines de madame de Caylus, sont de vraies lorettes comme on dit ; il semble que Dumas ait détaché un chapitre du livre qu’il publie sous ce titre. Pourtant cela n’est vrai que pour le ton ; le fond n’a rien d’autrement immoral. Mais comment s’accoutumer à entendre une élève de ce beau siècle et de ce beau lieu dire de ces mots comme impressionner, animation, etc. ? Avec Dumas, on s’écrie toujours : C'est dommage. Je commence à croire qu’on a tort ; il est de ces natures qui n’auraient jamais poussé très-loin en élévation et en art sérieux ; en se dissipant comme follement sur la plus large surface, il a l’air de perdre des facultés qu’il ne fait après tout qu’employer et produire dans tous les sens, et il y gagne encore de faire croire à un mieux possible qu’il ne lui eût été donné dans aucun cas de réaliser20.