XVI
polyniaiserie. — discours de lamartine a macon. — un portrait de libri. — projet d’une statue de lamartine a arles. — inexpérience scénique de ponsard. — le role des trois femmes dans lucrèce. — mort de l’athénée.
Pendant que l’on discutait aux Chambres la Polynésie ou, comme disent les malins, la Polyniaiserie (le Semeur et M. Agénor de Gasparin, ne vous en déplaise, sont bien dans cette niaiserie pour quelque chose), M. de Lamartine prononçait à Mâcon un de ces discours que Granier de Cassagnac appelle crûment des gueuletons politiques. Nous (la Revue suisse) n’avons pas à le juger politiquement ; mais, à entendre dans cette bouche éloquente ce torrent de magnifiques paroles en sens tout contraire au courant d’hier, nous nous sommes rappelé involontairement ces vers d’Homère (Hiade, XX, c’est Énée qui parle) :
« La langue des hommes est flexible, et elle a toutes sortes de discours — de toutes les couleurs, — et le pâturage des paroles s’étend çà et là. »
Le noble Pégase a déjà parcouru en bien des sens le pâturage immense, tant sur la rive droite que sur la rive gauche, depuis le jour où d’un coup de son ongle sonore il faisait jaillir au début l’ode sur le duc de Bordeaux :
Il est né l’Enfant du miracle.
Oh ! gosier, gosier ! qu’il est triste que tu aies ainsi besoin de chanter toujours et de chanter encore18 !
— Libri continue sa polémique dans la Revue d’aujourd’hui. Sa seconde lettre sur le clergé français est intitulée : Y a-t-il encore des jésuites ? Quoi que j’aie pu dire de l’opportunité de la première dans une de mes précédentes chroniques, il y a un portrait à faire de Libri, tête encyclopédique, adversaire net et logique, bonne lame et inflexible, donnant, comme Rossi, l’exemple d’une saine justesse dans une langue qui n’est pas la sienne.
— Rien de nouveau dans cette dernière huitaine que le discours de Lamartine à Mâcon. Paris se dépeuple, on part pour la campagne ; les Chambres seules retiennent encore les membres de la Législature, lesquels eux-mêmes commencent à trépigner.
— Le Conseil municipal d’Arles a voté une statue à M. de Lamartine qui a favorisé la ligne du chemin de fer par cette ville plutôt que par Aix. Il est probable que le gouvernement ne donnera pas l’autorisation. Ce serait autoriser un précédent fâcheux. Il n’y aurait plus que statues pour les vivants. Mâcon avait déjà voté la statue que l’illustre poëte avait déclinée.
— L'État, journal quotidien, par Charles Didier, paraît : c’est pauvre et creux et sans avenir…
— Une chose piquante ! dans Lucrèce, madame Halley, l’actrice, qui court la province, va jouer les trois rôles de femmes à la fois (Tullie, Lucrèce et la sibylle), et elle le pourra ; en effet, ces trois femmes ne se rencontrent jamais une seule fois ensemble. Grande preuve d’inexpérience dans la combinaison !
— Je reviens sur les vieux sujets déjà épuisés : c’est que le dada de la présente quinzaine n’est pas encore trouvé. Il m’a tout l’air de vouloir faire faute : le relai manque. — Nous avons du moins de l’autre côté des détroits les admirables discours d’O'Connell. — Je vous recommande à ce sujet la fin d’un article de la Revue des Deux Mondes du 15, page 1021, sur la différence entre O'Connell et Lamartine : « A changer O'Connell de place, etc. … » C'est très-joli. L'article est de M. John Lemoinne, spirituel rédacteur qui l’est aussi des Débats. 19.
— Dans la disette où nous sommes, un petit fait qui se produit depuis quelque temps et qui rentre aussi dans nos symptômes.
L'Athénée royal, l’ancien Lycée, fondé à la fin du xviiie siècle dans les années qui précédèrent la Révolution et où La Harpe avait commencé à professer son cours si célèbre ; cet Athénée qui revit le même La Harpe en bonnet rouge pendant la Terreur, puis repentant et faisant amende honorable de ses excès philosophiques ; cet Athénée pourtant qui était resté le centre de la philosophie du xviiie siècle, où les Garat, les Tracy, les Chénier, les Ginguené, les Daunou allaient causer du moins, quand ils n’y professaient pas ; qui eut la primeur des leçons de chimie des Lavoisier, des Fourcroy, et plus tard les cours de physiologie des Gall et des Magendie ; cet Athénée qui, sous la Restauration, était resté un foyer d’opposition libérale et l’antagoniste de la Société des Bonnes Lettres ; où Benjamin Constant jusqu’à la fin faisait des lectures ; où Mignet (il y a vingt ans) débutait par une leçon sur la Saint-Barthélemy qu’on lui redemandait d’entendre une seconde fois à huitaine (tant on la trouvait à la hauteur du moment)… eh bien ! cet Athénée, vieillard aujourd’hui, se meurt ; mais au lieu de mourir de sa belle mort et en vieillard du xviiie siècle qu’il est, il a recours aux charlatans. Qu'a-t-il fait ? Il s’est jeté d’abord dans les bras d’Aguado le Mécènes, qui voulait en faire quelque chose, mais qui est mort emportant son secret et ses écus ; — puis il vient de se remettre entre les mains de M. de Castellane, le même qui a un si grand goût pour les théâtres de société, pour les académies de femmes, pour le bel esprit à tout prix. — Avec M. de Castellane sont arrivés des légitimistes comme M. Amédée de Pastoret (Ombres de Chénier et de Tracy, où êtes-vous ?), mais surtout des néo-catholiques, où n’y en a-t-il pas ? Et tous les lundis, quand il n’y a pas concert ou même entre deux musiques, devant de belles dames auteurs, on voit monter en chaire quelqu’un comme M. Bruckère (auteur du Maçon et connu autrefois dans la littérature sous le nom de Michel Raymond) ou M. Bonnellier, ancien sous-préfet destitué, auteur de plats romans, et qui a débuté récemment comme acteur à l’Odéon, sous le nom de Max, et ces messieurs font des motions ; et ils expliquent comme quoi ils sont catholiques, comme quoi Voltaire est le fils du jansénisme, et autres vérités de cette saveur. Le vieux résidu d’abonnés philosophes s’est pourtant révolté, et l’on a une fois fait taire l’orateur. C'est ainsi que tout passe et que tout change, et qu’après soixante ans d’une vie honorable et constante, ce pauvre Athénée, tombé en enfance, s’en va avant peu de mois mourir.