(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XIII » pp. 53-57
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XIII » pp. 53-57

XIII

l’université et les jésuites. — les anti-lucrèce

En France on a toujours été un peu singe ; chaque succès fait naitre en foule les poëtes du lendemain, comme des essaims de mouches autour des fins morceaux. La quantité de tragédies grecques, romaines et bibliques, qui sortent en ce moment des portefeuilles ou qui sont sur le chantier, est innombrable.

Qui me délivrera des Grecs et des Romains ? Nous y sommes plus que jamais après quarante ans d’insurrections, — et dans les Hébreux aussi. La réaction semble complète sur toute la ligne.

— Voir dans les Débats d’aujourd’hui (mercredi 24) l’allocution de Cousin à l’Académie des sciences morales, à propos du Spinoza de Saisset (ami de Jules Simon et la phrase sur la divine Providence (avec force inclinaisons de tète). C'est cette religion officielle de l’éclectisme et du charlatanisme qui est un peu impatientante. Là où d’autres disent les saintes Écritures, Cousin dit les très-saintes Écritures.

— On m’assure que dans la polémique engagée dans les Débats au nom de l’Université contre les jésuites, Saint-Marc Girardin est pour le moins autant que Sacy. Saint-Marc est plus leste de ton, plus badin, persifleur, bel esprit et belle plume ; pour prendre idée du style et de la manière de Saint-Marc, lisez dans les Débats de vendredi (26 mai) l’article en tête contre la Gazette : c’est du pur Saint-Marc : caillette maligne et de grand esprit ; il porte d’ailleurs dans cette question l’intérêt personnel et d’amour-propre d’un universitaire. — Je crois pourtant, malgré les présomptions, que le gros des articles, ceux du milieu de la querelle, sont de Sacy16.

Ces querelles au reste déplaisent au monde : mais M. Villemain y attache la plus grande importance, et en est très-préoccupé.

… La jeunesse qui va aux cours de Michelet et de Quinet et qui fait tapage est froide au fond, indifférente, sans principes, sans même le nerf qui est le propre de la jeunesse. Que cela est loin des chaudes luttes sous la Restauration !

En ce temps-ci, on n’a que des velléités, et puis rien. Ces querelles d’Université et de sacristie sont tellement du réchauffé qu’après quinze jours on est à bout, et que le monde qui devient dégoûté n’y a jamais mordu.

— Un homme d’esprit classique, mais qui l’est véritablement, et comme on l’était dans l’ancienne littérature, ayant lu la tragédie de Lucrèce, m’en faisait hier de grandes critiques ; il s’étonnait qu’on eût fait à cette pièce la réputation d’être classique comme on l’entendait de son temps ; il m’en citait des vers étranges selon lui, et d’autres qui sentent leur latinisme comme si l’auteur fût resté à moitié chemin en traduisant. Il trouvait que le tout était fortement mêlé de vers à la moderne, à la Victor Hugo ; il me citait, par exemple, cette apostrophe de Brutus qui se dit à lui-même de dissimuler encore :

Noble sang des aïeux, qui me gonfles le cou,
Redescends, indigné, dans les veines du fou !

Vers assez burlesques en effet.

A toutes ces critiques je répondais peu ; il y avait du vrai dans ces objections ; ce que j’aurais pu surtout répondre à l’avantage de ce classique moderne, de ce néoclassique opposé à l’ancien classique tout francisé et plus effacé, je ne l’osais trop par condescendance, et parce qu’il aurait fallu dire qu’il y avait là derrière un nouveau Malherbe nommé André Chénier. Mais au fond je trouvais que mon homme d’esprit académicien faisait preuve de goût et de franchise en me parlant ainsi ; et que nos autres académiciens non romantiques qui se sont pris subitement à vouloir revendiquer cette œuvre comme de leur école sont dupes et vraiment niais. Imaginez Jouy ou Jay qui croient bonnement que c’est là leur langue qu’on vient de retrouver tout exprès pour leur faire plaisir.

L'ensemble de ces jugements anecdotiques recueillis serait peut-être la meilleure critique de toute œuvre qui a réussi : presque toute l’habileté du critique en titre consiste à savoir bien aller au scrutin secret, à savoir bien dépouiller ce scrutin.

Je viens d’acheter sous les galeries de l’Odéon une petite brochure intitulée Anti-Lucrèce 17, avec cette épigraphe, Servum pecus, et débutant ainsi : « Un avocat nous a été amené de Vienne en Dauphiné pour être un grand homme. »

On l’avait fait venir d’Amiens pour être suisse.

C'est moi qui ajoute ce vers irrévérent. — Le critique anonyme adresse à M. Ponsard neuf questions dont quelques-unes sont assez judicieuses, quoique l’ensemble de la brochure soit sans talent et sans finesse : mais il y a de ces crudités assez justes.

La première question, par exemple, est celle-ci : « Comment se fait-il que M. Ponsard ait accepté pour patrons les partisans avérés de la réaction racinienne ? Comment se fait-il qu’il ait manqué au plus simple des courages, celui de son œuvre, et qu’il n’ait pas dit, dès le premier jour, à ses officieux thuriféraires : Retirez-vous, je ne vous connais pas ! »

On annonce une nouvelle brochure sous le même titre : les Anti-Lucrèce vont pleuvoir ; après le flux, le reflux. Nous sommes le peuple chez qui tout se passe le plus par va-et-vient.

C'est toujours l’histoire de ce paysan ennuyé d’entendre louer Aristide.