(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XII » pp. 47-52
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XII » pp. 47-52

XII

querelle de cuistres et de bedeaux. — histoire naturelle de la santé et de la maladie, par f.-v. raspail. — quolibets sur lucrèce. les néo-catholiques et les anciens, etc.

Le Journal des Débats d’aujourd’hui 21 continuera de vous édifier sur les attaques et les ripostes : toute cette polémique pourtant m’est bien déplaisante, et je ne saurais l’approuver : Querelle de cuistres et de bedeaux, disait un grand personnage.

Cette polémique en général est faite, dans les Débats, par M. de Sacy, fils de l’illustre orientaliste, et l’un des plus honnêtes, des plus consciencieux écrivains de la presse périodique, comme aussi l’une des plumes les plus saines et les plus françaises au vieux sens de Nicole et de Bourdaloue. Le premier article d’escarmouche pourtant d’il y a cinq semaines environ était bien de Saint-Marc Girardin.

— Il vient de paraître un livre très-savant et capital de Raspail, intitulé : Histoire naturelle de la santé et de la maladie chez les végétaux et chez les animaux en général et en particulier chez l’homme, avec l’indication de nouveaux moyens de traitement (2 gros volumes grand in-8°). Je le lis, c’est du plus haut intérêt, philosophique, systématique et à la fois nourri d’observations physiques et microscopiques. C'est une de ces théories fondamentales comme depuis longtemps l’École n’en fait plus, une tentative hardie de réforme de toute la science de la vie et par suite de l’art de guérir, une façon de Contrat social de la physiologie et de la thérapeutique : c’est encore quelque chose à l’allemande plutôt qu’à la française. Il attribue un grand, un extrêmement grand rôle dans la formation des maladies aux petits animaux parasites. Quoi qu’il en soit, aucun membre de nos Facultés ne serait capable d’une telle œuvre ; ce ne sont que d’habiles empiriques ou des éclectiques instruits. L'œuvre de Raspail comptera dans la science et portera coup à l’étranger. Conseillez-en la lecture et la vérification à vos savants et à vos naturalistes14.

— Les quolibets de la haute littérature sur Lucrèce courent le monde et ne tarissent pas : « C'est du style vieilli, dit de Vigny, il mérite un accessit. » — « Il paraît décidément, dit Hugo, que c’est du mauvais Saint-Félix. » M. de Saint-Félix est un poëte peu connu qui a essayé de l’André Chénier romain. « C'est étonnant, dit Théophile Gautier, je ne me suis pas trop ennuyé à Lucrèce, et j’avais dormi à la Bérénice de la Rachel et à la Judith de ma bourgeoise. » Alexandre Dumas dit : « Je connais un notaire enthousiaste de Lucrèce qui s’écriait en sortant : « Quelle pièce ! pas un des clercs de mon étude n’en ferait autant. »

On prète à Hugo d’avoir dit : « Mais Lucrèce, c’est une version de Tite-Live ! » — Au moins, c’est une version en excellent français et sans contre-sens.

Hugo dit encore en parlant de Lucrèce sans la nommer : « La chose que l’on joue à l’Odéon. »

— Thiers, qui est classique et ultra-classique en poésie comme presque tous les historiens de l’École moderne, lesquels ne veulent pas deux choses nouvelles à la fois, a dit à M. Ponsard en le félicitant de Lucréce : « Vous avez beaucoup lu Corneille : eh bien, croyez-moi, fermez Corneille maintenant et ouvrez Racine. »

Madame Sand admire un peu malgré Leroux, qui ne trouve pas sans doute Lucrèce assez avancée : mais elle admire.

Elle du moins est franche du collier et sans les petitesses des lettrés. — Lamartine aussi est très-bien pour M. Ponsard, et celui-ci doit aller passer quelque temps à Saint-Point.

Madame de Girardin, ayant rencontré l’autre soir M. Ponsard chez la duchesse de Grammont, n’a pas su contenir son impression d’humeur, et, comme on lui offrait de le lui présenter, elle a refusé.

Il me semble que l’on pourrait, sous le titre de On dit sur Lucrèce, mettre à la file une assez jolie série de petits mots de nos illustres, une brochette de Judicia recentiorum.

On pourrait dire aussi que Soumet récite à l’un de ses amis quelques vers de sa Clytemnestre, de sa voix la plus flûtée, et ajoute : « En voilà, mon cher, et du meilleur, on vous en fera ainsi tant que vous en voudrez. »

Le succès de Lucrèce, si légitime qu’il soit, me suggère ces deux pensées, ces deux petits axiomes critiques :

1° En France, pour réussir en matière littéraire, il ne faut rien de trop, mais toujours et avant tout une certaine mesure. Du moment que vous touchez la veine, n’enfoncez pas trop, vous arriverez mieux. Les rivaux et les envieux diront ensuite : Quoi, ce n’est que cela !

2° Le gros du monde, même des gens d’esprit, est dupe des genres : il admire à outrance, dans un genre noble et d’avance autorisé, des qualités d’art et de talent souvent moindres que celles qu’il laissera passer inaperçues dans des genres moyens non titrés.

Une remarque très-juste que j’entendais faire, c’est que, au temps d’Hernani, Hugo avait contre lui presque tous les journaux, mais pour lui le mouvement du public ; aujourd’hui, le lendemain des Burgraves, il a pour lui… tous les journaux et contre lui tout le public15.

— Le livre de M. de Custine intitulé La Russie en 1839 (4 vol. in-8°) est intéressant malgré des longueurs et des prétentions. Mais il y a de l’esprit, de l’observation, des indiscrétions, de l’agrément enfin et du profit. L'auteur caractérise d’un mot la différence entre Pétersbourg et Paris : « A Paris on s’amuse de tout en blàmant tout ; à Pétersbourg on s’ennuie de tout en louant tout. »

— M. de La Gournerie, ancien rédacteur de l’ancien Correspondant et probablement aussi du nouveau ; ami de Cazalès, de l’abbé Gerbet, de ce groupe, — je ne le connais pas, mais ce doit être un brave homme ; — une différence capitale entre les néo-catholiques de 1843 et les catholiques de 1828 (dont est La Gournerie), c’est que ceux-ci n’ont jamais dit d’injures aux gens, aux voisins plus ou moins religieux, mais non catholiques. J'ai entendu dire que son livre de Rome était intéressant, mais je ne l’ai pas eu sous les yeux.

— Il a paru un livre de Mélanges posthumes d’histoire et de philosophie orientales, par Abel Rémusat, imprimé à l’imprimerie royale, aux frais de l’État, et qui ne se vend pas. Ce sont de curieuses dissertations sur le bouddhisme, les sectes des Hindous, la philosophie de la Chine et le régime des lettrés en ce pays. C'est intéressant et spirituel comme tout ce qui vient de ce savant, lequel a été remplacé par M. Stanislas Julien en érudition philologique, mais pas du tout en esprit.