(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XI » pp. 39-46
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XI » pp. 39-46

XI

engouement. — adolphe dumas et alexandre dumas. — encore lucrèce. — michelet. — quinet. — les jésuites. — villemain. — du gallicanisme.

L'un des traits les plus singuliers et les plus réguliers de la société de Paris, c’est que tous les quinze jours environ on a un sujet, un lieu commun de conversation nouveau, grand ou petit, comète ou révolution, tremblement de terre ou vente de charité, ou question d’Orient, ou Colomba, ou Lucrèce : on cause partout de la même chose, l’invention est rare, même pour les sujets de conversation ; chaque personne qui entre remet sur le tapis l’éternel dada. On l’épuise, on l’extermine. Bref on finit par en être excédé et par crier grâce, surtout quand il n’arrive pas de nouveau sujet, de nouveau tremblement de terre, de nouveau chef-d’œuvre. Quand le même sujet dure un mois ou trois semaines, oh ! c’est trop. Les nerfs n’y tiennent plus. C'est un peu ce qui a lieu aujourd’hui pour Lucrèce et pour M. Ponsard qui est devenu le lion soudain et ardent de ce mois de mai. On se l’arrache, il dîne en ville, n’y arrive qu’à huit heures du soir, et il s’en tire… M. Ponsard est devenu le mot d’ordre, le mot de passe, la ressource des tête-à-tète et des cercles. Ainsi on est dans ce malheureux pays. La mode se fourre partout et gâte tout.

La pièce lue soutient son mérite ; ç'a été une preuve de goût de n’y pas mettre une seule ligne de Préface. Assez de Préfaces comme cela.

Au reste, il va, dit-on, retourner dans son pays de Vienne travailler. Sa deuxième pièce doit être Alexis Comnène, je crois, Les Croisés à Constantinople. Enfin ces deux civilisations, le rude moyen âge et le raffiné Bas-Empire.

Depuis que la Lucrèce a gagné le gros lot, les tragédies sortent de terre. Chacun a sa tragédie romaine, grecque, ainsi vont les flots.

La pièce d’Adolphe Dumas (Mademoiselle de La Vallière), jouée à la Porte Saint-Martin, rentre dans le genre échevelé et dans le drame à orgie. C'est un pêle-mêle, un carnaval de Venise de tout le siècle de Louis XIV. Molière touche à Bossuet dans la main en lui disant :

Ah ! monsieur Bossuet, vous êtes un brave homme !

Cet Adolphe Dumas n’est pas sans feu ni sans talent ; mais pas un grain de goût. Tout fumée. Il a débuté par une espèce de poëme dantesque : la Cité des hommes. Une forêt vierge inextricable où l’on aurait mis le feu et d’où sortiraient toutes sortes de bêtes et de tourbillons donne assez l’idée de cette lecture à cauchemar. A la première représentation du Camp des Croisés, il y a quelques années, voyant entrer dans la loge (où il était) Alexandre Dumas, il lui dit brusquement et familièrement : « Il y aura les deux Dumas, comme il y a eu les deux Corneille. » Le vrai Dumas trouva cela un peu leste pour commencer ; il sourit pourtant et causa comme si de rien n’était. Puis un moment après il sortit en disant adieu, et aussitôt se ravisant il remit la tête dans la loge, et frappant sur l’épaule de son homonyme : Adieu, Thomas ! dit-il avec gaieté, et il s’enfuit là-dessus.

— Voici encore quelques vétilles sur Lucrèce. Émile Deschamps dit : « Qu'est-ce que Lucrèce ? C'est la poésie des recueils sur le théâtre ; » voulant faire entendre que le succès de Lucrèce est d’avoir fait connaître à tous sur la scène, en fait de beautés de style, ce qui auparavant s’imprimait un peu à la sourdine et n’était lu que des gens du métier. Il y a du vrai, et les gens du monde qui admirent la poésie à tort et à travers, avertis cette fois, proclament beau ce qu’ils n’auraient jamais aperçu dans d’humbles volumes silencieux. Mais pourtant, il y a bien autre chose que la poésie des recueils dans Lucrèce, il y a de l’intérêt dramatique, de la suite, de l’unité, et, comme dit Ballanche, la sainte religion de la matrone romaine et l’inviolabilité du foyer domestique : n’est-ce donc là rien, n’est-ce pas nouveau ?

— Madame Dorval disait l’autre jour à l’auteur assez tranquille et qui a la voix plus douce que son succès : « Remuez-vous donc, vous avez l’air d’une poule qui aurait couvé un œuf d’aigle. »

— Mais assez de ces bribes, je passe à l’autre intérêt réel de la quinzaine, car chaque quinzaine ici a son changement de direction et son unité. Cette fois c’est l’intérêt religieux, les luttes théologiques des cours du Collége de France et de la Sorbonne. Attaqués dans le livre du chanoine de Lyon, le Monopole universitaire, Michelet et Quinet se sont empressés de relever le gant : au fait, ils ne haïssent pas la popularité, et cela ravitaille les cours que le bruit. Et puis, chez d’honnêtes gens, le sentiment de leur dignité blessée et de leurs intentions calomniées les a mis en avant. Il y a eu quelque essai de tapage de la part des néo-catholiques, mais en petit nombre et vite comprimés par l’immense majorité. (Voir le Siècle, les Débats qui font selon moi trop de polémique là-dessus, mais c’est là le cas ou jamais.) Quinet a trouvé moyen de passer brusquement des Littératures du midi, qu’il professe, à Ignace de Loyola. Michelet a amené les jésuites un peu plus naturellement peut-être. L'abbé Cœur doit, dit-on, répondre dans sa chaire de Sorbonne et louer Loyola.

L'Université laisse faire, arme au bras : M. Villemain, si éclairé, manque de tout courage et tremble devant le moindre journal. La reine en cour, qui est une sainte, appuie le clergé et déplore ces discussions.

Au fait, et à prendre les choses par l’ensemble, rien de plus inévitable. Ce que je vais dire est une vue, je crois, qui mériterait d’être développée : je l’ébauche.

Le fait essentiel de la religion en France depuis une douzaine d’années, c’est l’abolition évidente et complète du gallicanisme : cette grande religion vraiment française n’est plus. Qu'était-elle ? Autour des trois ou quatre points de droit qui constituaient la jurisprudence gallicane, il s’était formé, à l’abri des parlements et de l’ancienne Université, une sorte d’esprit religieux modéré, assez libre, tout à fait tempéré, dans lequel de beaux génies avaient pu vivre et qui convenait aux raisons droites et modestes. On était soumis, on était croyant, et l’on discutait pourtant, on critiquait et on rejetait dans une certaine mesure. On n’était ni fanatique, ni superstitieux, tout en restant bon catholique. Vous voyez bien que je retrace un peu un idéal dont on s’approchait pourtant à ces époques de Bossuet, de Bourdaloue, de Nicole, de l’abbé Fleury, de Massillon. Les jésuites sages, comme Bourdaloue, étaient eux-mêmes gagnés par cet esprit, par cet air général qu’on respirait. La Révolution a brisé ces conditions. L'abbé Frayssinous vient de mourir le dernier des gallicans et le plus affaibli ; mais il en était encore. Aujourd’hui, sans parlements, sans Université comme corps distinct et indépendant, n’ayant que le seul Conseil d’État pour les points d’administration gallicane, il n’y a plus rien de tel que le gallicanisme et il ne se reformera jamais. La raison ou la foi vont au delà, l’une à la philosophie du siècle, l’autre à l’ultramontanisme. Les doctrines de Bonald, de Lamennais, surtout de Joseph de Maistre, ont prévalu chez les croyants catholiques, chez les jeunes. Le jésuitisme et le catholicisme en France ne sont plus guère distincts et le seront de moins en moins.

Le gallicanisme, le plus noble fils du catholicisme, est mort avant son père, lequel dans sa caducité est resté opiniâtrément fidèle à ses principes. Les grandes institutions sont telles, et leur principe primordial persiste, use bien des biais et reparaît le même jusqu’à extinction.

Un catholique éclairé, qui sortait de France, était tout étonné du catholicisme superstitieux et un peu idolâtrique d’Anvers, de Fribourg, de Tolède ou de Rome : désormais il n’y aura plus lieu à cet étonnement.

Tout ce qu’il y a de jeune dans le catholicisme en France, tout ce qui est arrivé là par l’imagination, par les idées absolues, par les systèmes, par la tête plutôt que par le cœur, par la mode, les disciples des cathédrales et de l’art chrétien, les convertis du Saint-Simonisme enclins à la théocratie, les hommes venus là au sortir du jacobinisme révolutionnaire ou même sans en sortir (et il y a un noyau dont le type est Buchez), tout cela forme une milice ardente, violente, ou même légère, qui parade dans les églises aux Semaines Saintes, qui guerroie dans les journaux, et qui essaye le tapage aux cours. Il n’y a plus là ombre de la vieille et saine religion gallicane et de cette modération qui marquait ses mœurs comme ses idées.

Est-ce à dire que de telles factions aient chance de triompher et de prévaloir ? Oh ! non pas. Ce n’est qu’une petite portion plus brillante que solide, plus bruyante que capable de rien fonder. Ma pensée est que, s’il suit ce train, le catholicisme en France vise à la secte.

Rien ne fait plus de bruit qu’une secte, rien n’est moins au centre d’un pays et d’un temps.

Le jésuitisme gagne en France sans aucun doute. On me donne quelques renseignements que je crois assez exacts. Il y a à l’heure qu’il est plus de neuf cents jésuites ou affiliés en France, leur méthode est autre que sous la Restauration ; ils avaient alors trois ou quatre grands centres pour appeler les regards et planter leur pavillon (Saint-Acheul, etc., etc.). Les temps sont changés ; ils vont en détail et font entrer l’ennemi dans la place par petites bandes. Exemple : un jésuite prédicateur est envoyé de Paris dans un diocèse ; il prêche, il a du succès, on vient à lui pour la confession. Il s’offre au curé de la paroisse pour le soulager, il fait bénévolement fonction de vicaire. Puis, au bout de quelque temps, il lui arrive de Paris une couple d’acolytes. Il fait alors à l’évêque une demande d’habiter dans le diocèse, d’y dire la messe, d’y confesser : demande accordée. Et la maison se peuple insensiblement, mais d’un nombre qui n’excède pas vingt, afin de ne pas tomber sous la loi qui régit les associations. Ainsi en bien des lieux ils s’emparent de la prédication et de la confession. Telle est la tactique actuelle, digne de ces maîtres en savoir-faire.

Mais rien de gravement menaçant au fond pour une nation, pour une société qui les secouera d’un revers de main le jour où ils oseraient oublier qu’ils n’ont jamais été chez eux en terre de France.

Je les trouve bien plus gravement menaçants pour le catholicisme même qu’ils compromettent en l’identifiant avec eux. Conclusion : le jésuitisme peut encore gagner beaucoup en France, et le catholicisme pourtant continuer de perdre. Le gallicanisme en se dissolvant a laissé un grand héritage ; les jésuites peuvent en saisir un vaste lambeau, mais la masse n’en sera pas moins diminuée, disséminée.

Et puis la prochaine génération d’hommes d’État promet peu d’être favorable au clergé. Guizot patiente, gêné peut-être à cet endroit par sa position même de protestant et par les ménagements dus à la conscience de la reine. — Mais viennent Thiers, Rémusat, les autres… Si le clergé remuait alors, il ne trouverait plus cette espèce de sympathie politique que les hommes essentiellement conservateurs sont accoutumés à lui accorder.