IX
causes du succès de lucrèce.
… Depuis treize ans que l’École dite romantique est à l’œuvre au théâtre et n’en est plus aux Préfaces, elle a de moins en moins réussi : de là réaction. Mademoiselle Rachel a été un grand fait ; son avénement a été un de ces temps dont je vous parlais dans ma dernière chronique ; en effet, las de tous ces efforts prétentieux, pesants, ou de ces licences immorales, on s’est rejeté au classique pur, interprété par cette jeune et charmante actrice. Corneille, Racine, réaction pure.
Ce serait une grave et grossière erreur que de voir dans le succès de Lucrèce un second pas dans cette réaction. Si Lucrèce est classique, c’est d’un classique à faire trembler les perruques et les blondes têtes d’il y a vingt ans. Nos vieux académiciens qui n’ont plus de mémoire ne se doutent pas de cela, et en applaudissant le jeune auteur, ils se donnent une demi-paire de gants romantiques. Entre Corneille et Racine d’une part et Lucrèce de l’autre, il y a debout, de toute sa hauteur, André Chénier. C'est le malheur de ce nouveau petit Corneille. Lucrèce est l’avénement d’André Chénier au théâtre. Nos jeunes académiciens qui vont applaudir Lucrèce ne se doutent pas plus de cela que les vieux, tant il y a d’ignorance chez nos lettrés officiels sur notre poésie contemporaine : à part Lamartine et quelque chose de Hugo, ils n’ont rien lu. C'est à la lettre. Mais la jeunesse a lu, mais ceux qui ont fait le succès étaient au courant de ces travaux et disposés à accueillir ce style transporté à la scène, enfin, avec pureté et sans trop d’enflure.
Regnier, Corneille et André Chénier, voilà les pères en style de cette pièce (où il y a d’ailleurs bien des incorrections sans doute et des défauts).
Aussi que j’étais touché de ce public et du progrès accompli ! Comme aux endroits pénibles, lents, érudits, c’était écouté religieusement ! Dans un sujet si scabreux, pas une moquerie ni un quolibet, pas une équivoque ! Lucrèce venant raconter son outrage, applaudie avec larmes ! Collatin son mari lui disant : « Je te pardonne, ce n’est rien, tu n’es pas coupable » (voilà le sens), ce Collatin applaudi avec transport ! voilà, ce me semble, de sérieux progrès ! En ce sens, non, tous les efforts de vingt ans n’ont pas été perdus, les efforts critiques surtout.
Un beau rôle est celui de Tullie, femme de Brutus, qu’elle a quitté pour Tarquin Sextus, femme adultère et galante, insultée par son amant, son don Juan, son Ramon de Ramière, et morigénée alors en termes touchants et sévères par son mari. — Ce rôle a été senti, applaudi, avec une intelligence morale que l’auditoire semblait retrouver après tant d’excès et de fatuités dramatiques dont on l’a rassasié jusqu’au dégoût.
D'ailleurs ce n’est pas tout à fait une bonne pièce encore ni dans l’habitude suffisante du théâtre ; les personnages parlent longuement, en tirades, et sans couper le dialogue. On relève du lyrisme, on sera assez lent à s’en dégager. — Le cinquième acte traîne en discours, tandis que la pièce est réellement finie au coup de poignard.
Mais que les doigts me démangent, de penser qu’on ne peut pas en France dire au long, librement, quelque part toute sa pensée là-dessus ! revendiquer notre point de vue moderne et chéri ! notre innovation ! car on est sournoisement hostile, et Magnin fera un article juste-milieu.
Dans un article sur mademoiselle Bertin (Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1842), je disais à la fin que c’était par le drame que la réforme encore pouvait venir, que l’original serait qu’elle vînt de là. — Voici ce passage :
« Moi aussi, j’aimerais de grand cœur à croire à un XVIIe siècle futur plutôt qu’à un Du Bartas, mais il n’est pas en nous que cela finisse de telle ou telle manière. Le hasard du génie y pourvoira… Un bel âge littéraire complet, ou du moins une vraie gloire de poëte du premier ordre, serait un bonheur et un coup de fortune pour tous ceux de valeur qui l’auraient précédé. Qu'il vienne donc, qu’il soit né déjà, celui de qui dépendent nos prochaines destinées ! L'originalité, à mon sens, serait qu’il fût épique ou dramatique, c’est-à-dire qu’il portàt la main là où on a manqué !… »