VI
une mystification de méry. — l’art dramatique contemporain, etc.
Une bonne mystification et poisson d’avril, comme on dit. Hier, 16, un journal (le Globe) a donné une prétendue scène de Lucrèce, cette tragédie dont on parle tant. Tout le monde de se jeter sur ce morceau, et le soir tous d’en parler à qui mieux mieux. Admiration complète : jamais on n’a fait de vers plus originaux, plus fermes, surtout plus purs, ajoutaient certains académiciens. Bref, c’est un tour que Méry leur a joué : impatienté d’entendre louer la pièce, il a dit : Je vais leur en faire ; et en provençal improvisateur, il a broché ce pastiche que nos connaisseurs ont pris au sérieux et ont gobé sans une arête. Ils en doivent être un peu honteux ce matin.
Je viens de lire le fragment cité par le Globe : cela joue l’antique, mais à faux. Ce Méry n’a jamais fait que du plaqué. La vraie Lucrèce est réellement belle.
Il vient de paraître un volume de poésies : Itinéraire poétique, par M. Victor de La Boulaye. C'est de l’école romantique dont nous sommes, de 1828 à aujourd’hui ; l’auteur, qui a fait le tour du monde en amateur et qui est un homme de près de quarante ans, est artiste dans le vrai sens ; il a médité et mûri ses différentes pièces et descriptions, y mêlant un sentiment moral, et les appropriant par le tour ou le sujet à quelque artiste du jour : L'Etna est dédié à Victor Hugo ; Émile Deschamps a une pièce qui résume heureusement et savamment tout l’art poétique moderne. Il y a un peu trop d’esclavage de forme. M. de Vigny a une pièce à lui dédiée : Contre la pente du siècle. En tête de chaque morceau figure une épigraphe latine, bien attachée comme un beau clou d’or. Mais un est si à bout des beaux vers qu’il est plus que possible que ce recueil n’aura qu’un succès limité entre artistes et gens du métier. — Décidément l’École finit ; il faut en percer d’une autre : le public ne se réveillera qu’à quelque nouveauté bien imprévue. J'espère toujours que ce sera du théâtre que ce coup viendra, et qu’au milieu de notre anarchie il sortira de par là un 18 brumaire littéraire. Le théâtre, ce côté le plus invoqué de l’art moderne, est celui aussi qui chez nous a le moins produit et a fait mentir toutes les espérances. Car que d’admirables et infructueux préparatifs depuis vingt ans ! Traductions des théâtres étrangers, analyses et explications critiques ; essais et échantillons de drames écrits : Barricades, États de Blois, Clara Gazul, Soirées de Neuilly, drames de M. de Rémusat, préfaces modernes, de Cromwell…, et puis quoi ? Hernani, puis rien. Un lourd assommement. Dumas s’est gaspillé, de Vigny n’a jamais pu s’évertuer, Hugo s’est appesanti. — C'est par le théâtre qu’il reste tout à faire et à traduire enfin — devant un public blasé qu’on réveillerait — les grandes idées courantes et remuées depuis cinquante ans. Oh ! si nous avions seulement notre Ducis ! Exoriare aliquis !