Appendice à la précédente conférence
Un cheik afghan, remarquablement intelligent, de passage à Paris, ayant présenté dans le numéro du 18 mai 1883 du Journal des Débats des observations sur la conférence précédente, j’y répondis le lendemain, dans le même journal, ainsi qu’il suit.
On a lu hier avec l’intérêt qu’elles méritent les très judicieuses réflexions que ma dernière conférence à la Sorbonne a suggérées au cheik Gemmal-Eddin. Rien de plus instructif que d’étudier ainsi, dans ses manifestations originales et sincères, la conscience de l’Asiatique éclairé. C’est en écoutant les voix les plus diverses, venant des quatre coins de l’horizon en faveur du rationalisme, qu’on arrive à se convaincre que, si les religions divisent les hommes, la raison les rapproche, et qu’au fond, il n’y a qu’une seule raison. L’unité de l’esprit humain est le grand et consolant résultat qui sort du choc pacifique des idées, quand on met de côté les prétentions opposées des révélations dites surnaturelles. La ligue des bons esprits de la terre entière contre le fanatisme et la superstition est en apparence le fait d’une imperceptible minorité ; au fond, c’est la seule ligue durable, car elle repose sur la vérité, et elle finira par l’emporter, après que les fables rivales se seront épuisées en des séries séculaires d’impuissantes convulsions.
Il y a deux mois à peu près, je fis la connaissance du cheik Gemmal-Eddin, grâce à notre cher collaborateur M. Ganem. Peu de personnes ont produit sur moi une plus vive impression. C’est en grande partie la conversation que j’eus avec lui qui me décida à choisir pour sujet de ma conférence à la Sorbonne les rapports de l’esprit scientifique et de l’islamisme. Le cheik Gemmal-Eddin est un Afghan entièrement dégagé des préjugés de l’islam ; il appartient à ces races énergiques du haut Iran, voisin de l’Inde, où l’esprit aryen vit encore si énergique sous la couche superficielle de l’islamisme officiel. Il est la meilleure preuve de ce grand axiome que nous avons souvent proclamé, savoir que les religions valent ce que valent les races qui les professent. La liberté de sa pensée, son noble et loyal caractère me faisaient croire, pendant que je m’entretenais avec lui, que j’avais devant moi, à l’état de ressuscité, quelqu’une de mes anciennes connaissances, Avicenne, Averroès, ou tel autre de ces grands infidèles qui ont représenté pendant cinq siècles la tradition de l’esprit humain. Le contraste était surtout sensible pour moi quand je comparais cette frappante apparition au spectacle que présentent les pays musulmans en-deçà de la Perse, pays où la curiosité scientifique et philosophique est si rare. Le cheik Gemmal-Eddin est le plus beau cas de protestation ethnique contre la conquête religieuse, que l’on puisse citer. Il confirme ce que les orientalistes intelligents de l’Europe ont souvent dit : c’est que l’Afghanistan est de toute l’Asie, le Japon excepté, le pays qui présente le plus d’éléments constitutifs de ce que nous appelons une nation.
Je ne vois guère dans le savant écrit du cheik qu’un point sur lequel nous soyons réellement en désaccord. Le cheik n’admet pas les distinctions que la critique historique nous conduit à faire dans ces grands faits complexes qui s’appellent empires et conquêtes. L’empire romain, avec lequel la conquête arabe a tant de rapports, a fait de la langue latine l’organe de l’esprit humain dans tout l’Occident, jusqu’au XVIe siècle. Albert le Grand, Roger Bacon, Spinoza ont écrit en latin. Ce ne sont pas néanmoins pour nous des Latins. Dans une histoire de la littérature anglaise, on donne une place à Bède et Alcuin ; dans une histoire de la littérature française, nous mettons Grégoire de Tours et Abélard. Ce n’est pas certes que nous méconnaissions l’action de Rome dans l’histoire de la civilisation, pas plus que nous ne méconnaissons l’action arabe. Mais ces grands courants humanitaires demandent à être analysés. Tout ce qui s’est écrit en latin n’est pas la gloire de Rome ; tout ce qui s’est écrit en grec n’est pas œuvre hellénique ; tout ce qui s’est écrit en arabe n’est pas un produit arabe ; tout ce qui s’est fait en pays chrétien n’est pas l’effet du christianisme ; tout ce qui s’est fait en pays musulman n’est pas un fruit de l’islam. C’est le principe que le profond historien de l’Espagne musulmane, M. Reinhard Dozy, dont l’Europe savante déplore en ce moment la perte, appliquait avec une rare sagacité. Ces sortes de distinctions sont nécessaires, si l’on ne veut pas que l’histoire soit un tissu d’à peu près et de malentendus.
Un côté par lequel j’ai pu paraître injuste au cheik, c’est que je n’ai pas assez développé cette idée que toute religion révélée est amenée à se montrer hostile à la science positive, et que le christianisme n’a sous ce rapport rien à envier à l’islam. Cela est hors de doute. Galilée n’a pas été mieux traité par le catholicisme qu’Averroès n’a été traité par l’islamisme. Galilée a trouvé la vérité en pays catholique, malgré le catholicisme, comme Averroès a philosophé noblement en pays musulman, malgré l’islam. Si je n’ai pas insisté davantage sur ce point, c’est que, à vrai dire, mes opinions à cet égard sont assez connues pour que je n’eusse pas à y revenir devant un public au courant de mes travaux. J’ai dit assez souvent, pour que je n’aie pas à le répéter à tout propos, que l’esprit humain doit être dégagé de toute croyance surnaturelle, s’il veut travailler à son œuvre essentielle, qui est la construction de la science positive. Cela n’implique pas de destruction violente, ni de rupture brusque. Il ne s’agit pas pour le chrétien d’abandonner le christianisme, ni pour le musulman d’abandonner l’islam. Il s’agit pour les parties éclairées du christianisme et de l’islam, d’arriver à cet état d’indifférence bienveillante où les croyances religieuses deviennent inoffensives. Cela est fait dans une moitié à peu près des pays chrétiens ; espérons que cela se fera pour l’islam. Naturellement, ce jour-là, le cheik et moi nous serons d’accord pour applaudir des deux mains.
Je n’ai pas dit que tous les musulmans, sans distinction de race, sont et seront toujours des ignorants ; j’ai dit que l’islamisme crée de grandes difficultés à la science, et malheureusement, a réussi, depuis cinq ou six cents ans, à la supprimer presque dans les pays qu’il détient ; ce qui est pour ces pays une cause d’extrême faiblesse. Je crois, en effets que la régénération des pays musulmans ne se fera pas par l’islam : elle se fera par l’affaiblissement de l’islam, comme du reste le grand élan des pays dits chrétiens a commencé par la destruction de l’Église tyrannique du moyen âge. Quelques personnes ont vu, dans ma conférence, une pensée malveillante contre les individus professant la religion musulmane. Il n’en est rien ; les musulmans sont les premières victimes de l’islam. Plusieurs fois, j’ai pu observer, dans mes voyages en Orient, que le fanatisme vient d’un petit nombre d’hommes dangereux qui maintiennent les autres dans la pratique religieuse par la terreur. Émanciper le musulman de sa religion est le meilleur service qu’on puisse lui rendre. En souhaitant à ces populations, chez lesquelles il y a tant de bons éléments, la délivrance du joug qui pèse sur elles, je ne crois pas leur faire un mauvais souhait. Et, puisque le cheik Gemmal-Eddin veut que je tienne la balance égale entre les cultes divers, je ne croirais pas non plus faire un mauvais souhait à certains pays européens en désirant que le christianisme ait chez eux un caractère moins dominateur.
Le désaccord entre les libéraux sur ces différents points n’est pas très profond, puisque, favorables ou non à l’islam, tous arrivent à la même conclusion pratique : répandre l’instruction chez les musulmans. Voilà qui est parfait, pourvu qu’il s’agisse de l’instruction sérieuse, de celle qui cultive la raison. Que les chefs religieux de l’islamisme contribuent à cette œuvre excellente, j’en serai ravi. Pour parler franchement, je doute un peu qu’ils le fassent. Il se formera des individualités distinguées (il y en aura peu d’aussi distinguées que le cheik Gemmal-Eddin) qui se sépareront de l’islam, comme nous nous séparons du catholicisme. Certains pays, avec le temps, rompront à peu près avec la religion du Coran ; mais je doute que le mouvement de renaissance se fasse avec l’appui de l’islam officiel. La renaissance scientifique de l’Europe ne s’est pas faite non plus avec le catholicisme, et, à l’heure qu’il est, sans qu’il faille beaucoup s’en étonner, le catholicisme lutte encore pour empêcher la pleine réalisation de ce qui résume le code rationnel de l’humanité, l’État neutre, en dehors des dogmes censés révélés.
Au-dessus de tout, comme règle suprême, mettons la liberté et le respect des hommes. Ne pas détruire les religions, les traiter même avec bienveillance, comme des manifestations libres de la nature humaine, mais ne pas les garantir, surtout ne pas les défendre contre leurs propres fidèles qui tendent à se séparer d’elles, voilà le devoir de la société civile. Réduites ainsi à la condition de choses libres et individuelles, comme la littérature, le goût, les religions se transformeront entièrement. Privées du lien officiel ou concordataire, elles se désagrégeront, et perdront la plus grande partie de leurs inconvénients. Tout cela est utopie à l’heure présente ; tout cela sera réalité dans l’avenir. Comment chaque religion se comportera-t-elle avec le régime de la liberté, qui s’imposera, après bien des actions et réactions, aux sociétés humaines ? Ce n’est pas en quelques lignes qu’on peut examiner un pareil problème. Dans ma conférence, j’ai voulu seulement traiter une question historique. Le cheik Gemmal-Eddin me paraît avoir apporté des arguments considérables à mes deux thèses fondamentales : — Pendant la première moitié de son existence, l’islamisme n’empêcha pas le mouvement scientifique de se produire en terre musulmane ; — pendant la seconde moitié de son existence, il étouffa dans son sein le mouvement scientifique, et cela pour son malheur !