(1887) Discours et conférences « Discours à la conférence Scientia : Banquet en l’honneur de M. Berthelot »
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(1887) Discours et conférences « Discours à la conférence Scientia : Banquet en l’honneur de M. Berthelot »

Discours à la conférence Scientia :
Banquet en l’honneur de M. Berthelot

Quelle joie vous m’avez préparée, Messieurs, en pensant à moi pour être l’interprète de vos sentiments envers l’homme illustre que vous fêtez aujourd’hui, vous vous êtes souvenus d’une vieille amitié qui, ces jours-ci justement, atteint à sa quarantième année. Oui, c’était au mois de novembre 1845. Je venais d’accomplir de pénibles sacrifices. En sortant du séminaire Saint-Sulpice, le monde s’offrait à moi comme un vaste désert d’hommes ; ma récompense fut de vous trouver, cher ami, dans cette petite pension de la rue de l’Abbé-de-l’Épée (alors rue des Deux-Églises), où y exerçais au pair les fonctions de répétiteur. Vous faisiez votre classe de philosophie au collège Henri IV ; vous eûtes, je crois, le prix d’honneur au grand concours à la fin de l’année. J’avais quatre ans de plus que vous. Deux ou trois mots que nous échangeâmes discrètement nous eurent bientôt prouvé que nous avions ce qui crée le principal lien entre les hommes, je veux dire la même religion.

Cette religion, c’était le culte de la vérité. Dès cette époque, nous étions des nazirs, des gens qui ont fait un vœu, les hommes-liges de la vérité. Notre part d’héritage était choisie, et cette part était la meilleure. Ce que nous entendions par la vérité, en effet, c’était bien la science. Les premiers jugements de l’homme sur l’univers furent un tissu d’erreurs. C’est la science rationnelle qui a rectifié les aperceptions erronées de l’humanité. La science est donc l’unique maîtresse de la vérité. Au bout de quarante ans, je trouve encore que nous eûmes pleinement raison de nous attacher à elle. Il y a trois belles choses, disait saint Paul : la foi, l’espérance, la charité ; la plus grande des trois, c’est la charité. Il y a trois grandes choses, pouvons-nous dire à notre tour, le bien, la beauté, la vérité ; la plus grande des trois, c’est la vérité. Et pourquoi ? Parce qu’elle est vraie. La vertu et l’art n’excluent pas de fortes illusions. La vérité est ce qui est. En ce monde, la science est encore ce qu’il y a de plus sérieux. La philosophie du doute subjectif élève ici ses objections contre la légitimité même des facultés rationnelles de l’esprit. Cela ne m’a jamais beaucoup touché, je l’avoue. Oh ! si je n’avais d’autre doute que celui-là, comme je me sentirais léger ! La science est un ensemble dont toutes les parties se contrôlent. Je crois absolument vrai ce qui est prouvé scientifiquement, c’est-à-dire par l’expérience rigoureusement pratiquée.

Que la science rigoureuse ne réponde pas à toutes les questions que lui pose notre légitime curiosité, cela est sûr. Mais qu’y faire ? Mieux vaut savoir peu de choses, mais les savoir effectivement, que de s’imaginer savoir beaucoup de choses et se repaître de chimères. Que de bases, d’ailleurs, établies et solidement établies ! La terre est un globe d’environ trois mille lieues de diamètre, et dont la densité approche de celle du fer. Voilà qui est incontestable ! Eh bien ! cela fixe singulièrement mes idées. Je préfère cette vérité à une série de propositions métaphysiques plus ou moins dénuées de sens. Il ne pouvait pas y avoir d’exercice normal de l’esprit avant qu’on ne fût fixé sur des points comme celui-là. Quand on croyait que la terre était une plaine, recouverte par une voûte en berceau, où les étoiles filaient, à quelques lieues de nous, dans des rainures, il était vraiment bien superflu de raisonner sur l’homme et sa destinée. Nous devons plus à l’astronomie qu’à aucune théologie du monde. Supposons une planète dont l’atmosphère fût laiteuse, si bien que les habitants de cette planète ne pussent constater l’existence d’aucun corps déterminé dans l’espace. Les habitants de cette planète seraient les plus bornés des êtres. Ils seraient emprisonnés fatalement dans l’hypothèse géocentrique, dans les idées, familières à la vieille théologie, d’un développement divin se déroulant à leur profit exclusif.

J’estime donc très peu fondée l’éternelle jérémiade de certains esprits sur les prétendus paradis dont nous prive la science. Nous savons plus que le passé ; l’avenir saura plus que nous. Vive l’avenir ! Vous aurez largement contribué, cher ami, à ce progrès de l’esprit, où la part de notre siècle, quoi qu’on dise, sera belle. Dans la plus philosophique peut-être des sciences, la chimie, vous avez porté les limites de ce que l’on sait au-delà du point où s’étaient arrêtés vos devanciers. Dilater le pomœrium, c’est-à-dire reculer l’enceinte de la ville, était, à Rome, l’acte de mémoire le plus envié. Vous avez dilaté, cher ami, au secteur où vous travaillez, le pomœrium de l’esprit humain. Vivez longtemps pour la science, pour ceux qui vous aiment ; vivez pour notre chère patrie, qui se console de bien des défaillances en montrant au monde quelques enfants tels que vous.