(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « SAINTE-BEUVE CHRONIQUEUR » pp. -
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « SAINTE-BEUVE CHRONIQUEUR » pp. -

SAINTE-BEUVE CHRONIQUEUR

Un écrivain de conscience et de talent, M. Eugène Despois, a signalé une lacune dans les Œuvres posthumes de Sainte-Beuve1 : il a fait observer, avec raison, que dans les Premiers Lundis, dont l’ensemble embrasse toute la carrière littéraire du grand critique, la période intermédiaire, correspondant au règne de Louis-Philippe, n’était représentée, à partir de l’année 1834, que par un très-petit nombre d’articles.

Justement, dans le temps même où M. Despois exprimait ce regret, nous nous mettions en relation avec un des plus anciens amis de Sainte-Beuve, M. Juste Olivier, de Lausanne, et nous obtenions de lui qu’il voulût bien nous communiquer les textes autographes des Chroniques parisiennes, par lesquelles le futur auteur des Causeries du Lundi s’entretenait la plume et la main dans la Revue Suisse pendant les années 1843, 184 et 1845.

Ce sont ces Chroniques que nous allons publier en leur conservant ou plutôt en leur rendant toute leur vivacité originale et de premier jet. Écrites au courant de la plume, sous l’impression soudaine et spontanée qui leur a donné à la fois vie et forme, ces Chroniques étaient envoyées, à l’état de brouillons de la plus fine écriture et tout couverts de surcharges, à M. Juste Olivier, directeur de la Revue Suisse, qui les arrangeait ensuite selon les convenances de sa Revue.

Sainte-Beuve n’avait d’autre souci en les écrivant que de garder l’anonyme. Il avait pris feu tout d’abord à l’idée de faire cette chronique : l’idée lui en était même venue à lui le premier, mais à la condition de conserver le plus strict incognito. Il voulait par là se ménager une plus grande liberté de jugement et de pensée. Le directeur de la Revue Suisse avait tous droits de retouches et de repentirs sur ces envois ; il modifiait à son gré ; il y était même souvent excité par Sainte-Beuve, qui presque toujours, à côté de passages un peu vifs, avait soin d’écrire en marge : « Ceci pour vous seul, pour que vous soyez averti. » Le passage disparaissait ou était maintenu selon que M. Olivier le jugeait à propos : on avait d’avance l’approbation de l’auteur.

Quand une série de faits concordants se présentait, Sainte-Beuve, en parfait chroniqueur, multipliait ses lettres, et ne perdait pas une occasion d’écrire. Jamais il ne s’appliqua tant qu’en ces années la devise du peintre antique, qui est devenue tout à fait, de nos jours, celle des nouvellistes et des correspondants des journaux français à l’étranger : Nulla dies sine linea. M. Olivier avait ensuite à coordonner les nombreux éléments que chaque courrier lui apportait : il les fondait en un travail d’ensemble, dans lequel il faisait entrer aussi les matériaux qu’il recevait d’autres personnes et ceux qu’il y ajoutait de son propre fonds. Aussi est-il impossible de distinguer dans la Chronique imprimée de la Revue Suisse la part qui revient à chaque collaborateur anonyme, et nous n’aurions jamais entrepris cette publication sans les textes autographes de Sainte-Beuve, dont nous nous sommes uniquement servi. C'est donc une œuvre nouvelle et à beaucoup d’égards inédite que nous offrons aujourd’hui aux lecteurs. Nous avons laissé autant que possible ces Chroniques dans leur état primitif, c’est-à-dire que nous les avons maintenues dans leur chaleur et leur sincérité premières d’eaux-fortes avant la lettre. Quelques suppressions, pourtant, ont été indispensables çà et là, et nous avons dù aussi rapprocher certains fragments épars qui se trouvaient trop disjoints.

Dans ses dernières années, Sainte-Beuve ne faisait plus mystère de sa collaboration à la Revue de Lausanne. Il en parlait quelquefois à l’un de ses anciens secrétaires, M. Pons, comme d’un temps qui marquait dans sa critique, et dans lequel il avait mis aussi tout son aiguillon, ainsi qu’il l’a dit ailleurs de ses Poésies. « En France, ajoutait-il, on n’a que ma critique écrite de ce temps-là, c’est-à-dire celle dans laquelle je ne pouvais dire tout ce que je pensais sur les productions littéraires du moment. Un critique est toujours tenu à de certaines réserves, quand il parle de gens qu’il connaît, — avec lesquels il peut se rencontrer tous les jours dans le monde ; il y a des convenances obligées. Et puis, en certains cas, à l’égard dès œuvres retentissantes qui font époque et révolution — ou du moins beaucoup de bruit (comme chaque jour en voyait naître alors), la critique était encore tenue à de plus grandes réserves par les journaux eux-mêmes qui n’admettaient pas qu’on s’exprimât en public en toute liberté sur ces grands sujets littéraires. Cela a toujours été un peu ainsi : la presse littéraire n’est pas du tout libre en France ; il s’est formé de tout temps des coalitions de journaux au profit de telles ou telles coteries. C'est pour cela que j’aimais mieux envoyer ma critique parlée en Suisse2. »

C'est dans un sentiment analogue qu’il alla un jour écrire à Liége le livre sur Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’empire. Il s’expatria pour voir de plus loin et être plus libre. Il nous le dit dans une note que nous relevons sur un de ces cahiers où il écrivait toutes ses pensées :

« Major e longinquo reverentia. Cela est vrai tant qu’on n’a pas vu les hommes ; mais si on les a vus une fois de près, on est bien mieux de loin pour les juger, pour en parler sans superstition, et sans se faire l’écho de l’opinion. — Pour les jugements littéraires j’ai pensé dès longtemps qu’on ne les aurait tout à fait libres et indépendants sur les hommes de France, qu’en étant à la frontière, à Genève, à Bruxelles, — à Liége. »

C'était aussi l’opinion de Voltaire et, avant lui, comme on va le voir, celle d’un esprit de la même famille, Bayle, l’illustre réfugié protestant du xviie siècle, avec lequel Sainte-Beuve avait tant d’affinité3.

En 1864, la publication du Journal de Mathieu Marais, — un ancêtre, en Chronique littéraire, du temps de Louis XIV, l’ami de Boileau, le correspondant de Bayle, alors en Hollande, — fut pour Sainte-Beuve l’occasion d’expliquer l’idée qu’il avait eue autrefois d’entretenir avec M. Olivier une Correspondance de la nature de celle que nous publions. Dans ses articles sur Mathieu Marais (Nouveaux Lundis, tome IX), il cite une lettre de Bayle, remerciant son correspondant parisien de le mettre si constamment au courant des affaires littéraires de Paris : après quoi, le philosophe conseille à son ami d’avoir en Hollande ce que Sainte-Beuve appellera tout à l’heure un autre lui-même, — c’est-à-dire un ami sûr et fidèle interprète de sa pensée, — à qui il adressera les éléments d’un Journal, publié par les soins de cet ami, de ce fidus Achates. Somme toute, c’est une gazette de Hollande que Bayle conseillait à Mathieu Marais :

« J'ai eu souvent, je l’avoue, ajoute Sainte-Beuve, une idée analogue. A mon retour de la Suisse française où j’avais gardé des amis, vers 1840, je concevais un parfait journal littéraire dont il y aurait eu un rédacteur double, l’un à Paris pour tout savoir, l’autre à Lausanne ou à Neuchâtel pour tout dire, — j’entends tout ce qui se peut dire honnêtement et avec convenance. Mais ces convenances varient et s’élargissent vite en raison même des distances. On peut, avec probité et sans manquer à rien de ce qu’on doit, bien voir à Paris sur les auteurs et sur les livres nouveaux ce qu’on ne peut imprimer à Paris même à bout portant, et ce qui, à quinze jours de là, s’imprimera sans inconvénient, sans inconvenance, dans la Suisse française. Je l’ai éprouvé durant les années dont je parle (1843-1845). J'avais en ces pays un ami, un de ceux de qui l’on peut dire qu’ils sont unanimes avec nous, un autre moi-même, M. Juste Olivier4, et nous nous sommes donné le plaisir de dire pendant deux ou trois ans des choses justes et vraies sur le courant des productions et des faits littéraires. On le peut, on le pouvait alors sans être troublé, ni même soupçonné et reconnu. J'excepte la politique ; mais, pour la littérature, Paris ne s’inquiète que de ce qui s’imprime à Paris. »

En écrivant cette page, Sainte-Beuve traçait d’avance le devoir qui nous incombe aujourd’hui, celui de rechercher ces Chroniques littéraires et de les publier. Nous n’y voyons pas plus d’inconvénient en France à cette heure, qu’il n’y en avait, du vivant de l’auteur, à quinze jours d’intervalle, dans la Suisse française. Les intérêts ont changé, la plupart des hommes sont morts ou ont changé aussi. Tant de batailles, tant de victoires éclatantes, remportées depuis, ont rendu, de leur propre aveu, les plus illustres contemporains encore debout invulnérables aux petites piqûres. Ce livre peut donc s’imprimer sous les yeux de tous sans danger pour les amours-propres les plus chatouilleux. C'est bien le moins d’ailleurs qu’il y ait prescription, au bout de trente ans, pour l’histoire littéraire5.

Jules Troubat.